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Veille M3 / L’art « brut » : art du soin, chant des signes imprononçables

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Du 15 au 24 septembre, une dizaine de lieux de la métropole de Lyon et de la région Auvergne-Rhône-Alpes accueilleront la 10ème édition de la Biennale Hors-Normes, consacrée aux expressions artistiques qui dialoguent avec les limites des esthétiques, des formats et des concepts.

Dans le cadre de notre veille prospective consacrée à la santé mentale, les enjeux de l’art brut nous ont semblé essentiel à mettre en perspective, à l’aune de ce que ces œuvres nous disent de notre relation à la folie, au marché et à la rationalité, perçue comme valeur cardinale des cultures occidentales.

Au milieu d’un monde où se croisent crises climatiques, économiques, politiques, diplomatiques, comme s’il était devenu fou, que faire de ce qu’exprime les déments « officiels » ?

Le mur construit entre « eux » et nous » est-il aussi haut que ce que l’on veut bien croire ?
À quelles ressources avons-nous renoncé en stigmatisant les comportements de celles et ceux qui défient notre idéal d’équilibre et de raison ?

C’est à ces questions, et à d’autres encore, que tente de répondre Josep Rafanell i Orra, auteur notamment de l’ouvrage « En finir avec le capitalisme thérapeutique », point de départ de notre réflexion.

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Date : 13/09/2023

En 2022, les éditions Météores republiaient En finir avec le capitalisme thérapeutique du psychologue et thérapeute Josep Rafanell i Orra, qui met en avant au fil de ses enquêtes le travail de normalisation et de contrôle des institutions de santé mentale, et la confusion croissante entre soin et gestion des « surnuméraires » à réintégrer dans l’économie. Publié initialement en 2011, cet ouvrage avait été suivi en 2018, toujours par le même auteur d’un influent Fragmenter le monde, qui appelait à une singularisation des communautés contre une normalisation envahissante.

À l’heure où la culture se voit sommée d’inventer de nouveaux imaginaires, post-capitalistes, adaptés à l’Anthropocène et émancipateurs, où l’on déplore la destruction de la psychiatrie publique et plaide pour une psychiatrie indisciplinée, l’art peut-il agir comme outil de fragmentation, qui ouvrirait ces « disciplines » ?

En interrogeant notre rapport à la limite, à la Raison, l’art brut, en particulier, questionne la Modernité occidentale quand celle-ci se confronte justement à ses limites et à celles de la planète.

 

 

Ne plus voir l’asile en peinture

 

Depuis le 16e siècle, la folie a été progressivement exclue de la société. À l’invention de l’institution asilaire, dans ce que Michel Foucault nomme « l’âge classique » répond, au 20e siècle, une profonde remise en cause du modèle aliéniste. Si dès 1925, Albert Londres dénonce l’asile qui n’a « pas pour base l’idée de soigner et guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société », la critique se radicalise à partir de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi la psychothérapie institutionnelle naît en France sous l’influence de François Tosquelles, Lucien Bonnafé, Jean Oury ou Félix Guattari et d’institutions comme la clinique de la Borde, de Saint-Alban, ou de la Chesnaie. En Italie, la psychiatrie démocratique inventée par Franco Basaglia sera à l’origine de la Loi 180, qui aboutira en 1999 à la fermeture des hôpitaux psychiatriques.

La désintutionnalisation, passant par exemple par la fermeture des institutions psychiatriques, mais surtout par la promotion d’une égalité de traitement entre les patients psychiatriques et les autres, induit de passer de la garde et de la coercition au traitement et au soin. Cette approche a vu son influence largement contrebalancée par le développement d’une logique de contrôle et d’inspiration positiviste et économiciste dans l’approche des troubles psychiatriques.

Parallèlement au débat sur l’institution psychiatrique qui traverse le 20e siècle, la parution en 1922 de l’ouvrage Expressions de la Folie par le psychiatre Hans Prinzhorn secoue la création artistique. Il se développe alors un attrait pour l’« art des fous ». Du mouvement surréaliste, qui cherche à travailler la matière inspirée de l’inconscient, la dynamique se poursuit jusqu’à la conceptualisation dans les années 1940 par Jean Dubuffet de l'art brut. Si le terme opère comme une synthèse entre des expressions artistiques disparates -l’art psychopathologique, l’art médiumnique ou encore l’art des marginaux -, il enferme aussi et ordonnance.

À la lecture de cette histoire, il apparaît que la forme institutionnelle conditionne l’expression artistique, ainsi, la clinique de Saint-Alban accueille nombre d’artistes « brut » : du sculpteur Auguste Forestier à Marguerite Sirvins. À l’inverse, la slameuse et autrice Treize dénonce aujourd’hui une approche disciplinaire et infantilisante de la psychiatrie, un « assommage médicamenteux » et nourrit son art de l’ouverture du « huis clos psychiatrique ». Au point que pour le psychiatre et écrivain lyonnais Emmanuel Venet, dans le paradigme néolibéral actuel de la psychiatrie, « la société en arrive à neuroleptiser ses poètes, ses saltimbanques et ses adolescents révoltés. » En retournant la phrase d’Albert Londres, on pourrait se demander si l’asile ne répond pas moins à la crainte que les fous « inspirent à la société », qu’au risque qu’ils inspirent cette dernière.

 

 

L’art comme devenir fuite ?

 

À l’inverse de cette normalisation, l’art brut est un exercice se rapprochant de l’« expérience-limite », chez des auteurs comme Michel Foucault ou Maurice Blanchot, comme rencontre avec une extériorité radicale mais aussi comme forme d’inatteignabilité de l’artiste, échappant à la pleine compréhension du spectateur. Par sa remise en cause des fondements radicaux de l’existence, l’art brut comme monde privé d’un fondement absolu (arkhé) auquel raccrocher des valeurs sociales est an-archiste.

Enfin, largement autotélique et auto-référentiel, l’art brut échappe au pastoralisme de la psychiatrie qui vise à soigner, réinsérer, ré-adapter ces populations « excédentaires » au sens de Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant, qui entendent par là « l’ensemble des personnes exclues du fait des principes normatifs qui guident les politiques publiques, en particulier en matière de santé » (cité par Alexandre Monnin, Politiser le renoncement, Divergences, 2023).

 

 

Au-delà de cette auto-référentialité, l’art brut manifeste, de la part de ses auteurs, un attachement au processus créatif plutôt qu’à l'œuvre comme résultat de celui-ci. Comme pulsion créatrice nue, sans filtre et sans discours, réalisée hors de l’influence de la culture et du marché, les exemples sont nombreux du peu de cas que manifestent les artistes « brut » à l’égard de leurs œuvres finis et de leur valeur potentielle. Ainsi Scottie Wilson qui vend ses œuvres dans des caravanes et finit par en brader devant la galerie qui l’expose, jugeant les prix scandaleux. De même Augustin Lesage, qui indexe les prix de ses œuvres sur son salaire-horaire de mineur. Enfin, le peintre Hassan, sans domicile fixe du quartier du Born à Barcelone, présenté dans le récent documentaire de Simon Backès La folie Art brut.

Paradoxalement, en refusant, par désintérêt ou rejet, la valorisation de leurs œuvres, les artistes brut s’exposent à leur récupération par le marché de l’art. En témoignent les « fairs » dédiées à l’art brut, ou la forte croissance de ce marché qui fait suite à l’engouement muséal pour cet art. Rejoignant la « tentation de l’art contemporain » se rendant indisponible pour une rencontre avec le spectateur, l’art brut manifeste une « certaine aptitude à l’éblouissement », selon les termes de Nicolas de Staël. Mais comme l’art contemporain, il est devenu, en dépit de ses tentatives de fuite, une marchandise du marché très spéculatif de l’art.

On lit la même dynamique chez Louisa Yousfi, dans son récent essai Rester Barbares, dans lequel elle analyse les stratégies d’insaisissabilité mises en œuvre par certains rappeurs. À partir notamment de l’analyse de la situation post-coloniale proposée par Franz Fanon et de l’entreprise de récupération de la langue déployée par Kateb Yacine, elle analyse les trajectoires de Booba et du duo PNL : « Se raconter en barbare devient une façon paradoxale de se raconter en humain sans se livrer aux bons sentiments de la civilisation, à son misérabilisme pervers ». Et pourtant, ces artistes figurent parmi les mieux implantés sur le marché musical. On retrouve cette captation par le marché d’un art fuyant, voire critique, dans la mise en avant, à partir des années 1960, de la performance, du happening comme expression artistique. Là encore, l’insaisissabilité de l’instant, son impossible transformation en marchandise, recherchée par l’un de ses promoteurs, Harald Szeemann, fit long feu.

 

 

À rebours de cette incompatibilité de l’expression artistique avec son inscription dans la sphère marchande, la santé mentale est devenue un terrain d’expression prisé. Le monde du rap s’y est ouvert, avec des artistes comme Kid Cudi, le single « 1–800–273–8255 » (le numéro d’aide d’urgence suicide aux États-Unis) du rappeur Logic, ou avec la mise en avant de la bipolarité de Kanye West, notamment sur la pochette d’un album baptisé Ye sur laquelle on peut lire « I hate being bi-polar, it’s awesome » («Je déteste être bipolaire, c’est génial »).

En Europe, après Disiz il y a quelques années, le rappeur Stromae a lui aussi affiché ses souffrances à travers un happening remarqué. Si l’on en croit le documentaire Santé mentale : Dans la tête du rap Français de Chloé Sarramea, la tendance serait en plein essor. Jusqu’à faire du trouble mental un argument marketing ? C’est le pari d’un jeune rappeur dans une émission Netflix visant à découvrir de « nouveaux talents ». En 2017, l’association anglaise Help Musicians concluait son rapport sur cette phrase : « Faire de la musique est thérapeutique. Mais essayer d’y faire carrière est dévastateur ».

 

Pour une psychiatrie sur « terrain vague non cadastré »

 

L’art brut comporte dans sa définition même une part de marginalité, aussi les enquêtes de Josep Rafanell i Orra, présentées en première partie de l’ouvrage, le mènent à travailler en milieu pénitentiaire, avec une « confrérie de crackeurs », auprès des publics de l’aide sociale à l’enfance, lors d’ateliers d’art-thérapie organisés par l’A.E.R.I en Seine-Saint-Denis, auprès de communautés Rroms dans le même département, ou dans des Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM). À partir de ces expériences, il plaide pour une reconfiguration des rapports entre les professionnels de santé et les populations « objet » du soin, notamment par l’association de ces dernières à leurs parcours thérapeutique, l’autogestion des lieux, ainsi que par l’organisation d’une porosité entre les dispositifs assistanciels et les communautés locales. Il appelle ainsi non pas à soigner, mais à « prendre soin » des individus et de leurs mondes, de leurs relations, et ainsi à sortir d’une « passion du diagnostic ».

 

 

C’est à partir de ces expériences que Josep Rafanell i Orra propose, dans la seconde moitié de l’ouvrage, d’En finir avec le capitalisme thérapeutique. Par l’instauration d’un « communisme du soin » qui s’opposerait alors « irrémédiablement à l’organisation systémique des populations », à un « système de santé » donc, et reposerait sur des communautés thérapeutiques situées, appartenant à leurs lieux de singularisation collective. Tout l’inverse donc de l’institution totalitaire analysée en 1961 par E. Goffman dans Asiles qui reposait sur des fonctions de neutralisation des différences, de réadaptation à l’ordre social, bref à la mortification des identités.

Ainsi dans la perspective de Josep Rafanell i Orra, qui pose le travail social comme accueil et écoute, soit comme une « communisation de l’expérience », les espaces de soin seraient des hétérotopies. Des lieux de rencontre avec la différence et de circulation avec d’autres formes communautaires, dotées d’une dimension politique dès-lors qu’y surgirait des expériences s’opposant. « Une politique du soin doit conduire à la restauration de la différence dans la construction de la communauté » écrit l’auteur, qui développe cette thématique dans Fragmenter le monde et l’aborde dans une rencontre avec des artistes au Théâtre des Amandiers. Dans un numéro de la revue Rhizome, éditée par l'Orspere Samdarra et dédiée à l’art, l’artiste Alexis Forestier écrit : « C’est de la marge dont il est question. Un intérêt, une attirance même, pour ce qui se dessine à la marge de la société, ce qui n’entre pas dans la norme. La forme fragmentaire répond parfaitement à cette attirance ».

Ce communisme du soin appelle aussi à requestionner le « travail politique de labellisation et de relégation qui accompagne la cristallisation de ces identités », écrit Alexandre Monnin à propos de Health Communism, notamment en refusant que celle-ci soit opérée à partir du potentiel productif des individus concernés. Au-delà de ces publications, la journaliste Claire Richard, déjà autrice d’un podcast dédié à la santé autrement, a publié en août 2023 un manuel sur la santé communautaire rappelant la dimension politique du soin. Dans le même temps, la parution d’une Psychanalyse du reste du monde semble ouvrir la voie à un élargissement de ces problématiques, vers d’autres approches de la santé mentale.

 

 

Vers un retour à la parole sauvage ?

 

« On juge du degré de civilisation d’une société à la façon dont elle traite ses fous » proclamait le psychiatre Lucien Bonnafé. Avec l’art brut, on peut poser la question de savoir si la portée stigmatisante de la phrase doit porter sur le mot « fous » ou sur le mot « civilisation ». En provoquant notre rapport à la « Raison », l’art brut invite à des déplacements cosmogoniques.

Dans Retour à la parole sauvage, le poète en langue créole Monchoachi, oppose à la « Raison » (Ratio) qui fonde notre modernité, la « Pensée ». Si la Pensée se fonde sur une acception du monde comme Cosmos ordonné, la Raison envisage elle la nature comme sauvage et chaotique et qu’il conviendrait dès lors d’ordonner. De ce point de vue, en questionnant notre rapport à la norme et à notre gestion des limites, l’art brut figure la surdité de la « Raison » au chant du monde. Et Monchoachi de souligner « ne pas prendre la mesure du monde comme chant, cela revient sans nul doute pour la parole à perdre mesure, autrement dit, à “déparler”, à délirer ». Ainsi la folie ne serait peut-être pas d’imaginer d’autres mondes possibles, mais bien de ne pas poser la question : « Comment ce monde est-il possible » ? Et de ne pas voir dans l'œuvre d’Adolf Wölfli une réponse au Fragment 41 d’Héraclite, cité par Monchoachi : « La sagesse consiste en une seule chose : être familier de la pensée qui gouverne le tout par le moyen du tout ».

 

Vue générale de l'île Neveranger, Adolf Wölfli, 1911.
© Wiccan Quagga

 

À l’aune de catastrophes écologiques annoncées, le concept de « santé mentale sociale » d’Erich Fromm permet d’envisager le développement de l’éco-anxiété comme angoisse collective liée à la fois à la promotion de comportements nuisibles aux équilibres planétaires et à l’impuissance ressentie pour y faire face. Si la catastrophe signe littéralement « la chute du chant », l’art brut comme célébration du chant du monde est sans doute un témoin de la folie de notre civilisation. Un chant qui résonne avec l’appel de Josep Rafanell i Orra de dialoguer avec, et entretenir des altérités radicales au sein de ce qu’il nomme « communisme du soin ».

Héraclite, dans le Fragment n°30 écrit « Ce monde-ci dans son ordre (…) a toujours été, et il est, et il sera feu toujours vivant ». Le documentariste Arthur Borgnis répond (avec William Blake), dans une magnifique rencontre documentaire avec l’art brut, que l’éternité n’a pas de porte de sortie, contrairement à l’asile.