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Veille M3 / Lucie Vacher, VP de la Métropole de Lyon Enfance, Famille et Jeunesse : « La question de la famille est évidemment politique : elle concerne la manière dont la société est organisée »

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Portrait de Lucie Vacher
© Métropole de Lyon
VP de la Métropole de Lyon Enfance, Famille et Jeunesse

Interview de Lucie Vacher

Au terme d’un trimestre à explorer les tendances à l’œuvre dans l’évolution de la famille, la Veille M3 donne la parole à Lucie Vacher, vice-présidente de la Métropole de Lyon déléguée à l’Enfance, la Famille et la Jeunesse.

Comment appréhender la famille au singulier, dans une société chaque jour plus ouverte à la pluralité des modèles ?

Quelle place pour les enfants, et quelles responsabilités pour celles et ceux qui les entourent, de près ou de loin, parents ou concitoyens ?

Quelles perspectives pour aider des familles confrontées à des problématiques nouvelles ?

Quel rôle pour cette institution dans les transitions en cours ?

Éducatrice spécialisée devenue élue locale, Lucie Vacher croise ses expériences et pose son regard sur des questions où l’intimité des foyers se réinterroge à l’aune de l’intérêt général.

Retrouvez les articles issus de ce cycle de veille en cliquant sur les liens en gras.

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Date : 16/06/2023

La première étape de ce cycle de veille abordait les liens intimes entre l’État et la famille, en tant qu’institution. Les évolutions actuelles des structures de la société, de plus en plus inclusive, s’émancipent d’un modèle unique comme le code civil pouvait l’imposer à l’origine dans le droit. En matière de service public, comment définir la notion de « famille », historiquement très marquée par un ensemble de valeurs morales hiérarchisant les modes de vie ?

C’est très difficile de définir ce qu’est la famille, ou ce qui fait famille, mais fondamentalement, c’est la solidarité qui est au cœur de cette notion

Je n’ai pas la prétention de pouvoir définir ce qu’est une famille. Quand on cherche à le faire, on trouve plusieurs définitions, plusieurs références, du côté de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire ou du droit notamment. En termes de service public, il va de fait y avoir une application de la loi. Dans ce cadre, la famille reste marquée par des obligations morales entre ses membres.

À titre personnel, j’aurais tendance à me référer à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui définit la famille comme une communauté de personnes qui entraîne des obligations morales et matérielles, d’une certaine manière des obligations de solidarité, censées protéger et favoriser l’épanouissement social, physique et affectif de ses membres. En ce sens, il n’est pas forcément nécessaire de vivre sous un même toit, ni d’avoir un lien de parenté, ni même un lien d’alliance pour définir ce qu’est la famille, ou plutôt, selon moi, ce qui fait famille.

Des évolutions législatives ont eu lieu, notamment en 2013 avec le Mariage pour tous, et récemment en 2022 sur l’adoption, désormais ouverte aux couples non mariés. Au niveau de l’action publique, si l’on se base du côté des enfants, il est nécessaire, ou en tout cas important, d’avoir une famille. C’est notamment ce que la Convention internationale des droits de l’enfant pouvait poser, et ce n’est pas toujours le cas dans les faits. Si je me réfère aux enfants confiés à la protection de l’enfance, ils peuvent avoir une famille dans le sens de parents qui ont une autorité parentale, mais qui ne sont pas forcément suffisamment protecteurs, par rapport à la définition à laquelle j’ai fait référence tout à l’heure, de Lévi-Strauss.

Dans l’accompagnement de ces enfants, il peut y avoir des recherches d’expérimentations, d’évolutions, pour trouver des personnes qui ne font pas forcément office de familles en tant qu’institution, mais au moins d’adultes référents, des personnes qui seraient bénévoles, parrains, marraines, et qui pourraient devenir tiers dignes de confiance. C’est encadré juridiquement, à partir d’un statut donné, comme pour l’adoption sous ses différentes formes : l’adoption simple et l’adoption plénière. Finalement, c’est très difficile de définir ce qu’est la famille, ou ce qui fait famille, mais fondamentalement, c’est la solidarité qui est au cœur de cette notion.

 

Illustration d'une salle à manger : en arrière plan, évier, rangements, vaisselle, frigo avec des magnettes de yaourt qui tiennent des photos de famille et des dessins d'enfants illustrant la famille, une boîte à cookies sur le frigo, une plante et une photo de famille encadrée sur la fenêtre; en avant plan, une table à manger avec 4/6 chaises, des assiettes de repas terminé (avec des restes de petits pois et de salade), des couverts, une bouteille d'huile, un saladier avec de la salade, une marmite avec une louche, une carafe d'eau, des verres, du sel, du poivre, l'une des chaises est une chaise à bébé avec des couverts spéciaux de bébé, des taches de nourriture de bébé sur la nappe devant la chaise de bébé, une montre masculine posée près du bord de la table pour indiquer la place du père
Un père, une mère, deux enfants : la famille classique de classe moyenne.© Charlotte Rousselle

Nous avons également interrogé un phénomène croissant : le choix de ne pas avoir d’enfant. Si on écoute le vécu, les sentiments des personnes, doit-on strictement considérer que « faire famille » commence avec la présence d’un enfant ?

Lorsqu’il est question de « faire famille », cela concerne toutes les personnes engagées par ces liens de solidarité

Il n’existe pas une définition qui ferait autorité, ou qui serait incarnée dans des modes de vie uniformes. Nos déclarations d’impôts reflètent assez bien cette hétérogénéité : est-ce que l’on est en concubinage, en cohabitation, célibataire, en colocation ? Cela renvoie à différents schémas, et il n’est pas obligatoire qu’il y ait des enfants pour faire famille. On peut tout à fait avoir deux adultes, ou trois, du fait de solidarités intergénérationnelles, avec la présence d’une personne âgée prise en charge au sein du foyer par exemple.

La question de l’adoption donne un certain éclairage à cette problématique. Je siège en commission d’agrément. Il y a des personnes qui postulent pour adopter, et dans leur discours, l’enfant constitue souvent un objectif pour combler une absence et compléter cette famille, qui existe par ailleurs au quotidien, à travers les sentiments que les personnes partagent.

Au-delà de la seule reconnaissance de l’autorité parentale, un ensemble de solidarités, de relations, peuvent associer des personnes entre lesquelles il n’y a pas de liens de parentés au sens strict. Cela peut ensuite se formaliser de différentes façons. Il peut y avoir la désignation de parrains et marraines par exemple, sans qu’aucune démarche ne l’officialise, mais avec de véritables responsabilités que l’on assume auprès de l’enfant. Les amis les plus proches peuvent avoir une place au sein d’une famille. Lorsqu’il est question de « faire famille », indépendamment donc de la reconnaissance des statuts de parentalité, cela concerne toutes les personnes engagées par ces liens de solidarité.

Concernant l’adoption, quelle est la situation en France aujourd’hui pour celles et ceux qui veulent y avoir recours ?

Pour les enfants plus grands, tout un processus est nécessaire afin de voir si cette adoption est possible, et s’ils sont prêts à avoir de nouveaux parents

On a un nombre relativement conséquent de postulants, environ 10 000 demandes par an sur l'agglomération lyonnaise. Les profils sont variés : des personnes en couples hétéroparentaux ou homoparentaux, ou des personnes seules. Dans ce dernier cas, ce sont bien plus souvent des femmes, même si les possibilités sont aussi ouvertes aux hommes.

On peut repérer des sortes d’idéal-types sur des couples hétérosexuels, qui bien souvent ont des difficultés d’infertilité. D’autres, et c’est peut-être un peu plus récent, souhaitent adopter un enfant avec lequel n’existe pas de lien biologique, soit pour des valeurs de solidarité ou d’humanisme, soit, pour certains, à partir d’arguments et de valeurs écologiques. Ils peuvent penser qu’il y a assez de personnes sur Terre, et préférer, plutôt que de procréer, venir en aide à des enfants dans le besoin.

Du côté des couples homoparentaux, les ouvertures législatives ont évidemment élargi les possibilités, et ces ouvertures facilitent le fait d’assumer que pour faire famille, on n’est plus obligé de s’inscrire dans le modèle traditionnel.

Pour les personnes seules, la question de l’âge est très souvent centrale. Pour une femme en particulier, arriver à presque 40 ans et se rendre compte que le chemin de la vie a fait que l’on n’a pas eu d’enfant peut justifier de solliciter un agrément.

Le processus est extrêmement long, éprouvant, dans un premier temps pour avoir un agrément, puis pour que l’adoption se concrétise. Deux options existent :

 

  • L’adoption à l’international, qui connaît une baisse constante, notamment depuis la Convention de La Haye, qui énonce le fait que des enfants orphelins doivent en priorité être adoptés par des parents de leur pays, pour éviter les chocs culturels. Cela oriente plutôt les adoptions à l’international vers des fratries de plus grands enfants, ou des enfants qui connaissent des difficultés de santé ;
  • L’adoption nationale concerne des enfants pupilles de l’État, pour lesquels il y a eu abandon dès la naissance, ou pour lesquels il y a eu un retrait de l’autorité parentale. Pour les bébés, bien souvent, la question se pose moins et ils pourront être adoptés assez facilement, mais pour les enfants plus grands, tout un processus est nécessaire afin de voir si cette adoption est possible, et s’ils sont prêts à avoir de nouveaux parents, à s’intégrer dans une nouvelle famille.

 

Illustration de trois tables remplies de repas et boissons de différentes origines ethniques (tajine, gratin, thé dans une théière japonaise, des baguettes dans un bol, etc.), deux tables rectangulaires et une table ronde, en arrière plan, un jardin (le repas est pris à l'extérieur), différents types de vaisselle, comme si tout le monde avait apporté sa propre vaisselle, différentes chaises, une veste sur la chaise centrale
Le lien du cœur dépasse celui du sang dans un foyer décloisonné.© Charlotte Rousselle

Dans ce panorama, comment qualifier la « famille d’accueil » ?

C’est toujours l’intérêt supérieur de l’enfant qui guide les décisions

La famille d’accueil correspond à ce qu’on appelle les assistants familiaux. C’est donc un métier, avec des personnes qui ont reçu une formation, un agrément et qui engagent l’ensemble de leur propre famille, ainsi que leur réseau social. Ils peuvent accueillir généralement jusqu’à quatre enfants, à leur domicile, 24 heures sur 24, bien souvent presque toute l’année, même s’il y a des temps de repos qui se mettent progressivement en place. Il s’agit d’offrir à un enfant confié à l’Aide sociale à l’enfance un cadre familial.

Il arrive parfois, notamment lorsque cet enfant est ou devient pupille de l’État, qu’il soit adopté par ces familles d’accueil. Ce n’est pas impulsé ou pensé au départ, mais cela arrive, du fait de cette solidarité, de cet engagement moral qu’on évoquait, des liens affectifs qui se sont noués. Le plus souvent, l’enfant et donc sa famille d’accueil sont en lien avec la famille biologique.

Pour les professionnels qui accompagnent ces situations, on est vraiment sur un travail de dentelle, avec toujours en ligne de mire ce qui est le mieux pour l’enfant. C’est toujours l’intérêt supérieur de l’enfant qui guide les décisions. Quand la famille est présente malgré le placement, même s’il y a eu des défaillances, au point que l’enfant soit confié à l’Aide sociale à l’enfance, des liens sont bien souvent maintenus, et les professionnels travaillent avec la famille à un possible retour.

Quand on pense à la vie de famille, on imagine un foyer, une maison avec ses murs, ses fenêtres et ses portes, que l’on choisit d’ouvrir ou non. Comme nous avons pu le voir dans l’un des articles de ce cycle, les réseaux sociaux constituent une forme de porte dérobée à travers laquelle de nombreuses influences peuvent s’exercer sur les plus jeunes, à l’écart des protections de l’autorité parentale. Comment l’action publique peut-elle agir sur ce terrain ?

Ils peuvent prolonger le lien avec des jeunes qu’ils ont déjà rencontrés dans la vie réelle, ou aller au contact de celles et ceux absents de l’espace public

C’est un défi majeur. On le voit notamment sur tous les sujets liés à la pornographie, et le fait que des enfants puissent être exposés à ces contenus. Cela pose la question de la pédagogie et de l’éducation aux médias, et j’ajoute même à l’esprit critique, autant des enfants que de leurs parents.

Au niveau des parents, des dispositifs de contrôle parental peuvent être installés sur les différents supports numériques, mais il faut les connaître, avoir conscience des enjeux et les utiliser. Au-delà de la technique, les adultes ont bien sûr un rôle d’accompagnateurs auprès des enfants, pour expliquer les images ou la nature des messages diffusés. On est dans une société du « tout-information », voire de la désinformation, il est donc nécessaire d’être en mesure de se repérer dans ces flux, de mettre de la distance en allant vérifier les informations, croiser les sources pour se faire son propre avis.

Une forme d’esprit critique sur ce qui est montré via les réseaux, les jeux, les séries, doit être développé parce qu’ils véhiculent énormément de modèles de société et peuvent créer des envies, des formes d’aspiration ou d’idéaux, qui sont parfois bien éloignés de la réalité. Je pense aux téléréalités, typiquement, qui ont influencé, sur certains côtés, ce que pouvaient être les aspirations des jeunes.

Ces phénomènes aggravent par ailleurs le risque de prostitution des mineurs, avec des adolescentes en particulier qui ne se considèrent pas comme victimes, qui s’imaginent être une forme d’escorts girls, et pensent pouvoir assumer la situation. Elles s’identifient certainement à des personnes qu’elles ont pu voir dans différents médias. Elles peuvent aborder tout ça comme quelque chose de normal, tout à fait banalisé, indépendamment d’un cadre légal qui est très clair sur le sujet, puisque la prostitution des mineurs est évidemment interdite en France.

À l’échelle d’une collectivité territoriale, nous avons quelques leviers à notre disposition sur ce volet de l’éducation des enfants et de l’accompagnement des parents. Je pense notamment à l’événement Super Demain, qui se déroule pendant plusieurs jours à l’Hôtel de la Métropole. Il aborde vraiment cette entrée de l’éducation aux médias, en parlant de trace numérique, du fait d’envoyer des photos, de se mettre en scène via des réseaux sociaux. Il traite également de la publicité, des stéréotypes qui y sont véhiculés.

Les structures d’éducation populaire portent aussi souvent des actions de sensibilisation, de débats, de développement de l’esprit critique, et peuvent proposer du soutien à la parentalité, par exemple. Enfin, il existe quelques expérimentations de professionnels, comme les « promeneurs du Net »,portés par le CRIJ. Ce sont des professionnels des Maisons de la Métropole, ou des éducateurs de prévention spécialisée, autrement appelés des éducateurs de rue, des professionnels des centres de planification et d’éducation familiale, qui ont une présence institutionnelle sur les réseaux sociaux. Ils apparaissent avec leur nom, leur prénom, leur poste et leur statut. Ils peuvent prolonger le lien avec des jeunes qu’ils ont déjà rencontrés dans la vie réelle, ou aller au contact de celles et ceux absents de l’espace public mais connectés sur la toile. C’est vraiment considéré comme une continuité, afin d’aller là où sont les jeunes, pour créer du lien avec eux et les aider.

 

Illustration d'un fauteuil vide avec un habit jeté dessus, en arrière plan, une fenêtre avec des plantes sur le bord, dehors, on voit qu'il fait nuit, des immeubles avec des lumières allumées, devant le fauteuil, une table basse avec un ordinateur portable allumé posé dessus, un grille-pain, une confiture ouverte, un bol de céréales, un paquet de crackers, des taches de confiture sur la nappe, une petite plante derrière l'ordinateur
Loin des yeux, près de l'écran. À l'ère du numérique, les liens familiaux se dématérialisent.© Charlotte Rousselle

À contre-courant d’une certaine vision patriarcale, les hommes d’aujourd’hui s’investissent de plus en plus dans leur rôle de père. Est-ce que les bénéfices qu’ils ont à y trouver, en matière d’équilibre affectif par exemple, sont, selon vous, suffisamment présents dans le débat public aujourd’hui ?

Des choses s’impulsent, se communiquent, permettent des ouvertures, sans qu’on ait forcément à remplacer un schéma par un autre

Beaucoup d’hommes âgés aujourd’hui font le bilan de leur vie et regrettent de ne pas s’être assez investis en tant que père. Mais dans la société dans laquelle ils ont évolué, cela n’avait rien de très étonnant, et ce n’est pas uniquement une responsabilité individuelle que d’être passé à côté de l’éducation de ses enfants. On revient à ce qui est mis en place pour permettre à des parents, les deux, de concilier une vie professionnelle et une vie familiale. Je serais plutôt encline à avoir des réflexions sur ces dimensions-là.

Des choses s’impulsent, se communiquent, permettent des ouvertures, sans qu’on ait forcément à remplacer un schéma par un autre. Il faut que l’on arrive à une systématisation de la prise en compte du père quand il y a un accompagnement de la famille et qu’il y a un père, cela me paraît tout à fait logique. L’important est de prendre en compte les deux parents : dans le cadre d’une famille homoparentale, cela me paraît tout aussi important. La question dépasse les relations entre hommes et femmes.

Récemment s’est déroulé le Mois des fiertés par exemple. La Métropole a diffusé une campagne de communication sur l’ouverture à la diversité et aux différentes formes de famille. Le message sur une forme d’ouverture par rapport à des schémas familiaux traditionnels est nécessaire.

Par rapport à ces enjeux, quelles sont les pistes à suivre pour que les services publics en lien avec les jeunes parents accordent une place égale aux pères, et/ou les encouragent à mieux la prendre, alors qu’ils ont parfois avoir du mal à trouver leur place ?

Je crois que, sur ce sujet, on croise quelque chose lié à l’histoire de l’aide aux familles, et des réflexes fortement ancrés dans certains milieux professionnels. Du côté de l’institution, cela peut concerner la communication, la signalétique, en leur donnant plus de visibilité pour qu’ils puissent s’identifier aux publics visés, ou de la formation professionnelle, pour que les personnes qui les accueillent soient sensibilisées aux problématiques qui les touchent plus spécifiquement.

Il faut arriver à s’adresser aux hommes pour qu’ils aient conscience des ressources et des sujets qui les concernent. Au niveau de la collectivité, nous projetons d’ouvrir de plus en plus de places de type « centre parentale », là où, jusqu’à présent, nous étions essentiellement sur des « centres maternels ».

Il y a une évolution de la société, dans le sens où les hommes sont plus présents dans l’éducation des enfants aujourd’hui qu’il y a quelques années. Néanmoins, par exemple, en termes de représentation dans le milieu professionnel, je ne sais pas si nous en sommes à admettre automatiquement qu’un homme prenne un congé paternité, voire qu’il le prenne sur une durée plus longue que la mère. Ces sujets évoluent progressivement, mais nous ne sommes pas encore arrivés à une situation d’égalité. Comment la société permet-elle les mouvements, et l’évolution des projections de chacune et chacun ? Cela fonctionne dans les deux sens, en matière d’éducation, et ensuite en matière de dispositifs où chacune et chacun trouve très concrètement sa place.

 

Illustration d'une table à manger avec deux chaises, en arrière plan un arbre à chat, sur la table, de la nourriture à emporter, deux boîtes de nourriture chinoise, deux verres à vin, deux assiettes, une bouteille de vin, un sac en papier de nourriture à emporter avec un ticket de caisse accroché dessus, deux vases avec des fleurs dedans, une plante et un téléphone portable posé sur la table
« Faire famille » sans enfant : un choix croissant au temps de l’Anthropocène ?© Charlotte Rousselle

La suppression des aides sociales est parfois envisagée pour sanctionner des parents jugés démissionnaires. Ce point de vue s’inscrit dans une tendance à réserver de plus en plus les aides à celles et ceux qui les mériteraient. Pourtant, il est difficile d’imaginer les parents seuls responsables des dérives de leurs enfants, alors que le contexte social, le territoire ou les médias, comme les réseaux sociaux que nous venons d’évoquer, exercent une influence immense au quotidien. Comment vous situez-vous par rapport à ces débats ?

L’importance de pouvoir intervenir en soutien des familles n’est peut-être pas toujours suffisamment repérée

Chacun connaît ce proverbe, « Il faut tout un village pour éduquer un enfant ». J’ai une formation d’éducatrice spécialisée, et dans l’éducation spécialisée, on considère qu’un enfant délinquant est avant tout un enfant à protéger. Par exemple, la loi parle de présomption de non-discernement pour les mineurs de moins de 13 ans. Je trouve que cela résume assez bien les enjeux que vous venez de soulever : si un enfant est délinquant, la première chose à se demander, c’est « pourquoi ? » et « comment ? ». Il faut prendre en compte qu’il est mineur, qu’il est forcément victime de la société et des conditions dans lesquelles il vit. S’il en est arrivé à être délinquant, il doit avant tout être protégé de certains aspects de son environnement plus ou moins proche. Nous sommes d’une certaine manière tous concernés par le devenir des enfants et les conditions qui leur permettent de bien grandir.

Ceci dit, comment permettre à des parents d’avoir les conditions suffisantes pour élever des enfants ? Par exemple, les familles monoparentales se multiplient, et selon le nombre d’enfants, nous comprenons combien ce sera complexe pour un parent seul, qui est bien souvent une femme d’ailleurs. Si elle a une activité professionnelle, comment arrive-t-elle à conjuguer les différents agendas et être présente pour ses enfants aux différents temps ? Comment peut-elle avoir des relais, des soutiens ?

C’est au fond pour cela que cette question de la famille est évidemment politique, dans le sens où cela concerne la manière dont la société est organisée. Pas politique au sens de politicien, mais politique au sens d’organisation de la Cité et organisation du vivre-ensemble. Comment la société permet à la famille, considérée comme le lieu privilégié d’éducation des enfants, de pouvoir tenir cette fonction ? Si les familles n’y parviennent pas, de toute façon, c’est la société qui va intervenir par le biais des services sociaux. Et heureusement que des professionnels (familles d’accueil, éducateurs) sont là pour accueillir et accompagner des enfants lorsque la famille est empêchée ou absente.

L’importance de pouvoir intervenir en soutien des familles n’est peut-être pas toujours suffisamment repérée. Lorsque cela est possible, la Métropole souhaite mettre en place plus d’interventions de prévention, c’est-à-dire en amont, pour venir en soutien et éviter que des situations ne se dégradent au point d’en arriver à des placements.

Les parents ne considèrent-ils pas encore trop qu’appeler à l’aide serait un aveu de faiblesse ? Est-ce qu’il n’y a pas à renforcer une certaine relation de confiance, et la légitimité d’un droit à bénéficier d’une forme de solidarité collective ?

Les aides sociales sont censées venir compenser des difficultés à un moment donné, comme une béquille que l’on retire quand le problème est résolu

Bien sûr, cela peut être vécu comme un aveu de faiblesse, mais nous constatons aussi souvent une méconnaissance des aides existantes. Cela rejoint la problématique plus large du non-recours. Du côté de la protection de l’enfance, nous sommes aussi confrontés à la crainte d’une séparation. Si des familles ont déjà connu cette situation dans le passé ou à travers des proches, le fait même d’être bénéficiaire de mesures de prévention peut générer de la crainte. La présence de travailleurs sociaux dans la famille peut nourrir cette peur.

Les aides sociales sont censées venir compenser des difficultés à un moment donné, comme une béquille que l’on retire quand le problème est résolu. L’objectif n’est pas que cette béquille soit conservée tout le temps. Permettez-moi de faire le parallèle avec le handicap, parce que l’on perçoit assez facilement le besoin de compenser les conséquences d’un événement de la vie ou d’une maladie. Dans ces situations, la question paraît plutôt faire consensus, et le parallèle me semble intéressant pour comprendre sans juger.

Si l’on écoute la résonnance des mots, on est dans une fenêtre de discours dans laquelle l’assistanat a une connotation très négative, alors qu’au fond, ce terme renvoie à une relation positive, un échange solidaire. La loi nous oblige d’ailleurs toutes et tous à porter « assistance » à toute personne en danger. C’est à la base du civisme.

Ces situations de difficultés familiales liées à des problèmes de santé peuvent avoir des impacts sur la famille et après, parfois, sur la société

Complètement. Parlons par exemple de la situation des parents qui ont de grosses difficultés de santé mentale et qui nécessiteraient des soins psychologiques ou psychiatriques. L’état de la santé mentale en France fait que bien souvent, ces troubles ne sont pas suffisamment traités. Cela a des conséquences sur les enfants. Idem si des parents ou des enfants sont en situation de handicap et ne sont pas accueillis en institution faute de moyens. Toutes ces situations de difficultés familiales liées à des problèmes de santé peuvent avoir des impacts sur la famille et après, parfois, sur la société. En intervenant plus tôt, auprès de l’ensemble de la famille, certaines situations très complexes pourraient être évitées, je le pense.

 

Illustration d'une table à manger dans une famille aristocrate, scène après dispute : en arrière plan un tableau portrait et une photo encadrée d'un homme d'affaires et de sa secrétaire en train de taper sur la machine à écrire, le tableau illustre un portrait d'homme, il est penché à 30° et percé par un couteau, des taches de sauce sur tout le mur; en premier plan, une chaise est renversée sur la table, des verres et des assiettes cassés, des couteaux perçant la table, un bougeoir avec des bougies éteintes et une penchée, prête à se casser, des fourchettes pointant depuis le dossier d'une chaise, des taches rouges sur toute la nappe, les chaises et la cheminée, au centre de la table un poulet rôti entier, pas mangé
Échec de la transmission, incompréhensions : un fossé générationnel se creuse, parfois violemment.© Charlotte Rousselle

Certains courants de pensée défendent l’idée radicale d’une abolition de la famille, en tant qu’institution reconnue légalement, du fait de ce qu’elle peut avoir de négatif : violence, inceste, reproduction sociale. Sans aller aussi loin, peut-on imaginer un jour une société qui « désacraliserait » l’institution de la famille, pour généraliser le soin que chacune et chacun doit à l’autre ?

Quand un enfant n’a pas le bon comportement, qu’il est turbulent, nous aurons plus tendance à détourner le regard, à éviter les problèmes

Aujourd’hui, l’institution de la famille est déjà désacralisée, dans le sens où l’intimité d’un foyer n’est plus sanctuarisée. Les pouvoirs publics portent une attention légitime aux violences faites aux enfants ou aux mères par exemple, avec le fait de pouvoir signaler une situation inquiétante, et des travailleurs sociaux qui peuvent mener une enquête. Un juge peut imposer qu’un professionnel vienne dans la famille pour accompagner, aider et faire en sorte que les craintes qu’il y avait sur l’éducation de l’enfant soient levés, ou qu’il puisse aller jusqu’à éloigner la personne responsable de ces actes. Ce système-là existe.

Les parents sont considérés comme les premiers éducateurs des enfants, mais ils ne sont pas tout-puissants. Et nous l’avons bien dit, il n’est pas du tout souhaitable qu’un enfant reste enfermé dans sa famille. Il a besoin d’ouverture, de différentes socialisations, avec différents milieux. Ces autres milieux ou ces autres personnes qu’un enfant rencontre participent à son éducation, à son développement. Par contre, je ne sais pas si nous irons, et je ne saurais pas dire si c’est souhaitable, vers une remise en cause totale de la structure que représente encore de nos jours la famille, même s’il n’en existe pas de parfaite.

En revanche, c’est peut-être vrai que sur l’espace public, nous sommes allés progressivement vers un repli sur soi, chacun dans sa bulle. Peut-être que nos modes de vies contemporains, a fortiori citadins, ont un peu relativisé cette responsabilité collective à l’égard des plus vulnérables, et en premier lieu des plus jeunes. Dans un espace public, si un enfant se blesse ou tombe, les adultes autour vont intervenir et réagir. Mais quand un enfant n’a pas le bon comportement, qu’il est turbulent, nous aurons plus tendance à détourner le regard, à éviter les problèmes. Pourtant, nous pouvons admettre l’utilité d’un tiers qui viendrait appuyer ce qu’a pu dire le parent dans un autre contexte. Par exemple, quand on est dans un bus ou dans un train, on ne fait pas trop de bruit. Il y a du monde, on respecte. Pour un enfant en âge de comprendre, c’est vrai que si ce n’est que le parent qui le dit, cela n’a pas la même efficacité que si d’autres personnes autour font ce rappel des règles de vie en société, parce que c’est fondamentalement ça la question.

L’aide à la parentalité est prioritairement proposée aux familles repérées par les services sociaux. Mais sur le fond, puisque que quelle que soit sa situation, être parent s’apprend, ne pourrait-on pas imaginer un accompagnement universel, moins stigmatisant pour certains et plus utile que prévu pour d’autres ?

Un dispositif canadien s’appelle « Y'a personne de parfait ». Il repose sur cette idée de venir échanger très librement dans un cadre bienveillant

Une forme d’école des parents ? J’imagine qu’il y a plein de parents qui voudraient bien faire et qui en fait reproduisent « simplement » ce qui leur a permis à eux d’avancer, dans un monde où les compétences évoluent tellement vite. Au global, un grand nombre de parents s’en sortent très bien, il n’existe pas de formules pour être un « bon parent ». Un certain nombre de ressources sont accessibles sur le sommeil, l’alimentation, le rapport à l’apprentissage, la gestion des conflits, pour que tout le monde soit plus ou moins au même niveau de compréhension, bien que ces formes de littératies demandent le plus souvent certaines compétences initiales, inégalement réparties dans la société.

De plus, je me demande si on ne confond pas savoir théorique et savoir pratique. Pour les personnes qui vont devenir parents, des informations très théoriques sur la grossesse ou l’alimentation de l’enfant sont données sous forme de guides, de fascicules, ou via des professionnels. Le savoir pratique, lui, va avoir tendance à reproduire la manière dont on a été élevé, pas de façon forcément consciente d’ailleurs, et venir se confronter à ces contenus « savants ». Je ne voudrais pas avoir un discours seulement déterministe, des personnes ne reproduisent pas l’éducation qu’elles ont reçue. Fondamentalement, je pense qu’on ne naît pas parent, on le devient. C’est nécessairement un apprentissage, qui se base sur sa propre expérience.

 Pour celles et ceux qui le souhaitent il existe des lieux (ludothèques, relais parents-enfants, lieux d’accueil enfants-parents) où des familles peuvent se rencontrer, échanger sur leurs pratiques, recevoir des conseils ou tout simplement jouer. Les centres sociaux proposent aussi des activités ou des actions de soutien à la parentalité, des cafés des parents, etc. Ces lieux sont ouverts à toutes et tous, tout comme la Protection maternelle infantile, qui repose néanmoins sur le fondement de l’universalisme proportionné. On donne plus à celles et ceux qui en ont le plus de besoins. Il existe aussi des mesures d’accompagnement des familles proposées par les Maisons de la Métropole de Lyon où des travailleurs sociaux peuvent accompagner l’enfant et sa famille, parfois en intervenant au domicile : prévention spécialisée, soutien à la parentalité, mesures éducatives à domicile, etc.

Sur les interventions de soutien à la parentalité, l’important est d’avoir des espaces d’échanges très ouverts. Par exemple, un dispositif canadien s’appelle « Y'a personne de parfait ». Il repose sur cette idée de venir échanger très librement dans un cadre bienveillant autour des questions que peuvent se poser des parents d’enfants plutôt en bas âge. Cela s’adresse plutôt à des familles en difficulté. La méthode s’appuie sur le développement du pouvoir d’agir, et aborde des sujets très divers. C’est une piste intéressante, que l’on commence à expérimenter, mais nous n’en sommes encore qu’aux débuts de ces approches.

 

Illustration d'une table avec des objets rappelant la famille : sur le mur, une photo de famille encadrée (père et trois enfants, un garçon tenant dans ses bras un bébé et une fille), le coin haut droit de la photo est détaché du cadre et plié, on peut deviner une autre personne adulte, dont on ne voit pas le visage; devant le mur, une table avec un pot de fleurs sur lequel est collé un dessin en crayons pastels de famille de trois (mère, père et enfant devant une maison avec des arbres) et un dessin de quatrième personne collé dans cette image, sur la fleur sont accrochés des dessins de chat, d'une femme et un homme amoureux et d'un homme devant une maison, à droite du pot, des photos encadrées de famille : une mère et deux enfants et une mère, un père er un enfant, devant les photos encadrée, un album de famille et de nombreuses photos pas collées dedans, à gauche un téléphone portable montrant l'heure et en fond d'écran une photo de famille de trois
Le repas de famille. Mobilier et objets laissés, autant d’indices des différents profils de familles d’aujourd’hui.© Charlotte Rousselle

Pour finir, élargissons la focale. Dans la perspective d’une forme de réconciliation des humains avec l’ensemble du vivant, la famille peut-elle être pour les humains un modèle inspirant de communauté affective, la matrice d’une forme de « fraternité » ?

La famille permet de poser à petite échelle et de façon sensible la question du vivre-ensemble

Pourquoi pas ? C’est ce qu’induit symboliquement le recours contemporain au concept de Gaïa, qui reste liée à la création du monde dans la mythologie grecque. La « Terre-Mère ». On a parlé de la solidarité et des liens entre les personnes. Ces personnes vivent dans un milieu, un écosystème qui relie l’ensemble du vivant. Et il est bien évidemment indispensable que ces liens soient protecteurs, ou au moins bienveillants pour qu’à long terme toutes les formes de vie puissent s’épanouir sur Terre. On en revient à la définition très ouverte de Lévi-Strauss. De même, cela peut constituer un point de vue utile pour mieux appréhender la question des déplacements de populations, et nos responsabilités en matière d’hospitalité, alors que certains territoires deviennent invivables.

D’une certaine manière, la famille permet de poser à petite échelle et de façon sensible la question du vivre-ensemble, de ce qui fait société, et ce prisme peut se transposer au niveau planétaire. Vivre, cela requiert des ressources, un accès à l’eau, à l’air, à l’alimentation. C’est toute une chaîne de besoins réciproques, comme dans une famille. Pour intégrer cela dans nos comportements, dans nos choix, il faut dézoomer, regarder les choses sur un temps long, même dans un contexte d’urgence où l’on voit déjà les effets du dérèglement climatique.

On est sur image fractale, de la famille nucléaire jusqu’au système-Terre. Sur les questions environnementales, les plus jeunes semblent plus impliqués. La famille est-elle une bonne échelle pour discuter et préparer la transition écologique et sociale ?

Les adultes d’aujourd’hui, demain, comment assumeront-ils ce futur marqué par des occasions manquées ?

Cette échelle est importante, oui, mais insuffisante. Des enfants sont sensibilisés et viennent interpeller leurs parents sur des gestes écoresponsables. Demain, ils seront les adultes en position de décision, alors tant mieux s’ils sont déjà au fait de ces enjeux. C’est bien évidemment essentiel, mais tout ne repose pas sur des écogestes, ou même sur des pratiques que pourrait avoir une famille. Il est indispensable qu’il y ait des décisions portées au niveau de l’État, de l’Europe, voire au-delà, pour transformer bien plus profondément le monde économique. Notre société est encore beaucoup trop centrée sur la consommation, et cela concerne en priorité les adultes.

Notre démocratie repose sur le fait que des personnes élues détiennent des leviers pour impulser des orientations protectrices de toutes et de tous. La famille, c’est un maillon de la chaîne, mais ce n’est pas le seul. Nous avons de toute façon besoin de la prise de conscience d’un plus grand nombre pour qu’il y ait de réelles évolutions, à la hauteur des perspectives que les scientifiques nous annoncent.

De manière globale, je pense que l’on sous-estime la situation, et ce qui nous incombe comme changement de mode de vie pour répondre aux défis climatiques. Sur ce sujet, les jeunes sont peut-être en avance simplement parce que la vie dans trente ans, c’est leur avenir, bien plus que pour une personne de 60 ans.

Nous retrouvons cette question de « descendance », de solidarité à travers le temps. Les jeunes portent ces sujets sur le terrain militant, avec peut-être un conflit sous-jacent de générations, mais ils nous rappellent avant tout une réalité objective : nous n’allons pas assez vite. Ils lancent l’alerte, et c’est une responsabilité qui leur revient, puisque leurs aînés ne réagissent que trop peu. Les adultes d’aujourd’hui, demain, comment assumeront-ils ce futur marqué par des occasions manquées ? Peut-être que face à l’ampleur du sujet, il y a une forme de retrait, de déni ou de report sur les autres.