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Veille M3 / La famille digitale : près des yeux, loin du cœur ?

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Affiche de la série "Years and Years"
© BBC

Article

La moitié de l'humanité passe deux heures et trente minutes par jour sur les réseaux sociaux. Jusqu'au dîner de famille, nos relations virtuelles s'invitent à table de la vie réelle. Comment fermer la porte à ces « amis », « contacts », « abonnés » et autres « followers » !

Quels sont les effets des technologies numériques sur nos relations avec celles et ceux qui partagent notre intimité, notre histoire, notre généalogie, notre nom ? Comment la cellule familiale se remet-elle de ces intrusions permanentes ?

À partir de la série dystopique « Years and Years », diffusée pour la première fois en 2019 sur la chaîne britannique BBC One, cet article propose une mise en perspective des impacts bien réels de nos sociabilités virtuelles.

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Date : 25/04/2023

De la conversation WhatsApp à l’album photo Famileo, en passant par l’appel Facetime du dimanche soir, les médias sociaux sont accueillis à bras ouverts dans la sphère familiale. Ils répondent à première vue à un besoin évident : compenser les distances géographiques par l’ubiquité numérique.

Pourtant, leur modèle économique prend pour cible le ciment même de la vie familiale : notre attention, dont dépend notre capacité à prendre soin des autres, et nos données privées, c’est-à-dire l’intimité de nos vies.

En France, les familles se transforment. L’âge moyen du premier accouchement est passé de 25 ans en 1980 à 29 ans en 2020. Près d’un mariage sur deux prend fin par un divorce. Une famille sur quatre est un foyer monoparental. Mais aucune de ces statistiques ne rend compte des mutations que subissent les familles « de l’intérieur ». Parmi les vagues qui déferlent chaque année sur l’édifice social et mettent à l’épreuve nos relations familiales, les technologies de l’information et de la communication ne sont pas les moindres.

 

Famille traditionnelle ou éternelle ?

 

Years and years est une micro-série d’anticipation britannique écrite par Russell T Davies et originalement diffusée par la BBC et HBO. Largement saluée pour son caractère réaliste et visionnaire, elle déroule son intrigue dans un avenir proche (2019-2034) et se situe à mi-chemin entre la fresque sociale et la fiction dystopique. Une famille de Manchester, les Lyons, voit leur vie bouleversée alors que la Grande Bretagne est secouée par une succession de crises économiques, de chamboulements sociétaux, politiques et environnementaux et d’avancées technologiques. Les six épisodes suivent les vies entremêlées des Lyons, dont la famille proche devient rapidement le seul point de repère stable dans un monde sans dessus-dessous.

Le premier épisode met en scène un quiproquo entre les parents Lyons et leur fille Bethany. L'adolescente, après avoir accepté de désactiver son masque hologrammique (équivalent d'un filtre Snapchat se superposant au visage dans la vie réelle), déclare à ses parents qu’elle ne s'est jamais sentie à sa place dans son corps et qu'après s’être longuement renseignée, elle souhaite être « trans ».

 

 

Emplis de compassion, ses parents la cajolent et lui assurent que cela n’aura aucune incidence sur leur amour pour elle. S’en suit un échange tragicomique à l’issue duquel Bethany comprend que ses parents n’ont pas bien saisi l’objet de son coming-out : elle ne veut aucunement être transsexuelle, mais transhumaine : « Je ne suis pas à l’aise dans ce corps. Je veux m’en débarrasser. Cette chose avec des bras et des jambes et tout le reste. Je ne veux pas être faite de chair. Je suis désolée, mais je vais m’évader de cette chose pour être numérisée. Apparemment, il y a des cliniques en Suisse où l’on peut se rendre, signer un formulaire, et ils téléchargent notre cerveau sur le cloud. […] Je veux vivre pour l’éternité, sous forme d’information. Parce que c’est ce que sont les transhumains, maman. Pas des hommes ou des femmes, mieux. Là où je vais, il n’y a ni vie ni mort : il n’y a que données. Je serai donnée ». Les parents en concluent que leur fille veut se suicider et se montrent nettement moins ouverts à la proposition.

Cette scène peut être interprétée comme un pari sur la possibilité future de dématérialiser notre conscience. Ou comme l’allégorie d’un projet de société déjà largement réalisé : lorsque nous interagissons avec notre famille et nos proches, c’est le plus souvent par écrans interposés.

 

Travail, Famille, Netflix

 

Nous passons plus de temps sur Internet qu’à parler, qu’à lire des livres, qu’à écouter la radio ou qu’à regarder la télévision. Au cours de leur scolarité, les élèves et les étudiants passent en moyenne quatre fois plus de temps sur Internet qu’en cours. L’addiction aux écrans n’est pas un effet indésirable des médias sociaux : il s’agit de leur premier objectif visé. Le patron de Netflix, Reed Hastings, a ainsi déclaré publiquement en 2017 : « Nous sommes en compétition avec le sommeil. […] Et nous sommes en train de gagner ». Si les plateformes numériques voient en la satisfaction de nos besoins physiologiques un obstacle à la poursuite de leurs intérêts économiques, on imagine sans mal combien elles se soucient des effets de leur modèle sur les relations familiales.

Les principaux réseaux sociaux partagent le même modèle économique : capter le temps d’attention de milliards d’utilisateurs et convertir celui-ci en revenus publicitaires. C’est ce qu’on appelle l’économie de lattention. On doit l’une des premières références explicites à ce concept au psychologue et économiste américain Herbert A. Simon qui, en 1971, a écrit : « L’abondance d’information implique une pénurie de ce que l’information consomme. Ce que l'information consomme est assez évident : il s’agit de l'attention de ses destinataires. Une abondance d'informations crée donc une rareté de l’attention ».

L’attention étant une ressource finie, chaque minute passée sur Netflix, YouTube et TikTok ne l’est pas à cuisiner, lire, dormir, discuter ou prendre soin de nos proches. L’enfant hypnotisé par une tablette dans sa poussette, poussée par un parent lui-aussi rivé sur son smartphone, est devenu une scène banale de la vie quotidienne dans tous les pays riches. Aux États-Unis, six enfants sur dix utilisent YouTube avant l’âge de 2 ans, et plus de huit sur dix avant leurs 4 ans. Au Royaume-Uni, les enquêtes statistiques estiment que les enfants passent environ deux fois plus de temps sur leur smartphone (3 heures et 20 minutes par jour) qu’à interagir avec leur famille.

Bien sûr, nous nous servons aussi de ces outils numériques pour communiquer avec nos proches à toute heure du jour et de la nuit. Dans l’avant-dernier épisode de Years and Years, Bethany, qui s’est émancipée de la tutelle parentale en atteignant la majorité, s’équipe d’un implant cérébral qui lui permet d’interagir directement avec Internet, mais aussi d’échanger instantanément avec sa famille - voire de l’espionner par la pensée

En visionnant nos stories Instagram, en faisant défiler nos vidéos sur TikTok, ou en lisant nos publications sur LinkedIn, ce n’est plus à proprement parler avec nous que notre famille et nos amis interagissent, mais avec notre image numérique. Tant que cette image n’est que l’expression directe de nos actions et de notre volonté consciente, l’illusion d’unicité est totale. Mais que reste-t-il de nous lorsque cet avatar a une existence autonome ? L’intelligence artificielle permet déjà de recréer l’apparence et la voix d’une personne : le rappeur américain Kanye West a offert à son épouse Kim Kardashian un hologramme extrêmement réaliste de son défunt père, qui s’est adressé à elle en reprenant sa voix et ses mimiques. Les modèles de langage tels que ChatGPT, entraînés sur les millions de traces que nous laissons au cours de notre vie numérique, permettront de créer des clones virtuels plus réalistes que nature, avec lesquels nos proches pourraient continuer d’interagir longtemps après notre mort. Quand on voit l’engouement que suscitent les profils commémoratifs sur les réseaux sociaux, il y a peu de doute sur le fait que des avatars numériques posthumes trouveraient leur public.

 

 

De la cellule familiale au village global

 

En acquérant Twitter, Elon Musk a décrit sa plateforme comme la place de village de l’humanité. Le milliardaire n’a fait que dépoussiérer une métaphore plus veille que lui. Le « village planétaire » (en anglais Global Village) est une expression du philosophe canadien spécialiste des médias Marshall McLuhan, tirée de son ouvrage The Medium is the Massage paru en 1967. Elle vise à rendre compte du sentiment de proximité immédiate que procurent les technologies de l’information modernes dans un contexte de mondialisation. L’humanité était selon lui en passe de s’unifier en une seule et même communauté planétaire, « où l'on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace ».

Ni le contexte géopolitique contemporain, ni la polarisation politique croissante, ni la généralisation des bulles informationnelles ne semblent attester la thèse d’une communion spirituelle globale. L’information instantanée annihile les distances mais n’abolit pas les frontières : des murs numériques ont été dressés. Il n’en demeure pas moins évident qu’Internet ouvre grand les vannes à la mondialisation culturelle. À condition de posséder un accès aux médias sociaux - ce qui est le cas de près deux humains sur trois en 2023 - les mêmes tendances, les mêmes débats d’actualité et les mêmes phénomènes sociétaux peuvent avoir cours au même moment de part et d’autre du globe.

Un village est fait de plus petites communautés humaines : des foyers. Le foyer est le plus petit espace de vie partagé, souvent avec les membres de sa famille, autour de nécessités vitales : de quoi se chauffer et cuisiner. Associée à l’idée de sécurité physique et matérielle, d’isolement du monde extérieur et de vie privée, la « cellule familiale » n’est pourtant plus l’espace d’intimité qu’elle fut. L’information traverse désormais les murs d’une maison aussi surement que la place du village. Il ne s’agit pas seulement de fenêtres teintées donnant sur l’extérieur, par lesquelles on voit sans être vu, comme c’était encore le cas avec les médias traditionnels (presse, radio, télévision).

L’affichage public de la vie privée constitue un phénomène de société mondial dont augurait l’immense succès commercial de la télé-réalité. Tous devenus consommateurs et créateurs de contenus, producteurs d’informations et de données « désintermédiés », nos choix de mise en scène ne souffrent plus d’aucun filtre éditorial. De cette liberté inédite émerge parfois le meilleur, souvent le pire. La promesse de revenus économiques faciles repousse toujours fois plus loin les frontières de l’acceptable.

 

 

L’industrie pornographique délaisse les plateaux de production et se tourne peu à peu vers le « fait maison ». Le site Onlyfans permet à tout un chacun de s’essayer au genre en étant directement rémunéré par les spectateurs. La plateforme s’enorgueillit de près de 200 millions d’utilisateurs actifs, dont deux millions de « créateurs de contenus », principalement à caractère sexuel. Parmi les comptes les plus populaires figurent ceux de couples qui filment leurs ébats intimes pour arrondir leurs fins de mois. Les smartphones manipulés par les enfants dès leur plus jeune âge sont aussi un moyen évident d’accéder à ces contenus sans limitation pratique.

Dans Years and Years, Vivienne Rooks est une candidate nationaliste et populiste aux élections législatives du Royaume-Uni. Maîtrisant à la perfection les codes des médias traditionnels et des réseaux sociaux, elle crée l’évènement et la polémique mieux que ses adversaires. Invitée sur un plateau télévisé, elle a recours illégalement à « Blink », une application qui verrouille instantanément tous les smartphones situés dans un rayon de trente mètres. Son geste suscite l’indignation des spectateurs mais la démonstration est réussie : nous peinons à voir le monde tel qu’il se présente à eux plutôt qu’à travers nos écrans. Vivienne en profite pour expliquer que sa petite fille a été traumatisée par des contenus pornographiques et entre en croisade contre la décadence morale de sa société. Mais Vivienne n’est pas à une hypocrisie près : elle s’appuie elle-même sur les deepfakes, ces vidéos factices générées par intelligence artificielle, pour discréditer tous les leaders des partis adverses en leur faisant tenir des propos polémiques.

Lorsque la misère et les inégalités extrêmes s’en mêlent, la cellule familiale peut aussi devenir le théâtre de violences insoutenables. Une vaste enquête en trois volets publiée dans Le Monde début 2023 témoigne ainsi de l’ampleur d’un phénomène mondial que même le Meilleur des mondes n’avait pas osé pronostiquer : « Depuis une dizaine d’années, le “live streaming”, qui consiste à diffuser par l’intermédiaire d’une webcam, à des fins commerciales, des scènes de violences sexuelles commises sur des enfants, prospère dans les pays d’Asie du Sud-Est, notamment aux Philippines, mais aussi en Afrique, en Europe de l’Est et en Amérique du Nord ». C’est ainsi que des milliers de vidéos d’enfants violés, souvent par leurs propres parents, transitent quotidiennement d’un bout à l’autre de la planète pour satisfaire les pulsions sordides de dépravés au prix d’une poignée de dollars.

Nous vivons certes dans le même village global, mais ce village est en proie à autant de luttes intestines, d’injustices et de violences qu’ont pu en connaître n’importe quel village par le passé. Michel Serres expliquait : « Les civilisations basculent et se mettent en place de manière nouvelle lorsque des révolutions concernant l’information interviennent ». Les familles ont jusqu’à présent résisté à l’imprimerie, à la télévision et à Internet. Vont-elles fléchir devant les médias sociaux ?

 

 

(Spoiler alert) Dans le dernier épisode de Years and years, une ellipse temporelle déplace le récit en 2034, où il est révélé que les événements de la série ne sont que les souvenirs d’Edith Lyons, la sœur aînée, étoile filante de la fratrie, qui parcourait le globe en quête de justice, alors qu'elle est en train de télécharger son esprit dans le cloud pour échapper à la mort. Alors que son corps s’éteint, elle dit aux médecins-techniciens qu'elle ne croit pas que sa conscience puisse être codée, car l'esprit humain est plus que de la donnée. Quoiqu’il en soit, le clan Lyons est réuni, ne sachant à quoi s’en tenir : entrer en deuil ou célébrer l’éternité familiale virtuelle.

 

  • Years and Years – Créée par Russell T Davies – BBC One (2019)