Veille M3 / Le « vivre-ensemble » à l’aune de l’adaptation : comment anticiper les migrations climatiques ?
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Les migrations climatiques, internes ou transnationales, constituent déjà un phénomène démographique important.
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En 2014, dans les manifestations suivant l’homicide par la police de New-York d’Eric Garner, un slogan s’impose. « I can't breathe » (« Je ne peux pas respirer »). Il sera repris en 2020 suite à la mort, dans des circonstances similaires, de George Floyd tué par la police de Minneapolis. « I can't breathe ». Originellement utilisé pour dénoncer le racisme structurel et les méthodes policières aux États-Unis, ce slogan est repris dans les manifestations réclamant la « Justice pour Adama », la « Justice pour Cédric », puis s’impose comme un mot d’ordre plus général.
Visible dans les Marches pour le climat, repris dans la culture populaire, « I can't breathe » semble traduire un malaise plus profond encore, la sclérose d’un modèle social, son incapacité à se régénérer. L’air apparaît en effet dans nos représentations comme le symbole d’un mouvement vital. À la lecture de L’étoffe dont sont tissés les vents, une analyse de La Horde du Contrevent, le roman d'Alain Damasio, ouvrir grand les fenêtres apparaît plus que nécessaire, pour donner à notre temps un nouveau souffle, animer nos combats écologiques et sociaux, et plus généralement encore, donner de l’oxygène à une société qui semble s’asphyxier, prises dans ses tensions, ses clivages et ses conservatismes. Quitte à avancer à contre-courant, à apprendre en cheminant, comme ces pèlerins de l’absurde, imaginés par Alain Damasio, à faire nation, c’est-à-dire à manifester « une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore ».
Physiquement, l’air est mis en mouvement par ses variations de densité. Sa forme vivante, c’est le vent. Et c’est à une épopée nomade face aux vents qu’invite Alain Damasio en 2004 dans La Horde du Contrevent, un monument de la littérature imaginaire française. Dans cet ouvrage devenu culte, un groupe, entraîné depuis le plus jeune âge à remonter le vent, part à la recherche de son origine sur une bande de terre peuplée d’abrités retranchés derrière des « fémurs d’enceinte », de chrones véritables incarnations du changement puisqu’ils métamorphosent ce qu’ils touchent, de fréoles, des pirates maîtrisant la navigation à bords de navires volants, ou encore d’obliques qui louvoient et n’affrontent pas le vent de face.
Dans cette odyssée fantastique, Alain Damasio met en mouvement les pensées de Deleuze, Nietzsche et Spinoza qu’il avait déjà déployées dans son précédent ouvrage : La zone du dehors. Cette fois-ci néanmoins, l’auteur se passe de l’intercession du héros philosophe et choisit de rendre perceptibles ses concepts à travers des affects. Dans La Horde, c’est le devenir deleuzien qui est mobilisé comme sens de l’existence des « Hordiers », à l’inverse des « abrités» qui se préservent d’une vie « vent debout ».
Cette déterritorialisation permanente implique un refus de l’identité statique, et l’acceptation de la vitalité comme processus de décentrement permanent. Une incorporation du mouvement. Plus encore, en mobilisant le vent comme symbole du cosmos, Damasio nous pousse à interroger notre appartenance au monde, nos liens au vivant faisant ici hommage à Spinoza en refusant de : « considérer l'homme dans la nature comme un empire dans un autre empire ».
Dans L’étoffe dont sont tissés les vents, paru en poche cet été, Antoine Saint-Epondyle propose de cet ouvrage une lecture philosophique, mais aussi une analyse des procédés d’écriture qui soutiennent et incarnent le propos dense d’Alain Damasio.
La Horde, c’est un souffle, littéraire avant tout, qui s’appuie sur une narration polyphonique et un usage de la ponctuation traduisant syntaxiquement l’énergie éolienne. L’utilisation d’une narration à plusieurs voix, chaque protagoniste donnant corps à une focalisation interne, rythme le récit, et ouvre la sensibilité du lecteur au tempo de chacun, à leurs flottements intimes, à leurs différences, dans ce que l’auteur recherche comme écriture émancipatrice.
La ponctuation est bien la modulation musicale de la phrase, et ainsi l’introduction du rythme, de son mouvement propre précédant toute signification. Aussi, Antoine Saint-Epondyle souligne l’intérêt de cette sémiotique qui permet l’assimilation du texte au vent : « le texte est le vent, et conçu par rapport à lui ». Nous immerger dans la rafale, à coup de points.
Dans cette quête de l’origine des vents, Alain Damasio distingue neuf formes, dont les huitième et neuvième sont psychiques. Elles en sont les vibrations propres. Ainsi la huitième forme, appelée « vif », est définie comme une boule de mouvement pur contenue dans chacun, car créée en son for intérieur. Elle est une transfiguration littéraire du concept spinoziste de puissance, toujours sur la crête entre un ralentissement et une fuite en avant qui la disperserait. La neuvième forme du vent est celle de la mortalité active, elle représente ce que l’on a fui, et conjuré. « Disons les facilités innombrables de l’humain qui n’est pas à la hauteur de ce qu’il peut ». C’est une forme puissante de la fatigue nommée dans la Horde « essoufflement ». Là encore, I can't breathe.
En assimilant l’individu à un souffle en dedans, un vecteur, une ligne de fuite s’immisçant dans les interstices laissés par l’air du temps, La Horde non seulement consacre cet élément comme mouvement, mais plus encore, il l’assimile ce dernier à la vie, dans le prolongement de traditions anciennes, qui bien que parfois devenues invisibles, continuent de sous-tendre les structures archaïques de nos imaginaires actuels.
La respiration est le nom de ce mouvement vital continu qui traverse les individus. Du sanscrit « ātman », qui signifie souffle de vie et qui est à l'origine de l’allemand atmen, respirer, au latin spīro, respirer, qui partage sa racine avec spirirtus, siège de l'énergie vitale, qui a donné le mot « esprit ». L’air, et son mouvement dans les êtres vivants, est partout (du Nephesh au Samana) ainsi assimilé au processus vital. Dans les religions du Livre notamment : « il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant » (Genèse 2:7). De même, le contrôle de la respiration et donc des flux d’air qui pénètrent et sortent du corps est considéré comme véhicule d’un voyage spirituel chez les yogis, hindouistes et soufistes. Dans le Tao enfin, l’air (ou ch’i) est la substance de tous les corps. C’est cette vision qui guide La Horde du Contrevent, « Le mouvement créé la matière ! Le torrent fabrique sa berge. Il fait les rochers parmi lesquels il coule ! »
Aussi, les termes associés à la respiration décrivent, par rebond, différents états de nos élans internes : l’inspiration qui met en mouvement une quête artistique, la respiration comme temps pour soi, la transpiration fruit de la mise en mouvement du corps dans l’effort, l’aspiration aussi, comme tension vers un état désiré, l’expiration enfin, dernier souffle avant la mort. Une politique de la respiration qui se déploie, sans en avoir l’air, comme capacité sans cesse renouvelée de devenir autre, comme refus d’être fixé dans une identité ou une position.
La respiration est le propre du vivant, aussi, sa traduction sensible (le fait de sentir) invite à une réappropriation de l’odorat, mode perceptif princeps chez certaines espèces. Sentir, c’est à la fois renouer avec une sentience animale, mais aussi prendre conscience avec Céline, à travers cette nouvelle cartographie sensible, que « l'air d'alentour se refuse à puer davantage ».
Si « être en vie c’est être en mouvement et être lié », comme l’écrit Alain Damasio dans sa Horde, la conspiration (du latin conspirare, lui-même traduit du grec sumpnoia) peut être entendue comme fait de respirer ensemble, c’est-à-dire comme le fait d’être plongé, selon Emanuele Coccia, « dans un milieu qui nous pénètre au même titre et avec la même intensité que nous le pénétrons ». Le philosophe Peter Szendy rappelle néanmoins que cette synchronicité respiratoire est toujours le produit d’une politique, elle doit être fabriquée ensemble. De ce point de vue, La Horde du contrevent invite à une urgente renégociation des conditions de la participation et du compromis social pour éviter la sédition, le tourbillon concentrique du repli sur soi, et l’étouffement dans le complot.
Par ailleurs, du dedans au dehors, le retour en force du vent comme force propulsive, dans la navigation maritime, dans la critique du déplacement aérien d’une équipe de football, comme utopie ferroviaire, ou comme mode de déplacement urbain dans Les Furtifs (dernier roman en date d’Alain Damasio), réinterroge nos modes d’occupation du territoire. Par sa contingence, la force propulsive éolienne réactive la distinction opérée par Tim Ingold entre le trajet et le transport. Le premier, comme habitation d’un lieu et contribution à son tissage, implique une connaissance intime de son fonctionnement, de ses vents. Dans Le Château dans le ciel, Miyazaki souffle la recette : « Plonge tes racines dans la terre. Et vis avec le vent ». Du dedans vers le dehors, là encore.
Le transport, lui, contrôle et occupe l’espace. L’habitant maille son territoire, contre le passager qui le traverse sans être nulle part entre son départ et son arrivée. Après la « conquête de l’air », esquissée par Léonard de Vinci puis réalisée au tournant du 20è siècle, il s’agit désormais d'atterrir, et d’apprendre à composer avec le vent. Comme mode de propulsion on l’a vu, comme outil de climatisation à l’exemple des Badguir iraniens, comme source d’énergie avec l’éolien, voire même comme protection anti-gel dans les vignes. La poésie n’est jamais aussi forte que lorsque ces intuitions se confirment dans les développements les plus terre-à-terre.
Dans cette perspective, revenons aux échos d’« I Can’t Breathe ». L’expression manifeste dans ses emplois dérivés une sensation d'empêchement des mouvements, d’incapacité à pénétrer l’époque avec la même intensité qu’elle nous traverse, comme les (anti-)héros de Damasio qui cheminent vers la compréhension d’eux-mêmes face à la résistance générée par une nature déchaînée, à la puissance redoutable. Ce refus d’enracinement est présent jusque dans l’esthétique du clip accompagnant ce qui est devenu l’hymne du mouvement « Black Lives Matter », la chanson Alright de Kendrick Lamar. « Dans ces conditions, la respiration de l’individu est une respiration observée, occupée. C’est une respiration de combat » écrit Fanon.
Du renvoi à une assignation identitaire des premiers temps (mouvements « Black Lives Matter » et « Justice pour Adama »), à une prise de conscience que l’écologie dite « des petits gestes » est insuffisante pour enrayer un désastre climatique contre lequel l’État a été reconnu coupable d’inaction en novembre 2020 et octobre 2021, il s’agit plus largement d’un refus de s’inscrire dans une certaine marche du monde.
En parallèle du I Can’t Breathe, on a vu se développer les slogans dénonçant tour à tour le nucléaire, l’aéroport, le G7, la loi El Khomri, et leur monde. Comme un refus général, non plus d’une réforme ou d’une politique, mais plus globalement de ses attachements, de ses motivations, de son régime discursif. C’est bien à une rupture d’état, à un changement directionnel profond, à l’ouverture d’un angle alpha, par rapport à ce qu’on pourrait appeler à la suite d’Alain Damasio, un « devenir principal », soit « la route toute tracée de ceux qui n’arriveront pas, ou ne chercheront pas, à en bifurquer », qu’appelle le désormais emblématique « I Can’t Breathe ».
Comme un appel à « ne pas subir le futur qu’ils nous préparent » selon Serge Quadruppani mais bien à « se remettre en mouvement, ici et maintenant » comme une Horde, politique par sa seule existence, sa nature de puissance collective. Avant que le vivant n’étouffe, que ne cesse sa ritournelle, qu’à bout de souffle démocratique nos sociétés ne sombrent dans la haine, car, lit-on dans L’étoffe, « la rage, quand elle ne peut exploser, ou transformer ce qui la cause, finit par imploser ! ». Alors conclure avec P. Valéry, « Le vent se lève… il faut tenter de vivre ».
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