Veille M3 / Thomas Zimmermann, du Lyon Street Food Festival : « Ça fonctionne, ce melting pot et ce prétexte de la table pour réunir »
Interview de Thomas Zimmermann
Co-fondateur du Lyon Street Food Festival
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Article
Si les alimentations particulières ont toujours existé, elles sont de plus en plus diversifiées et affirmées dans les pays occidentaux. Cette expression des particularismes s’inscrit dans le processus d’individualisation touchant les sociétés contemporaines. L’individu revendique davantage d’autonomie à l’égard des règles sociales communes, et veut être pleinement maître de ses choix.
Dans le champ de l’alimentation, cela se traduit par l’adaptation, voire la remise en cause, des règles portées collectivement, telles que le nombre de repas (ex. se passer de petit-déjeuner), leur composition (ex. renoncer à la viande, ne pas terminer par une note sucrée), etc. Cette tendance témoigne également d’une montée en puissance de velléités ou de choix éclairés visant à se réapproprier son alimentation, à se nourrir selon ses besoins, à ne plus consommer aveuglement les produits de l’industrie agroalimentaire, secouée par des scandales sanitaires et perçue comme une « boîte noire » entre les sols cultivés et nos assiettes.
La popularisation des liens entre santé et alimentation vient bien sûr accentuer ce phénomène. Le désir d’améliorer son bien-être et de vieillir en bonne santé s’accompagne ainsi de la volonté d’adopter la meilleure alimentation pour soi-même, quitte à envisager une alimentation préventive et personnalisée, grâce aux promesses de la nutrigénomique.
Tout porte à croire que les alimentations particulières deviendront la règle à l’avenir. Une partie d’entre elles s’explique par les allergies et intolérances alimentaires, amplement abordées dans l’ouvrage et en augmentation depuis les années 1970 dans les pays industrialisés. Le sujet reste plus que jamais d’actualité et dans le viseur de l’Anses qui, constatant en 2019, un manque de données sur la prévalence des allergies et intolérances alimentaires en France, se gardait bien de se prononcer sur son évolution, et préconisait un meilleur suivi des données et une meilleure information des médecins, comme des consommateurs, tout en publiant la liste d’allergènes émergents.
De plus en plus de consommateurs se tournent aussi vers des produits correspondant aux valeurs de la communauté à laquelle ils appartiennent, notamment religieuse. Les produits communautaires d’ordre religieux (halal ou casher) connaissent actuellement des taux de croissance à deux chiffres en grandes et moyennes surfaces.
À cela s’ajoute l’évolution des modes de vie. Les projections de l’Insee annoncent une progression des ménages d’une seule personne : ils représentaient 34% en 2012 et pourraient atteindre 44% en 2025. La vie en solo s’accompagne d’une progression des repas pris seuls et d’une individualisation croissante de leur composition, observée d’ailleurs pour l’ensemble des ménages. Lorsque vous étiez enfant, vos parents vous laissaient choisir votre dessert. Aujourd’hui, vous êtes prêts à proposer plusieurs plats à votre famille ou vos amis.
La recherche de gain de temps, la progression du télétravail et du travail nomade se répercutent aussi sur les façons de s’alimenter : effacement du petit-déjeuner, en particulier chez les jeunes et les populations défavorisées, au profit d’encas personnalisés dans la matinée, raccourcissement de la pause-déjeuner rendant plus rares les repas pris en commun, snacking, etc.
Là est sans doute la principale difficulté de compréhension de ce phénomène complexe, qui associe en une problématique des situations étrangères les unes aux autres. Traduisant des appartenances culturelles ou militantes, elles sont choisies, mais lorsqu’elles découlent d’intolérances d’ordre médical, ou de contraintes liées aux modes de vies, notamment professionnelles, elles se révèlent au contraire subies. À l’échelle de la société, ces alimentations personnalisées soulèvent néanmoins toutes ensembles des questions quant à notre capacité, demain, à partager encore le même temps de repas.
Faire passer son bien-être avant les habitudes familiales ou les traditions, écouter ses préférences, ses ressentis ou son appétit, quitte à s’écarter des préconisations « officielles » (ex. composition idéale d’un petit-déjeuner, nécessité ou non des produits laitiers)… L’affirmation d’une alimentation particulière peut être vécue comme une libération.
Mais elle peut aussi s’apparenter à un véritable parcours du combattant. Allergiques et intolérants, ou simplement femmes enceintes, doivent connaître la composition de ce qu’on leur propose. Cette attention permanente peut devenir une source d’anxiété, voire d’isolement (ex. renoncer à des repas partagés). On retrouve aussi des vécus difficiles chez les personnes engagées dans des régimes restrictifs (ex. régimes amaigrissants) ou orthorexiques, c’est-à-dire obsédées par le manger sain. Désocialisation alimentaire, exclusion sociale, les conséquences de ces modes alimentaires sont abordées dans une partie de l’ouvrage.
Si d’autres pays du monde occidental, à l’instar des États-Unis et de la Grande-Bretagne, font preuve de tolérance à l’égard des alimentations particulières, la France semble faire de la résistance. « Manifester un particularisme alimentaire revient à affronter une pression sociale, à se distinguer négativement, à assumer de « faire le difficile » et en supporter les conséquences, qui peuvent aller jusqu’à l’agacement, la réprobation ou, en somme une forme d’excommunication du cercle commensal… » soulignait Claude Fischler.
Affirmer ses particularités et ne plus manger la même chose que son voisin de table peuvent sonner comme une remise en cause du partage et de la commensalité. En France, renoncer à un plat préparé par un de ses proches, refuser de goûter ou ne pas finir son assiette ne sont pas neutres. Ces pratiques portent atteinte à des fonctions essentielles des repas. D’une part, elles viennent mettre des réserves ou des conditions à l’hospitalité, car si le repas offert honore le convive, celui-ci doit en retour faire honneur au repas et à l’hôte. D’autre part, elles viennent « gripper » les modalités de l’alimentation en commun. « Le fait de manger ensemble est réputé rapprocher : puisque manger la même chose, c’est produire la même chair, le même sang, c’est construire ou reconstruire symboliquement une communauté de destin. La commensalité intègre donc, mais elle désintègre aussi, au sens où elle exclut qui ne participe pas » rappelle Claude Fischler.
Au sein des Petites Cantines qui cherchent justement à réunir les gens autour de la préparation et du partage d’un repas sain, ces règles sont relativisées :
Nous abordons les alimentations particulières avec simplicité, dans le dialogue et le respect. Quand une personne nous indique qu’elle ne mange pas un aliment, on adapte simplement le menu comme on le ferait pour un ami chez soi. Certains respectent des restrictions alimentaires pour des raisons de santé ou religieuses. D’autres les choisissent par conviction. […]. Dans tous les cas, nous nous adaptons. Ce qui compte, c'est que le convive se sente accueilli. Il s'agit de faire attention à ne pas trier les convives, sous prétexte de trier les aliments - Diane Dupré La Tour, cofondatrice des Petites Cantines - L’intégralité de l’entretien est à retrouver ICI
Les auteurs ayant collaboré à l’ouvrage ne sont pas catégoriques, en raison de la moindre acceptation en France des alimentations particulières déjà évoquée et de pratiques françaises confortant le repas partagé. Rapidement évoquées dans l’ouvrage datant de 2013, celles-ci semblent aujourd’hui perdurer, voire gagner du terrain.
Selon les chiffres de l’OCDE, les Français restent les champions du monde du temps passé à table : 2h13 par jour sont consacrées à manger et à boire, alors que les Britanniques n’y consacraient qu’1h19 et les Américains 1h02 en 2016. Un « moment de partage » définit ce qu’est un bon restaurant pour 45% des Français. Pendant le confinement, les repas partagés ont subsisté sous la forme d’apéros/dîners par Zoom ou Skype, ou à la faveur d’ouvertures clandestines de restaurants. La réouverture des bars et restaurants en trois temps au printemps 2021 a été vécue comme une fête par nombre de Français. Notre empressement à « retrouver notre art de vivre à la Française » comme l’a exprimé le Président Macron, n’a pas manqué de faire sourire à l’étranger.
Quant au succès des événements et lieux autour de la gastronomie, des cuisines régionales et étrangères et des produits alimentaires, il ne se dément pas. De la traditionnelle Fête du Beaujolais au Lyon Street Food Festival et Food Traboule, où chacun peut choisir les saveurs qui lui conviennent et se retrouver à une même table, ces propositions répondent à notre besoin de rassurance (ex. sécurité des produits traçables, non transformés, ou locaux) et de liens sociaux.
Diverses initiatives autour de l’alimentation émergent également. Qu’elles visent « un système alimentaire local plus juste, écologique et solidaire » (Belle Bouffe), « l’accès du plus grand nombre à des produits de qualité » (Vrac, vers un réseau d’achat en commun), « la réintroduction du végétal et le plaisir de vivre ensemble au cœur de nos villes » (La Légumerie) ou « des relations de qualité et une alimentation durable » (Les Petites Cantines), toutes misent sur le collectif, le partage et la convivialité.
Le repas est un formidable trait d’union entre les gens [...] Quand on cuisine ensemble des produits bruts et qu’on partage un repas, on active d’autres leviers : le dialogue, la créativité, le respect, l’envie d’agir, la confiance qui est le ciment de notre lien social. Les repas des Petites Cantines permettent d’insuffler de la confiance entre les habitants, de tisser des relations de qualité et de remuscler le lien social - Diane Dupré La Tour, cofondatrice des Petites Cantines
Et si en partageant pratiques, convictions ou combats, les alimentations particulières participaient aussi à de nouvelles formes de liens sociaux et renouvelaient l’expérience de la table ? C’est l’hypothèse avancée avec prudence dans l’ouvrage dirigé par Claude Fischler qui semble se confirmer aujourd’hui.
En effet, les alimentations particulières peuvent rapprocher les personnes concernées au sein de microcosmes. Ces sociabilités alimentaires existent depuis de longues années au sein d’associations et trouvent des relais importants sur Internet. Des communautés web de personnes allergiques ou intolérantes (ex. https://www.afdiag.fr/ ; https://afdial.fr/), des forums dédiés à tel ou tel régime particulier (ex. https://vegeweb.org/), des échanges sur les réseaux sociaux d’expériences, de recettes et de bonnes adresses, en passant par les sites de rencontre pour végétariens et végans, force est de constater que les sociabilités alimentaires sur Internet sont aussi diverses qu’actives.
Se réapproprier son alimentation conduit aussi à réhabiliter des fonctions biologiques (mieux se nourrir, préserver sa santé) et sociales (plaisir, partage) de l’alimentation. Vouloir mieux manger implique de choisir ses produits (fraîcheur, qualité, saisonnalité), de s’informer des alternatives (montée du local, du bio, des produits régionaux), de rechercher de nouveaux distributeurs, producteurs et circuits courts, de réinvestir la préparation culinaire. D’où le succès des plateformes mettant en lien producteurs et consommateurs (ex. AMAP, Maréchal Fraicheur, Potager city, À l’ancienne, Gayet). Pour ceux qui peuvent y consacrer le temps et les moyens nécessaires, car le prix de l’alimentation reste déterminant pour la population générale, « manger est redevenu une affaire collective impliquant tous les acteurs de la chaîne alimentaire, et non une affaire strictement personnelle comme c’est le cas de nombreux régimes » constate la psychosociologue Estelle Masson. Cette consommation engagée se décline à la fois dans une recherche de proximité géographique (produits locaux/régionaux) et de proximité relationnelle.
Quant aux propositions au sein de nos quartiers comme celles des Petites Cantines, de Belle Bouffe, ou de VRAC, elles s’adressent à tous et contribuent à démocratiser une offre alimentaire engagée et abordable, le cuisiner maison et le partage de bons repas. Face à l’opportunité de vivre des moments de convivialité et de mieux manger, les spécificités alimentaires de chacun deviennent secondaires.
La dernière mesure d’impact social réalisée par la Petite Cantine de Vaise indique le renforcement du lien social : 95% des répondants se sentent accueillis comme ils sont et estiment pouvoir venir sans jouer un rôle. 84% d’entre eux font davantage de rencontres de nouvelles personnes différentes de celles qu’ils côtoient habituellement (âge, profession, religion, culture…) - Diane Dupré La Tour, cofondatrice des Petites Cantines
Qu’elles cherchent une alimentation préservant la santé ou en accord avec ses convictions, qu’elles affirment notre identité ou notre liberté, les alimentations particulières peuvent co-exister, passer outre les différences et se rencontrer. De la quête de bons produits à la consommation, beaucoup de Français continuent à rechercher plaisir, convivialité et lien social.
Les réelles menaces sur « l'art de vivre » sont ailleurs. Les évolutions souhaitées pour répondre à la transition écologique restent clivantes. Si les flexitariens, soit 1 quart des Français, se réjouissent de goûter aux charmes d'une gastronomie moins carnée, la part des régimes sans viande reste encore marginale (2,5% des Français, Ifop 2020) et la réduction de la consommation de viande divise toujours. De même, parviendrons-nous à adopter un modèle alimentaire plus sobre ? Si certains mettent un point d'honneur à acheter des avocats d'Espagne, plutôt que du Pérou, et du café labellisé commerce équitable, serions-nous prêts à nous en passer ?
Les experts s'accordent sur la nécessité de consolider des filières alimentaires locales, raisonnées ou bio, afin de favoriser une consommation responsable. Mais des personnes sont encore « loin de ces préoccupations, soit parce qu'elles sont dans une précarité extrême et qu'elles ont d'autres urgences, soit parce qu'elles n'ont pas été acculturées à ces enjeux » rappelait récemment Jérémy Camus, Vice-président de la Métropole de Lyon délégué à l’agriculture, l’alimentation et la résilience du territoire. 1 tiers des ménages métropolitains déclare ne pas avoir les moyens de s'alimenter correctement et 15% des Grands Lyonnais ne mangent pas à leur faim (Métropole de Lyon, 2018).
À Vaise, 82% des répondants de nos études d’impact découvrent de nouveaux produits et des idées de recettes simples, saines et peu coûteuses qu’ils peuvent refaire à la maison. La majorité déclare avoir fait évoluer leurs comportements : achat de produits locaux et de saison, choix de produits avec moins d’emballages, achats en circuit court… - Diane Dupré La Tour, cofondatrice des Petites Cantines
Aujourd'hui comme hier, à Vaise comme ailleurs, la table réunit, mais la complexité à concilier une alimentation sobre et durable, accessible en termes de prix, et la dimension plaisir, pourrait nous séparer. Qu’en sera-t-il demain ?
Interview de Thomas Zimmermann
Co-fondateur du Lyon Street Food Festival
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