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Mobilité(s) : mot-clé des transitions en cours, levier d’action pour transformer la ville

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C1 Trolleybus à Lyon© Smiley.toerist

Article

Si la transition écologique doit s’envisager comme une réorientation globale et transversale de nos modes de vie, les enjeux de mobilité devront être saisis comme l’un des dénominateurs communs aux différents secteurs d’activité à transformer.

De l’aménagement urbain au décryptage de nos usages, l’évolution de la mobilité demande de dépasser le seul cadre de l’expertise technique et sectorielle, afin de prendre la mesure de ses dimensions culturelles et sociales.

Dans cet article, le sociologue et urbaniste Benjamin Pradel propose une entrée en matière pédagogique sur les multiples problématiques traversées par ce thème, avec en point d’appui les nombreuses ressources de Millénaire 3 publiées sur ce sujet.

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Date : 26/09/2023

La mobilité, une définition plus complexe qu’il n’y paraît

 

De l’approche transport à la mobilité

 

La mobilité déborde largement les questions de transport en général et de transport public en particulier. Michèle Vullien, alors présidente du Pôle Mobilité du Grand Lyon, en faisait état dans une interview en 2012, évoquant sa présence dans toutes les politiques publiques, du climat à l’action sociale. À l’inverse, l’approche par le transport se rapporte plus particulièrement au développement et à l’organisation des systèmes permettant l’action de porter d'un lieu dans un autre. C’est elle qui est mise en avant en 2005 pour présenter les chiffres de l’enquête « ménage » dans un article intitulé Le marché des modes de transports urbains.

L’approche transport prévalait jusqu’à ce que la nécessité d’imbriquer les questions environnementales et sociales à celle des déplacements apparaisse comme enjeu de société. Dominée par une visée planificatrice fondée sur le principe de satisfaction et de prévision de la demande (Gallez, 2015) [2], elle ne suffit plus à organiser les besoins face à l’individuation des modes de vie et la complexification des déplacements. Supportée par des considérations techniques et fonctionnelles, l’approche transport doit également intégrer les enjeux de durabilité et d’impact sur l’environnement.

Le secteur du transport, même s’il fait de la résistance, le pressent, comme les propos de Bernard Favre le laisse transparaître. Dans un interview de 2007, le directeur de la recherche de Renault Trucks évoque le passage d’une stratégie de vente de camion à une stratégie de vente de « solutions de transport ». Le pôle de compétitivité Lyon Urban Truck & Bus (LUTB) se mobilise alors autour d’une nouvelle problématique liée au développement de la mobilité par des moyens de transport collectifs de personnes et de marchandises. L’économie aussi perçoit ce passage du transport à la mobilité, comme l’explique Olivier Blandin en 2011 dans son texte Comment conjuguer mobilité et responsabilité collective ?. Ici, l’économie de la fonctionnalité permet de porter une nouvelle façon de penser le déplacement, intégrant les enjeux de développement durable, en répondant aux « besoins fonctionnels » de mobilité, et non plus « d’être transporté ».

Approche intégrée, davantage nourrie par les sciences sociales, la mobilité fait sienne les enjeux de durabilité. Elle se recentre sur la gestion, voire la diminution, de la demande de déplacement. Elle réinscrit les déplacements dans leurs contextes, notamment urbains et territoriaux. Elle intègre également les enjeux sociaux, les inégalités qu’elle peut engendrer, l’inclusion sociale et les freins d’accès en matière d’opportunité de déplacement. Elle est aussi attentive aux besoins et à l’expérience du déplacement des usagers, qui sont aussi des consommateurs pour un marché du transport qui doit engager sa mutation. La mobilité est une approche compréhensive des déplacements, entre pratique spatiale et pratique sociale.

 

Ligne 78 des TCRL en direction de Feyzin les Razes, avec un bus de la marque CBM affrété par Verney pour les TCL.© Société des transports en commun lyonnais

 

La mobilité est une pratique spatiale

 

Parce qu’elle s’applique à saisir les logiques sociales et spatiales de déplacement, la mobilité est liée au contexte, notamment territorial, dans lequel le mouvement se déploie. Elle intègre donc les déplacements actés et potentiels et les conditions spatiales qui les permettent ou les contraignent. De ce point de vue, la mobilité est un vecteur d’accessibilité qui désigne la plus ou moins grande facilité avec laquelle un lieu peut être atteint à partir d’un ou de plusieurs autres lieux, par un ou plusieurs individus susceptibles de se déplacer à l’aide de tout ou partie des moyens de transport existants. La mobilité dépend en effet de la localisation du lieu de départ, mais aussi de la distance par rapport aux lieux à relier et de la performance du ou des systèmes de transport utilisés et de leur environnement urbain pour accomplir le déplacement.

Cet aspect est largement abordé dans les ressources Millénaire 3, et par exemple dans un article de 2002 d’Emmanuelle Labrey. L’auteur y décrit les liens entre mobilités et formes de la ville par une chronologie démontrant la reconquête opérée depuis trente ans par des usagers et des modes de déplacement (piétons, tramways, vélos) qui en avaient été exclus lors de la reconstruction d’après-guerre. Ainsi, la mobilité est un trait d’union entre les caractéristiques du système de transport et les caractéristiques de l’aménagement du territoire.

 

La mobilité est une pratique sociale

 

La mobilité est une pratique sociale de déplacement, une capacité des individus à se mouvoir, dans un contexte donné. Elle est une aptitude, entendue comme une disposition naturelle ou acquise de quelqu'un à faire quelque chose. Elle est aussi une compétence en rapport avec un savoir-faire qui s’apprend et renvoie à une norme sociale attendue. Elle est enfin une expérience qui met aux prises des individus avec des contextes sociaux, spatiaux et temporels relatifs à l’action de se déplacer. En ce sens, la mobilité peut constituer une épreuve.

La notion de motilité rend compte du potentiel de mobilité dont un acteur dispose, cette plus ou moins grande facilité de déplacement de l’individu qui peut être réduite pour des raisons sociales, cognitives, physiques, etc. Cette approche permet de révéler les inégalités construites relativement à une mobilité devenue une nouvelle valeur sociale. Il faut alors bouger pour s’en sortir et, à ce jeu, tout le monde ne dispose pas des mêmes possibilités d’action, comme l’explore Cécile Ferré dans son article intitulé Quelle politique de réduction des inégalités face à la mobilité pour une ville plus solidaire, paru en 2013.

Entre individu et société, la mobilité embrasse à la fois le contexte du mouvement, qu’il soit géographique (lieux), politique (aménagement), social (normes), technologique (techniques), et les pratiques du mouvement individuelles et collectives, dans une dimension compréhensive (inégalité, capacité, etc.) ou plus descriptive (durée, motifs, etc.). En ce sens, la mobilité est transverse à l’ensemble des politiques et réflexions urbaines sectorielles.

 

 

La mobilité, un enjeu transverse des politiques urbaines

 

La mobilité est un fait social total. Elle traverse les réflexions sut le devenir de la ville et se retrouve, d’une manière ou d’une autre, dans l’ensemble des politiques publiques sectorielles. La mobilité est alors évoquée dans un très grand nombre de publications de Millénaire 3 qui ne lui sont pourtant pas directement consacrées : politiques temporelles, urbanisme, données numériques, mondialisation des villes, espaces publics, genre, smart-city, santé, environnement, action sociale… La mobilité est partout.

L’individuation et l’accélération des mobilités est au cœur de la transformation des rythmes des modes de vie. Paru en 2022, le dossier consacré à l’évolution des politiques temporelles sur les 30 dernières années montre combien les mobilités ont poussé les collectivités locales à redéfinir leur rapport aux temporalités (transports, accueil, travail, etc.).

Le développement de mobilités complexes (intermodalité, multimodalité, etc.) et massives nécessite de repenser aussi les politiques locales d’aménagement, depuis les Plans de Déplacements Urbains (PDU) jusqu’aux modalités de gestion des espaces publics. Le dossier « Demain, la rue » paru en 2021 analyse ces enjeux de réorganisation du partage de l’espace urbain entre les mobilités autour, par exemple, du concept « d’urbanisme dynamique ».

La mobilité se retrouve aussi en bonne place dans un dossier de 2022 consacré à l’urbanisme favorable à la santé. Elle est au cœur des enjeux d’amélioration de la qualité de l’air via la réduction des émissions carbones dues aux déplacements et donc des politiques de santé.

Les politiques d’insertion et d’emploi ne doivent pas négliger non plus son importance comme levier lorsqu’elle est maîtrisée, via par exemple le travail à distance, ou lorsqu’elle est au contraire un frein dans le retour à l’emploi, comme identifié dans l’étude éponyme de 2019.

La mobilité est aussi liée aux politiques de gestion urbaine. La ville dite « intelligente » mise en avant en 2016 dans un dossier éponyme a comme objectif important l’optimisation des déplacements. Et la modélisation urbaine et sociale se doit de saisir au mieux la mobilité pour alimenter les prises de décisions, comme l’explique Maxime Frémond dans une interview de 2016.

Les politiques environnementales prennent aussi la mobilité au sérieux. Elle est en bonne place dans le dossier Santé et Environnement paru en 2018, et les approches climatiques, que ce soit sur la qualité de l’air, les ilots de chaleurs ou le benchmark sur les stratégies de développement de la canopée urbaine de 2021. La nature en ville et la mobilité doivent composer ensemble.

Les mobilités sont aussi révélatrices des enjeux d’inclusion et d’égalité dans les politiques publiques. Les approches géographiques et sociologiques révèlent les inégalités territoriales dans les réflexions de Rodolphe Dodier en 2018 à propos des mobilités dans les espaces périurbains.

Les politiques d’égalité femmes hommes doivent s’intéresser à une mobilité qui constitue une expérience genrée, bien particulière en ville, comme l’expose l’article Rapports Femmes/Hommes dans l’espace public publié en 2018.

Les politiques du numérique ne sont pas en reste pour des collectivités cherchant à mieux organiser l’offre de mobilité. Le dossier DATA, données et services de 2017 montre combien la donnée est un outil pertinent pour proposer de nouveaux services plus interactifs, plus individualisés, plus accessibles, efficaces et performants, en matière de mobilité. La donnée sert alors une ville servicielle, co-produite, recomposant les jeux d’acteurs, notamment ceux de la mobilité, comme l’explique Isabelle Baraud-Serfaty dans une interview de 2015.

 

Station de métro Bellecour, Lyon.© Chabe01

 

La transition mobilitaire, une nécessaire approche holistique

 

La mobilité est à la croisée des enjeux urbains en tant qu’opérateur non neutre entre l’espace et le social. Tissant une diversité de liens entre tous les pans de la société, il est parfois complexe d’agir dessus tant les effets rebonds peuvent être nombreux. Ainsi, l’objectif de transition vers une mobilité plus durable, socialement, économiquement et écologiquement parlant, doit nécessairement questionner les référentiels et cadres collectifs, et pas les seuls comportements individuels.

En 2014, Bruno Marzloff soulignait que la mobilité, en tant que marqueur d’un modèle d’évolution globale de la société, changeait fondamentalement le visage des villes via, notamment, de nouveaux processus de dialogues s’instaurant avec les usagers, servant une mobilité au cœur des modes de vie. Cette approche par les modes de vie, également évoquée en 2013 dans une interview de Jean Viard, fait l’objet d’un dossier complet en 2022. Il propose notamment une exploration du lien entre la mobilité et les modes de vie pour tenter de dépasser l’approche centrée individu de la question du changement de comportement.

L’injonction au changement mobilitaire doit s’inscrire dans un cadre collectif le permettant. En 2012, Valérie Didier évoquait ce cadre en insistant sur l’existence d’une « culture de la mobilité », différente dans les territoires et pays, et qui devait faire l’objet d’un travail pour une évolution vers une mobilité plus durable en passant, par exemple, de la voiture patrimoniale à la voiture partagée. Cécile Ferré, en 2014, en défendant la nécessaire longue marche du droit à une mobilité façonnant l’accès à d’autres droits et créant alors de nouvelles inégalités, démontrait que cette dernière était une norme collective forte et obligeante.

La transition mobilitaire ne peut s’inscrire seulement dans une approche technique d’une transformation des modes de déplacement, infrastructures et techniques, autour des questions de transport. Elle ne peut pas non plus suivre une seule approche politique par le haut pesant sur un changement de comportement individuel, via une vision en matière de déplacement visant à réduire, transformer, révolutionner.

Il ne suffit pas de créer des dispositifs, techniques ou politiques, pour changer les pratiques des individus. Ces propos de Gaétan Brisepierre dans une interview de 2020 sur les pratiques énergétiques peuvent s’appliquer aux mobilités. La transition mobilitaire nécessite une construction en lien avec l’évolution des modes de vie et des comportements. Elle doit s’appuyer sur une démarche compréhensive des arbitrages individuels, et une approche collective des conditions facilitant des arbitrages vertueux (imaginaires, normes, valeurs, tarification, accessibilité, etc.).

C’est pourquoi les collectivités locales cherchent à inciter à un changement de comportements en déployant divers dispositifs incitatifs tournés de plus en plus vers une approche usager, comme le montre le recensement de 2020 sur le sujet.

 

 

La mobilité durable, une approche systémique

 

Il y a un enjeu à créer un système de services et de politiques publiques qui accompagnent la transformation des modes de vie et notamment des mobilités. Il peut prendre appui sur les sciences humaines et sociales, avec une approche centrée sur les usages et comportements liés aux modes de vie pour comprendre les freins, opportunités de changement et impacts négatifs des évolutions attendues. Il peut aussi s’appuyer sur des dispositifs expérimentaux (sciences participatives, nudges, mises en situation, tests de dispositifs en situation, etc.) et les différentes échelles de la participation pour mieux objectiver les besoins et recueillir les récits.

Ces approches doivent pouvoir alimenter une politique de transition mobilitaire désirable, compréhensible, faisable et capable de prendre en compte, atténuer voire faire disparaître ses propres effets négatifs, notamment sur la vie quotidienne des habitants, parce qu’ils auront été anticipés. Au-delà d’une forme de résistance du paradigme de l’offre de transport et des changements liés au processus de territorialisation de l’action publique, il existe en effet une difficulté à interroger et à prendre en compte les impacts sociaux des politiques visant la transition mobilitaire autour des enjeux environnementaux.  

Ainsi, les transitions à opérer pour une mobilité durable constituent un défi écosystémique de taille. Elles nécessitent une approche intégrée des questions environnementales, sociales et de mobilité. Béatrice Vessilier soulignait dans une interview de 2006 combien le développement durable comprend des thématiques liées à l’environnement urbain et au premier rang desquels les déplacements, et que l’enjeu était bien de convaincre les changements de comportements et d’engager une « éducation à l’environnement ». En 2013, Cécile Féré s’interrogeait sur la politique de réduction des inégalités à engager face à la mobilité pour une ville plus solidaire, afin d’éviter l’écueil d’une politique aveugle sur ses impacts sociaux.

La mise en place des ZFE et des débats actuels sur les inégalités engendrées dans l’accès à la ville des plus modestes est un exemple de la nécessité d’une vision usager et expérimentation. La Métropole de Lyon a ainsi mis en place une grande concertation citoyenne sur la plateforme de participation citoyenne, sur la base d’une préparation reposant sur des focus groups en 2021. D’autre part, une expérimentation a été engagée en 2023 auprès de 20 foyers-pilotes qui, pendant trois mois, ont bénéficié d’un accompagnement très personnalisé pour tester au quotidien d’autres modes de déplacement que leur voiture personnelle.

Cette démarche illustre les travaux de la Direction de la Prospective et du Débat Public (DPDP) de la Métropole de Lyon. Depuis plus de 15 ans, et notamment sur le site Millénaire 3, ces ressources explorent l’évolution des mobilités qui bouscule le fonctionnement de nos sociétés, et l’accompagnement de cette évolution, entre prise en compte des besoins, expérimentations et orientations de l’action publique.

 

[2] Gallez. C., 2015, La mobilité quotidienne en politique. Des manières de voir et d'agir : Dossier d'habilitation à diriger des recherches Université Paris-Est Marne-la-Vallée Spécialité aménagement. Science politique. Université Paris-Est.