Veille M3 / À la recherche d’un sommeil perdu
![La grande transformation du sommeil : Comment la Révolution industrielle a bouleversé nos nuits. Préface de Jérôme Vidal, Postface de Matthew Wolf-Meyer. Auteur : Roger Ekirch](https://www.millenaire3.com/var/m3/storage/images/7/7/9/0/560977-2-fre-FR/5181905e8a83-Amsterdam-couv-La-grande-transformation-du-sommeil-poche-39carre4x600.jpg)
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Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
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Un cosmogramme. C'est l'idée que je me fais d’une petite yaourtière commercialisée à la suite d’un financement participatif. Qu'est-ce qu'un cosmogramme me direz-vous ? Pour faire simple, il s'agit d'un objet qui encapsule son époque : son idéologie, sa cosmologie, ses enquêtes, ses doutes, ses arbitrages temporaires, etc. Une trace matérielle et symbolique à déchiffrer pour comprendre ce qui s'y jouait. Récemment, le catalogue de l'exposition Critical Zones au ZKM de Karlsruhe, édité par Bruno Latour et Peter Weibel, a remis cette notion au goût du jour, sous la plume de l'historien des sciences John Tresh. Il y décrit des objets remarquables : un sismographe au temps de l’empereur Han, une carte de navigation secrète à la renaissance, une image du médecin et occultiste anglais Robert Fludd, etc.
À première vue, on chercherait en vain un quelconque rapport avec une simple yaourtière, objet du quotidien le plus trivial, associé à la préparation d’aliments. Cependant, il ne s'agit pas de n'importe quelle yaourtière. Celle-ci, composée d'un récipient en verre et d'une coque en acier, permet en effet d'opérer la fermentation du lait et sa transformation en yaourt bulgare sans nécessiter d'énergie pour chauffer ce dernier. Mais qu'encapsule donc cette yaourtière si l'on veut y voir, comme je le propose, un cosmogramme de notre temps ?
Il est trivial de rappeler que la cuisine, au sens de la préparation de la nourriture, est un révélateur de l’organisation sociale. Sociale, et au-delà d’ailleurs, car la fermentation nous oblige à prendre en compte les non-humains ou « plus-qu'humains ». Adjuvants nécessaires à la préparation de toutes sortes de produits, yaourt, fromage et bien plus encore, ces entités ne nous sont pas étrangères. Comme le rappellent Brillat-Savarin ou encore le philosophe matérialiste allemand du XIXe Ludwig Feuerbach, « L'humain est ce qu'il mange ». En deux sens au moins : en ingérant des produits et des êtres qu'il assimile à sa propre chair, mais aussi parce que celle-ci est elle-même composée de ces mêmes êtres. Non seulement les microbes sont nécessaires à la fermentation, mais ils comptent en outre pour cinquante pourcents de « nos » cellules, selon des estimations récentes.
Il n'est pas surprenant, à l'heure où de nombreuses pensées du vivant se font entendre - dans le sillage de Bruno Latour qui n'est cependant pas lui-même un représentant de ce courant, malgré sa proximité avec ses protagonistes : songeons aux travaux de Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Emanuele Coccia, Léna Balaud et Antoine Chopot, etc. - que ces enjeux acquièrent une place grandissante. Après tout, la cuisine est le lieu où s'expérimentent quotidiennement des rapports nombreux et intriqués au(x) vivant(s). Rapports à des micro-organismes dont les capacités sont sollicitées pour opérer la fermentation donnant à voir une collaboration multi-espèces. Sans oublier, évidemment, les débats sur ce qu'il convient de manger ou non et la place qu'occupe la mise à mort de certains vivants destinés à être consommés (la question se posant plus rarement s’agissant des végétaux, ou alors en guise d'objection facile aux végans).
Pas étonnant, dès lors, de voir se constituer des études portant spécifiquement sur le phénomène de la fermentation. Un simple yaourt révèle, surtout lorsqu’on le prépare soi-même, les nombreuses coopérations multi-spécifiques qui assurent notre subsistance au quotidien. Étudier ces phénomènes permet de politiser cet enjeu à nouveaux frais. S'agit-il de préparer sa nourriture soi-même ? De coopérer à cette fin avec des vivants ? Faut-il alors continuer de parler de production ou, comme y invite Bruno Latour, adopter un autre terme, celui « d'engendrement », pour bien mettre à distance la production, terme générique englobant aussi bien le capitalisme que le socialisme ?
L’anthropologue Dusan Kazic nous invite dans un ouvrage récent à appréhender le travail des agricultures comme une coopération, souvent rétive, entre plantes et humains. Quelles que soient les différences d'approches, on peut lire dans ces tentatives de reconceptualiser la production un écho au « making kin » de Donna Haraway, un processus évolutif où le devenir d’une espèce s’inscrit dans le devenir de plusieurs autres, comme l’écrit la chercheuse canadienne Maya Hey, spécialiste des questions de fermentation. J'ai eu le privilège d'inviter Mme Hey l'an dernier dans le cadre d'une formation que je dirige. Interrogée sur l'écoféminisme, celle-ci s'est exclamée : « Mais c'est fini l'écoféminisme, l'enjeu aujourd'hui c'est l'intersectionnalité ! » - entendre : la reconnaissance que des pratiques quotidiennes de subsistance croisent des enjeux multiples : économiques, de genres mais aussi multispécifiques.
D'autres chercheuses nous invitent à enquêter sur la subsistance sous un angle différent. C'est le cas en particulier de Geneviève Pruvost dont un livre récent, Quotidien politique, entend mettre en lumière la dimension politique des pratiques de subsistance quotidiennes. La cuisine y occupe évidemment une place centrale, en tant que lieu investi progressivement par le capitalisme, la technique et la société de consommation, donnant naissance à une « quotidienneté appareillée » qui tend à invisibiliser la nature des dispositifs mobilisés et le rapport à la matière. D’où viennent en effet les produits déjà préparés achetés au supermarché ou ceux qui servent d’ingrédients à nos recettes ? Qui fabrique les ustensiles et autres dispositifs techniques censés économiser le temps de « la » ménagère ? - ou, plus exactement, l'optimiser. Car l'économie n'est jamais au rendez-vous, et les effets-rebond se mesurent jusque dans la sphère du foyer.
Rapportée à notre yaourtière, l'interrogation porte à la fois sur la désinvisibilisation de la communauté biotique nécessaire à la production conjointe d’un simple yaourt, mais aussi sur les dispositifs techniques qui rendent cette opération possible. Si se passer d'énergie et compter sur la capacité du vivant pour préparer sa nourriture renvoie à d'autres manière de la préparer, plus sobres, qu’en est-il de l'acier nécessaire à la mise au point de cette yaourtière ? L'acier figure aujourd’hui parmi les matériaux dont l'empreinte environnementale est la plus considérable - raison pour laquelle l'industrie s'est dernièrement saisie du problème.
L'argument, issue de certains courants de la pensée écoféministe que Geneviève Pruvost qualifie de « féminisme de la subsistance », se veut lui aussi intersectionnel mais en un sens différent. Il s'agit d'associer des peuples dépossédés de leurs savoirs en matière de subsistance et de désinvisibiliser la délégation réalisée au profit des machines, machines dont les métaux sont généralement extraits ailleurs, dans les pays du Sud global, par des travailleurs et des travailleuses invisibilisé-es. Outre le nécessaire rapport au vivant, il convient en effet de soigner les inégalités qu’engendre la technique au titre de l’échange écologique inégal, à savoir le transfert de matière et de travail nécessaire pour produire des techniques, généralement du Sud vers le Nord.
Est-il dès lors envisageable d'employer les moyens industriels existants afin d'expérimenter d'autres manières de préparer à manger, en particulier dans les pays du Nord, les plus tôt industrialisés ? La voie qu’encapsule notre yaourtière est une voie impure, du fait de l’association entre une technique durable, mais initialement coûteuse, et des coopérations ou délégations multispécifiques (le lait de vache ensemencé par des micro-organismes).
S'intéressant aux pratiques vernaculaires qui ont été éradiquées par l'industrialisation et les « savoirs spécialisés », dans une veine qui emprunte à Illich, l’enquête de Geneviève Pruvost l'amène à se pencher sur des expérimentations où la subsistance est réappropriée à des échelles volontairement modestes. Ce sont justement les échelles qui rendent Maya Hey plus précautionneuse vis-à-vis de la place à accorder à l’industrie « car, comme l'affirme Anna Tsing, le problème de la scalabilité est qu'elle dépend du fait de tout rendre interchangeable, alors que notre passé et notre présent ne le sont pas » - ce qui s’applique aux savoirs vernaculaires et à la difficulté de les substituer aux savoirs spécialisés.
À lire G. Pruvost, on perçoit cependant les tensions à l'œuvre lorsqu'elle explique que les « biorégionalistes, permaculteurs et permacultrices ont pris acte de la couche épaisse de béton avec laquelle il va bien falloir composer pendant une centaine d'années, avant que des techniques de subsistances ne soient mises en place ». Mais quid des sols détruits pour des milliers d'années et des échelles de temps inédites auxquelles nous confronte l’Anthropocène, comme le rappelle l’historien indien Dipesh Chakrabarty ? Et quid des savoirs nécessaires pour hériter de ces couches de béton et les dé-faire ? S’agit-il encore de savoirs de la subsistance, vernaculaires ?
Ne faut-il pas travailler à de nouveaux arts de la fermeture, impurs eux aussi, piochant à la fois dans un rapport intime aux milieux dont nous héritons, très matériels à l'instar du béton, pour les défaire partiellement, et ainsi se ménager des conditions propices à l’établissement de nouvelles pratiques de subsistance, à cheval entre des temporalités et des perspectives multiples, à l'instar de nos milieux, sans doute plus interlopes que vernaculaires désormais ?
Sans attendre, car si nous n’avons pas trois ans seulement pour agir, nous n’avons pas non plus une centaine d'années devant-nous... Voilà qui constituerait une réponse à la question posée par G. Pruvost dans son ouvrage précédemment cité : « Quelles sont les passerelles qui permettent de vivre dans le monde tel qu'il est et d'en tricoter un autre tel qu'il n'est pas encore ? ». En opérant des fermetures partielles (le recours continu à l'énergie), quitte à mobiliser des technologies partiellement zombies, cette petite yaourtière dessine un cosmogramme porteur d'arbitrages réels mais incomplets, ancré dans des milieux multiples (sciences, industrie, multi-spécificité, sobriété d'usage mais pas de conception, durabilité forte, etc.). Pluralisme interlope, qui ne prétend pas rentrer tout uniment dans les limites planétaires (l’idée d’une complétude possible est peut-être un idéal inatteignable), mais ménager des usages sur le temps long par un retrait hors des circuits énergétiques, rendu possible du fait d’un investissement initial dans ces derniers. Gageons que d’autres délégations, de moins en moins zombies et de plus en plus vivantes, se feront jour à l’avenir.
L’auteur de cet article tient à remercier tout particulièrement Émilie Palagi, sans qui il n’aurait pas eu la chance de rencontrer Bérangère la Yaourtière !
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