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Veille M3 / Sobriété : Défricher de nouveaux modes de vie, semer des possibles

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Article

Certains opèrent un changement radical vers la sobriété, d’autres évoluent à petits pas.

Certains sont prêts à se marginaliser pour vivre selon leurs convictions, d’autres intègrent de nouvelles pratiques au cœur d’un modèle dans lequel ils ne se reconnaissent plus.

Certains rejoignent des collectifs partageant l’objectif de vivre plus simplement, d’autres non. Mais tous font le choix de se distancier des normes dominantes : croissance, consommation, réussite sociale…

En décidant d’adopter des pratiques alternatives respectant davantage l’environnement, toutes et tous sont conscients qu’ils s’engagent vers une destination inconnue.

S’agit-il de transformer « seulement » son mode de vie ? Que nous enseigne cette exploration d’alternatives qui concernent un nombre croissant d’individus ?

Avec son ouvrage « Vivre plus simplement. Analyse sociologique de la distanciation normative », Aurianne Stroude, sociologue spécialiste de la transformation des modes de vie en lien avec les enjeux écologiques, décrypte le changement social qui opère au-delà des évolutions individuelles.

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Date : 07/12/2023

Les recherches d’Aurianne Stroude reposent sur l’analyse de l’expérience de celles et ceux qui ont adopté un mode de vie plus vertueux sur le plan écologique : des habitants d’un écovillage ardéchois, des groupes locaux suisses, français et anglais du mouvement Villes en Transition et des individus qui ont bifurqué vers un mode de vie alternatif.

Cette diversité des terrains de recherche permet d’éclairer sous des angles différents le processus de distanciation normative, un phénomène qui « est à la fois individuel et collectif, traduit une volonté d’intégration et de marginalité, dans une dynamique de rupture et de continuité » (p. 252).

Il s'agit de démarches volontaires, guidées par le désir d'aller vers plus de simplicité. Les sujets de cette étude n'affichent pas d'appartenance politique tranchée ni même ne revendiquent un engagement politique traditionnel. Leur engagement est quotidien, pragmatique et concret. On retrouve la même recherche de modération dans leur religiosité, avec un engagement spirituel fort mais un refus de l'adhésion à une religion. Même si des traditions et pratiques, comme le bouddhisme et le yoga, sont très représentées dans les témoignages, les personnes engagées dans un processus de distanciation normative se retrouvent surtout dans la croyance qu'un autre futur est possible. Il n’est en aucun cas question d’éventuelles dérives sectaires ou complotistes, de prosélytismes, d’emprises psychologiques, de démarches pseudo-thérapeutiques, etc.

 

Des individus prêts à entamer leur mue

 

Si les personnes s’engageant dans un processus de distanciation normative ont des profils très divers, elles se distinguent par leurs capitaux scolaire et cognitif. Celui-ci explique que ces personnes aient à la fois la capacité de s’informer et d’acquérir des connaissances sur les enjeux écologiques et les modes de vie plus sobres, et de remettre en question des habitudes et représentations traditionnelles, comme le fait de se sentir valorisé par l’acquisition d’une voiture ou l’expérience d’un voyage longue distance.

Ce profil, combiné à des « moments clés », favorise l’engagement vers des changements concrets de modes de vie. Quitter le domicile familial pour ses études, devenir parent, changer de travail ou prendre sa retraite sont autant d’opportunités de remettre en question des normes auxquelles on adhérait pour explorer d’autres options : aligner sa prise de conscience de la souffrance animale et son alimentation, prioriser le cadre de vie de son enfant, vivre plus en accord avec la nature après des années de métro-boulot-dodo, etc.

Pour d’autres, c’est l’expérience de la maladie, un épuisement professionnel ou généralisé, ou encore une rencontre déterminante qui allume le feu de changement. Ces événements conduisent les individus à expérimenter de nouvelles pratiques en accord avec des aspirations parfois latentes et des valeurs souvent contrariées.

Très souvent, ils entrent d’abord dans « une période de détachement de ce qui fondait auparavant leur identité » (p. 25). Il s’agit de se séparer de biens matériels (objets, vêtements, meubles, logement…) pour se défaire du superflu qui matérialisait son parcours et son identité sociale. Pour certains, le détachement s’accompagne de ruptures familiales (couple, famille), amicales, professionnelles ou associatives. Cela revient à s’affranchir des appartenances qui semblent entraver son processus de distanciation. Le détachement est enfin symbolique :

 

L’individu se défait non seulement de certaines normes et de certains idéaux, mais avant tout d’une perception qu’il avait de sa propre identité. Le fait de déconstruire et de rejeter ses conceptions antérieures permet une émancipation subjective, voire une déprise identitaire, et ouvre la voie à l’exploration d’autres conceptions (A. Stroude, p. 25).

 

L’exemple des seniors des Barges à Vaulx-en-Velin, un projet d’habitat coopératif et écologique pour retraités (interview à venir)

 

À chacun son tempo

 

L’alimentation est souvent la porte d’entrée du changement. Modifier le contenu de son assiette se répercute sur ses choix de consommation (bio, local) et sa vie sociale (accepter ou non une invitation à dîner, devoir expliquer ou défendre son régime alimentaire, etc.). Puis, un changement remet en question une autre pratique, qui favorise une prise de conscience dans un autre domaine (alimentation, mobilité, logement, travail, spiritualité, relations avec autrui…), etc.

L’ouvrage retrace plusieurs parcours obéissant à « l’engrenage du changement ». Pour les individus concernés, l’enchaînement se poursuit naturellement et entraîne une adhésion croissante à une démarche écologique globale. Celle-ci est aussi alimentée par la convocation de figures spécifiques, pour s’inspirer ou orienter son processus. Il peut ainsi s’agir de contacts avec des personnes considérées légitimes, parce que dotées d’une certaine expertise, ou parce qu’ayant déjà opéré un changement.

Ainsi, les « premiers hommes », les « primitifs », « nos ancêtres », « les indiens », ou des personnalités aux engagements réputés exemplaires et cohérents telles que Gandhi, Amma, Pierre Rabhi et Rob Hopkins sont les plus cités.

Petits et grands changements se combinent ainsi dans une temporalité propre à chacun. Aurianne Stroude observe à la fois des moments charnières et des prises de conscience (ex. de l’hyperconsommation, de la fragilité de nos ressources en eau potable) à la lecture d’un ouvrage ou lors d’un voyage dans un pays particulièrement vulnérable au changement climatique. Ces Oh my God points peuvent entraîner « une problématisation », comme la remise en question de son travail, puis « une correction », comme le choix d’une nouvelle voie professionnelle.

 

 

De l’autre côté du miroir

 

Contrairement aux idées reçues sur les communautés, écovillages ou écolos, les personnes engagées dans des modes de vie plus sobres n’envisagent pas de s’extraire de la société, mais de « l’habiter différemment ». Il s’agit même pour la sociologue d’une caractéristique centrale du processus de distanciation, qui s’accompagne d’une volonté de participer à la transformation de la société de l’intérieur.

Ce positionnement est inconfortable, car s’éloigner de ce qui est considéré comme « normal », c’est accepter d’être différent aux yeux des autres, de traverser des moments de solitude, de composer entre les attentes de l’entourage et la volonté de s’affirmer. Cela implique aussi de se confronter quotidiennement à des contradictions et d’en être pleinement conscient : choisir des produits bio en barquette ou des fruits non bio en vrac ? Rester dans le marché du travail conventionnel, s’en remettre à un système assurantiel pour vivre (ex. retraite, aides sociales), monétariser une activité liée à ses aspirations ?

Vivre en marge implique des arbitrages multiples et la mise en place de logiques de priorisation, de négociation et de justification pour faire face aux « zones de tension ». On ne résout pas une fois pour toutes les contradictions, on les intègre au quotidien.

 

Le processus de distanciation ne correspond pas au passage d’un monde à un autre, mais bien à une gestion d’un entre-deux, à une conciliation permanente entre des aspirations alternatives et une inscription quotidienne dans un système dont l’individu tente de se distancier (A. Stroude, p. 106).

 

Finalement, des positionnements intermédiaires sont le plus souvent privilégiés, avec l’approche pragmatique et concrète du désormais célèbre colibri : demeurer dans l’action, faire sa part et prévenir les autres du danger.

 

 

Un monde nouveau

 

Ces arbitrages constants et ces positionnements intermédiaires sont un terreau favorable à l’évolution des imaginaires. Les individus engagés dans un processus de distanciation normative acceptent la fin d’un système et travaillent à la renaissance d’un autre. Ils s’éloignent d’avenirs indésirables pour « recoloniser l’imaginaire », selon l’expression d’Aurianne Stroude, c’est-à-dire adhérer à de nouveaux scénarios possibles pour l’avenir. Sans surprise, trois grandes matrices se retrouvent dans les discours des individus : l’effondrement, l’adaptation et l’évolution. Ces inspirations transforment le rapport au réel et ouvrent le champ des possibles.

 

Au-delà des changements concrets du mode de vie, c’est donc l’imaginaire qui doit être considéré comme le fondement, mais aussi comme ce qui émerge du processus de distanciation. L’expérience et les apprentissages des individus, notamment en ce qui concerne les questions écologiques, suscitent “des changements quant à l’organisation du pensable” qui leur permettent d’agir différemment au quotidien. Dans ce sens, ces ressources imaginaires créent ce qu’Alain Pessin nommait la “capacité d’inauguration de nouveaux mondes” (A. Stroude, p. 134).

 

Des collectifs, essentiels pour transformer l’essai ?

 

Se distancier des normes dominantes pour vivre plus simplement implique de changer son mode de vie, sa perception de l’avenir, mais aussi ses liens avec les autres. Si le processus de distanciation peut s’accompagner d’un éloignement ou d’une rupture avec ses relations de « l’Ancien Monde », il conduit aussi les individus vers d’autres réseaux : des collectifs plus ou moins formels, de l’écovillage à quelques amis engagés dans une démarche similaire, en passant par un système d’échange local (SEL) ou une association pour le maintien d’une agriculture de proximité (AMAP).

Ces collectifs semblent accessibles à tous, quelle que soit l’avancée de leur réflexion, et tolérants à l’égard des pratiques des individus, même quand celles-ci sont dissonantes (ex. poursuite d’un loisir de masse). Mais l’affiliation apparaît conditionnée par le respect de règles tacites auxquelles il est difficile de déroger, comme le tutoiement, la familiarité, l’horizontalité des relations et la transparence, et ce, même si l’abandon de ces marqueurs sociaux peut être coûteux pour l’individu.

On observe également des pratiques régulées par les membres du collectif qui s’apparentent à des normes : repas partagés où chacun veille à la provenance des aliments et à la proposition de plats sans viande/gluten/lactose, participations à des activités collectives, lectures et documentaires « incontournables », boycotts de certaines marques, etc.

Créer de nouvelles normes permet d’orienter l’action individuelle, d’obtenir une forme de reconnaissance, d’établir des connaissances communes et d’assurer la cohésion. Mais ces épreuves d’affiliation viennent nuancer l’accueil inconditionnel, car elles exigent une disponibilité temporelle et/ou un apport financier (ex. écovillage) qui peuvent être dissuasifs.

Le rôle de ces collectifs ne doit pas pour autant être minimisé. En partageant leurs ressources, leurs expériences et leurs aspirations, ces regroupements permettent aux individus « de nourrir leur recherche identitaire, de coconstruire des représentations alternatives, de découvrir et d’expérimenter de nouvelles pratiques et d’obtenir une reconnaissance sociale » (p. 137). Ils participent aux trajectoires individuelles vers un avenir en cours d’invention.

 

 

Les explorateurs d’un prochain monde ?

 

Finalement, les personnes qui choisissent volontairement la sobriété se revendiquent avant tout comme « des acteurs autonomes, qui interagissent avec ces collectifs ». Le fait d’être acteur à part entière de sa propre trajectoire est central et, plus qu’une empreinte carbone réduite, le sens de l’action est prépondérant : la signification que l’individu donne à ses actes et leur direction ont, à cet égard, autant de valeur que les résultats concrets qui en découlent. Ainsi, l’individu recherche activement les savoirs dont il a besoin, se forme, fabrique des produits de la vie courante, les améliore, etc. Il développe peu à peu une forme d’empowerment et se réapproprie son existence.

Un autre objectif est de développer sa résilience, individuellement et collectivement. Conscients de l’avenir incertain, les individus explorant des modes de vie alternatifs ont à cœur d’acquérir des capacités et des ressources utiles face aux contingences. Ils gardent leur cap vers la sobriété, mais restent prêts à le réajuster en permanence, avec pour boussoles la quête d’autonomie, la cohérence entre leurs aspirations et leurs actions et leur désir de peser sur l’avenir.

Et même si cet objectif ne peut pas reposer sur les épaules d'individus et de collectifs, ceux-ci ont le mérite de montrer qu'il est possible de vivre autrement et ne pas le percevoir comme un renoncement mais comme une contribution. Ils incarnent des figures de la sobriété sous-représentées dans les médias, davantage centrés sur des phénomènes inquiétants, tels que les appropriations politiques réactionnaires des enjeux écologiques ou les dérives sectaires. Souhaitons que leur volonté d'agir et leur refus de l'attentisme inspirent le plus grand nombre, redonnent confiance en l'action individuelle et collective et participent, à terme, à un véritable changement de société.