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Veille M3 / De l’eau dans le numérique ? L’empreinte hydrique méconnue d’un secteur perçu à tort comme immatériel

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Photo d'un circuit imprimé

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Refroidissement de data centers, extraction de métaux critiques, gravure et nettoyage de semi-conducteurs : la dépendance croissante à l’eau de l’industrie du numérique est un phénomène mé-connu, mais pourtant bien documenté.

Le poids environnemental de cette empreinte hydrique, exacerbé par un contexte de raréfaction, oc-casionne ainsi de multiples controverses locales et des tensions géopolitiques.

Il témoigne en cela de la contradiction entre transition technologique et redirection écologique.

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Date : 14/03/2022

Chipageddon est une expression apparue dans la presse mi-2021. Mot-valise formé de « Chip » (microprocesseur) et « Armageddon » (lieu d’une bataille dans le récit biblique de l’Apocalypse), il désigne la pénurie soudaine de puces électroniques présentes dans tout l’appareillage domestique et industriel contemporain ; des ordinateurs aux smartphones, en passant par les trottinettes électriques, les réfrigérateurs, les lave-linges, mais aussi les automobiles ou les brosses à dents électriques. Omniprésents dans notre quotidien, les « semi-conducteurs » désignent la technologie de conduction électrique qui sous-tend les microprocesseurs permettant d’effectuer des calculs ou de stocker des données. Tout ralentissement dans leur production vient bousculer leur conception ou leur diffusion, et donc l’économie mondiale qu’ils sous-tendent.

C’est à cette occasion que le grand-public, peu au fait des chaînes de production mondialisées ou de l’omniprésence des semi-conducteurs, a découvert l’importance fondamentale d’un facteur a priori éloigné des technologies numériques : l’eau. Responsable de la production de 90% des puces de moins de dix nanomètres, l’entreprise Taiwan Semiconductor (台積電, TSMC) a ainsi révélé au printemps 2021 que ses besoins hydriques particulièrement abondants ne pourraient être assouvis du fait de la sécheresse connue par l’île du Sud-Est asiatique. L’absence de typhon à l’automne 2020, une situation inédite depuis plus de cinquante ans et accentuée par l’absence de précipitations durant l’hiver, a laissé vides les réservoirs de la région. À tel point que l’eau courante d’une partie de la population est coupée deux jours par semaine, et que les entreprises telles que TSMC ont reconnu racheter des réserves initialement destinée à un usage agricole, suspendant du même coup l’irrigation de 25% des champs de l’île.

 

 

Quand la Tech prend l’eau…

 

Le rapport Microchips: Small and Demanded de Julian Kamasa, chercheur au Center for Security Studies de l’École Polytechnique Fédérale de Zurich fournit un éclairage pertinent sur ce phénomène. Il souligne que l’arbitrage controversé entre l’industrie des processeurs et le secteur agricole s’explique par la conjonction d’une crise environnementale aiguë (fréquence accrue de sécheresses), de tensions géopolitiques (concernant la maîtrise de l’approvisionnement en puces) sur fond de pandémie virale de Covid-19. Kamasa y décrit en quoi l’Amérique du Nord et l’Europe sont de plus en plus dépendantes de ces « fonderies » taiwanaises et sud-coréennes. Et cela car les pays occidentaux cherchent à contourner l’entreprise chinoise SMIC mise sous sanction américaine, et pallier aux problèmes d’incendies rencontrés par la compagnie japonaise Renesas. C’est la raison pour laquelle une soudaine sécheresse à Taiwan vient bousculer les choses, puisque les entreprises de l’île possèdent 63% des parts de marché mondiale, dont 52% détenue par TSMC. Cette dernière est réputée pour fournir les fabricants de serveurs ou de cartes graphiques comme Nvidia, ou son plus gros client, la société Apple Computer. Evalués à 156 000 tonnes d’eau purifiée par jour, les besoins de TSMC s’expliquent par la nécessité de nettoyer les puces durant leur production, ou pour permettre l’utilisation de nouvelles techniques plus précises dites par « lithographie par immersion ». Il s’agit là d’un procédé consistant à améliorer la qualité de gravure des puces électroniques en imprimant ceux-ci au travers d’une fine couche d’eau.

Soudainement mise en lumière dans les médias l’an passé, cette crise des semi-conducteurs n’est en fait qu’un exemple parmi d’autres du lien fondamental entre le secteur du numérique et une ressource aussi commune que l’eau. Au-delà de cet exemple, l’analyse de risques proposée par Julian Kamasa permet de saisir en quoi la production et les usages des technologies de l’information et de la communication sont intimement liés à des besoins hydriques. Lesquels sont eux-mêmes bousculés de manière croissante par la crise environnementale systémique que nous connaissons. Passons en revue quelques autres enjeux avant d’adopter un regard prospectif à leur propos.

 

 

L’eau, victime collatérale de l’extraction des minerais ?

 

Cette importance des ressources hydriques pour la fabrication de semi-conducteurs se double d’un besoin intense en eau pour l’extraction, le traitement et le raffinage des minerais au cœur de la production de ces technologies ordinaires, des smartphones aux consoles de jeu en passant par les écrans qui nous entourent. Or l’industrie extractive de métaux critiques de type Bismuth, Cobalt, Lithium, Nickel, ou Silicium se déroule également sur des territoires dans lesquels la pression sur les ressources hydriques est déjà très forte actuellement. Cette situation risque très probablement de se détériorer à l’avenir, du fait de la crise environnementale. Elle pourrait ainsi occasionner de multiples conflits locaux et des tensions géopolitiques régionales ou internationales, comme dans le cas illustré au début de cet article, et dans le rapport de Julian Kamasa.

L'exemple du lithium est éloquent à cet égard. Métal essentiel pour le stockage réversible d’énergie dans les batteries grâce à la technologie Li-ion, sa consommation est en augmentation continue depuis plusieurs décennies. Son extraction et son raffinement sont en grande majorité réalisés en Australie, en Chine ainsi que dans la région andine (Argentine, Bolivie, Chili). Les images spectaculaires formées par les bassins d’évaporation chiliens, aux multiples nuances de jaune/vert qui contrastent avec l’arrière-plan rocailleux alentour, témoignent de cet espèce de paysage artificiel constitué à cause du processus dextraction. Récolter du lithium consiste en effet à pomper les saumures riches en minerai des lacs salés, et à les verser ensuite dans ces bassins, pour récupérer une solution plus concentrée de ce métal, après évaporation en plein soleil pendant plusieurs mois.

Concentrées dans le désert d’Atacama, au nord du Chili, ces activités extractives ont lieu dans une zone extrêmement aride. Elles occasionnent l’épuisement de la nappe aquifère située dans cette région, empêchant du même coup l’agriculture et provoquant de plus de nombreux dommages dans cet écosystème, comme la diminution de la biodiversité avec la disparition des flamants roses. C’est la raison pour laquelle des populations indigènes et des activistes écologistes, appuyées également par le régulateur environnemental du pays, multiplient initiatives et batailles juridiques pour faire interdire ou ralentir les projets miniers dans cette région. Ces initiatives vont ainsi à l’encontre de la compétition mondiale entre les acteurs historiques que sont les entreprises chiliennes (SQM) et américaines (Albemarle et FMC). Mais elles concernent aussi des nouveaux entrants chinois (Tianqi et Ganfeng) de plus en plus dynamiques.

Si le marché du lithium est pour le moment organisé par zones géographiques – Europe et États-Unis qui se fournissent dans la région Andine, et l’Asie qui a recours à la Chine ou l’Australie – cet équilibre pourrait être amené à changer. La compétition acharnée que se livrent ces entreprises, en regard des objectifs croissants d’électrification de toutes sortes d’objets (et de la demande qui en résulte), vont ainsi introduire une pression croissante sur les ressources minérales. Ce phénomène se répercute alors sur les besoins hydriques dans ces territoires, au niveau de la consommation d’eau, mais aussi de la pollution de celle-ci liée aux composants toxiques rejetés lors du traitement des minerais ou de leur recyclage.

 

 

Refroidissement de centre de données : la pression sur H2O

 

Un troisième domaine domaine dans lequel l’eau joue un rôle important est celui des centres de données (data centers). Ceux-ci regroupent en un même lieu physique des équipements informatiques d’une entreprise, comme les réseaux d’ordinateurs, des espaces de stockage, ou des systèmes de télécommunications. Ils constituent l’infrastructure qui permet d’héberger, de traiter et d’accéder de manière sécurisée à des données, contenus et applications numériques. Ces centres appartiennent généralement à des organisations diverses, tant chez les multinationales fournisseuses de services internet courants (Amazon, Apple, Facebook, Google, Microsoft) que des structures publiques (centres météorologiques, agences spatiales) ou des grandes entreprises qui louent des espaces de stockages à d’autres compagnies et à des particuliers (OVH, Amazon, Microsoft, etc.).

Hormis les enjeux spatiaux liés à la superficie nécessaire d’une telle infrastructure, le bon fonctionnement d’un centre de données repose sur deux dimensions. D’une part, une alimentation robuste en électricité, que le gestionnaire du réseau RTE évalue à autant que 30 000 habitants européens. Une telle consommation implique par conséquent la proximité d’une source de production électrique, et d’autre part, un moyen de refroidissement par climatisation ou ventilation. Les machines installées dans ces centres génèrent une grande quantité de chaleur, ce qui peut provoquer des risques d’incendie ou de détérioration générale de l’équipement. C’est la raison pour laquelle la proximité d’une source d’eau abondante (mer, lac, fleuve) est fondamentale à cet effet.

Les travaux recherche en sciences de lenvironnement sur cette question font état d’une consommation grandissante, directement corrélée à la croissance du nombre de centres de données dans le monde. On estime ainsi que leur effectif a doublé en cinq ans, consommant entre 13 et 22 millions de litres d’eau, ce qui représente dans certains cas jusqu’à 57% des sources deau potable. Cette augmentation est d’autant plus problématique quune partie de ces infrastructures est localisée sur des territoires en situation de « stress hydrique » manifeste, par exemple dans les régions très sèches comme dans le sud des États-Unis. Ce qui débouche là encore sur des conflits en lien avec des arbitrages locaux avec les habitants et agriculteurs.

Si les recherches technologiques actuelles à ce sujet explorent la réduction ou l’optimisation du coût hydrique de ces moyens de refroidissements, d’autres organisations choisissent de délocaliser leurs centres de données sur des territoires moins problématiques d’un point de vue environnemental. L’accès à des ressources en eau, à la fois pour la production hydro-électrique en contrebas des glaciers, et dans des conditions de température moindre, est depuis quelques années une piste suivie par plusieurs industriels dans l’arc alpin, par exemple en Suisse.

 

 

Entre optimisation et restrictions, quel avenir hydrique pour l’industrie du numérique ?

 

Les trois exemples de besoin en eau discutés ici, pour la production des semi-conducteurs, l’extraction des minerais et le refroidissement des centres de données, illustrent ce que les spécialistes en sciences de l’environnement nomment « lempreinte hydrique » de certains secteurs du numérique. Ce terme décrit la mesure de la consommation d’eau nécessaire à la production et l’utilisation de biens et de services. Indicateur mal connu, et assez peu visible dans les cas présentés ici, il permet de saisir une autre facette du poids environnemental de ce secteur. Si la matérialité des technologies de l’information et de la communication est maintenant bien connue au travers des infrastructures sur lesquelles il s’appuie (des ordinateurs aux câbles sous-marins en passant par les antennes et autres centres de données), l’empreinte hydrique décrite dans les exemples cités ici illustre l’ancrage géographique fondamental de ce secteur.

Les enjeux géopolitiques à son propos, esquissés notamment dans le rapport sur l’industrie des semi-conducteurs de Julian Kamasa, mettent en lumière une contradiction entre les promesses de transition numérique et les impératifs de redirection environnementale. Favoriser les besoins croissants en eau pour l’industrie du numérique en pleine expansion s’accomplit en effet au détriment des usages agricoles historiques. Cette situation est exacerbée par l’inégale répartition des ressources hydriques sur les territoires concernés et les multiples controverses locales ou internationales suscités par les arbitrages entre ces deux usages de ressources hydriques.

 

 

Malgré la difficulté à comparer ces usages de l’eau à d’autres secteurs industriels et de la consommation du quotidien, les quelques chiffres mentionnés ici témoignent néanmoins de la nécessité d’atténuation de cette empreinte hydrique. D’un point de vue prospectif, une telle situation n’est pas tenable sur le temps long, et mène à plusieurs réactions. La première, la plus classique, repose sur un solutionnisme essentiellement technique, par le biais de moyens d’optimiser cette consommation d’eau. Chacun des domaines du numérique décrit dans cet article fait ainsi l’objet de travaux de recherche et développement pour trouver des pistes de stockage et de réemploi des flux hydriques, ou de délocalisation de pans industriels dans des régions plus stables du point de vue de la disponibilité de cette ressource. La relocalisation de la fabrication de semi-conducteurs semble être aussi un enjeu pour la Commission Européenne, mais il s’agit là d’objectifs essentiellement géopolitiques.

Un second type de réaction passe par des restrictions croissantes, soit par la régulation d’acteurs étatiques qui se sont progressivement rendu compte d’un tel problème, soit de facto, par la fréquence accrue de crises environnementales aiguës, lesquelles entraînent en cascade des pénuries plus ou moins longues, et la rupture des chaînes de production. Comme souvent sur ces questions, c’est un mouvement conjoint de ces tendances qui est en cours, comme si des alternatives plus radicales, en mode dégradé, étaient difficilement envisageables, mais tout aussi probables, notamment sur des territoires peu dotées en ressources hydriques.

 

 

Remerciement : Nicolas Nova remercie Gauthier Roussilhe pour ses recommandations sur la thématique abordée dans cet article.