Veille M3 / À la recherche d’un sommeil perdu
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Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
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Le monde est fait de signes, de normes, de codes. Avec ceux marquant le territoire, les rapports sociaux d’alimentation sont les signes les plus structurants d’une manière d’être au monde, d’une organisation sociale.
Dans le règne animal, les rapports extrêmement codifiés d’accès à la nourriture sont parmi les premières observations éthologiques, et informent sur les mœurs et habitudes comportementales du groupe ou de l’espèce concernés. Dans le monde humain, le rapport social d’alimentation est là aussi marqueur de préférences et de manières d’être-au-monde associées à différentes cultures ou à différentes classes sociales.
Ainsi détachée de son état de besoin, l’alimentation se mue en plaisir, en gastronomie, avec l’élévation des conditions matérielles d’existence, et par conséquent la diminution de la pression liée à la survie. La « règle du ventre » (gastro-nomos) est étymologiquement liée à une civilisation des passions nourricières. Mais cette élévation au rang de culture ne s’est pas faite à l’écart des idées et visions qui forment aujourd’hui notre modernité. À l’heure où l’Anthropocène requestionne intégralement notre culture, quelle place pour la gastronomie dans les révolutions culturelles à venir ?
Comme élément culturel, la gastronomie ne saurait échapper à la remise en question générale qu’impose l’Anthropocène. De nos rapports sociaux à nos relations politiques, de notre inscription territoriale à notre diplomatie inter-espèces, la gastronomie est le fruit d’une vision du monde, d’une manière de l’habiter.
Une assiette dressée contient un monde. De saveurs, de textures et d’odeurs d’abord. De sonorités parfois. De couleurs, d’équilibres encore. Le dressage même de l’assiette comme activité d’organisation et de présentation des aliments suit des modes et des tendances, ainsi en est-il du dressage à l’assiette inventé par Jean-Baptiste Troisgros. Plus largement encore, manger est une pratique culturelle. Elle informe sur l’infrastructure économique et technique d’une civilisation (types d’agricultures, modes de cuisson, modes de conservation, etc.), sur son organisation sociale (rôles associés à la préparation des repas, lieux de consommation, composition des tables), son système de valeur (plan de table, mœurs et étiquette du repas), ou encore ses représentations artistiques et symboliques (art et artisanat de vaisselle, céramique, orfèvrerie, verrerie). À ce titre, l’archéologie est fortement liée à la gastronomie, comme aux rites funéraires, dans son enquête sur les modes de vie disparus.
En octobre 1973, les commandements de la nouvelle cuisine édictés par le guide Gault et Millau illustrent bien le rapport qu’entretiennent gastronomie et alimentation. Si cette dernière est un besoin, la première est un art, la tentative de contentement d’un désir. À la cuisine bourgeoise riche et abondante, rabelaisienne, se substitue la nouvelle cuisine, maigre voire légère et raffinée, distanciant le besoin de manger au profit d’un rapport artistique à la gastronomie en termes de goût, c’est entendu, mais aussi d’appellation et de composition, jusqu’aux hommages des chefs aux peintres qui les inspirent - on pense au Rouget laqué façon Mondrian de Michel Troisgros. De même, dans les années 1980, une tentative de rationalisation scientifique de la gastronomie s’opère autour des travaux de Nicholas Kurti et Hervé This sous le nom de gastronomie moléculaire. La gastronomie apparaît alors comme une quête artistique et scientifique humaniste, et développe ainsi un rapport plus culturel que matériel à l’alimentation.
La déconstruction qu’ouvre l’Anthropocène touche en effet aux bases même de notre époque, et la réinterrogation de la modernité industrielle, extractiviste et capitaliste, s’étend autant aux domaines artistiques, philosophiques, anthropologiques, politiques que moraux. La gastronomie les condense dans une même assiette. Alors, dans un monde en pleine redirection, l’hédonisme gastronomique peut-il se rediriger vers une forme d’ascétisme contrôlé, au service d’une sobriété autoritaire ?
D’un point de vue social déjà, longtemps la cuisine fut un navire avec un seul maître à bord, le chef. Depuis une dizaine d’années, la parole se libère contre les pratiques managériales brutales du milieu, mais la difficulté récurrente de recrutement dans le secteur hôtelier met en lumière des conditions de travail encore difficiles, et pousse les professionnels à travailler à leur amélioration, qu’il s’agisse des producteurs ou des « brigades » de cuisine, voire même des livreurs dépendant des plateformes.
D’un point de vue culturel, le raffinement gastronomique (notamment pour les épices, le thé ou le sucre) est largement lié au développement du colonialisme. Dans un ouvrage récent dédié à la question, Nicolas Kayser-Brill établit même un lien entre le développement du racisme et le plaisir culinaire : « Le racisme s’est installé dans les têtes des Européen·nes en même temps que le sucre arrivait sur leurs tables ». Et comme la colonisation était aussi culturelle, on note un certain nombre de « spécialités culinaires » directement liées au colonialisme. Ainsi en est-il du thé, introduit au Maroc au 17e siècle comme débouché commercial des exploitations anglaises en Inde et devenu boisson nationale, ou du fameux thiéboudiène sénégalais, cuisiné à partir d’un riz venu d’Indochine, exporté par la France lors de la colonisation puis adopté.
Entre les tomates en hiver et l’élevage intensif ou la surpêche, le rapport de notre époque avec ses milieux naturels est aussi contenu dans nos assiettes. Et ce rapport est problématique. Lutte contre les OGM, promotion des régimes végétariens ou végans, nos tables sont les lieux de la renégociation de notre place de « maître et possesseur de la nature ». En effet, si l’arrêt progressif de l’élevage, sur une période de quinze ans à partir d’aujourd’hui, conduirait à neutraliser le réchauffement climatique sur la période 2030–2060 selon une étude de Michael B. Eisen et Patrick O. Brown, c’est aussi la question éthique de notre rapport d’exploitation vis-à-vis du vivant non humain qui est soulevée par les tenants d’un renouveau de nos pratiques culinaires délaissant les productions animales.
De plus en plus, la communication insiste sur le plaisir sans cesse « revisité » de la gastronomie et met massivement en avant cet art, notamment à travers la profusion des programmes télévisés dédiés : Top Chef, Un Dîner presque parfait, MasterChef ou encore Le Meilleur Pâtissier. En effet, le storytelling est complet : un plat doit raconter une histoire, et une tablée compose immanquablement une scène de la comédie humaine. Parallèlement, un nouveau rapport à la gastronomie se développe. Plus distant à l’égard du plaisir, il insiste sur les bénéfices d’une alimentation saine et conçoit la cuisine comme une extension du développement personnel, jusqu’ à en démocratiser les ambitions les plus élevées. Là, il n’est plus question de plaisir ou de science, mais d’augmentation de l’homme. À ce titre, le bio est envisagé comme bénéfique pour notre environnement commun, mais surtout comme mode d’alimentation sain pour celui qui le consomme. De là à envisager le critique gastronomique comme relais, maillon d’une bio-politique en construction à partir de notre alimentation ?
Qu’ils soient à la tête d’un empire culinaire comme Têtedoie, au sommet des distinctions culinaires comme Marcon ou jeunes premiers comme Gaëtan Gentil, les chefs réorientent leur cuisine dans des dimensions éco-responsables, durables ou locales. Une évolution suivie par le canonique guide Michelin, qui associe désormais au succès gustatif d’un chef son engagement écologique à travers l’étoile verte créée en 2020. Si cette distinction ne repose pas sur un véritable audit écologique de la maison visitée, elle met néanmoins en lumière et encourage une prise de conscience écologique dans la gastronomie.
Cette modification de la fonction alimentaire, le risque qu’elle court de devenir prescription, voire dispositif de contrôle, est explorée dans la littérature. Dans Les bouffeurs anonymes, Marie Aline décrit ainsi une société future gouvernée par un État malthusien, hygiéniste, et brimée dans ses désirs gustatifs, dans son rapport sensoriel à la nourriture et en proie à des troubles alimentaires. Une société déconnectée de ses sens, où à force de pandémies, les nosepods, des dispositifs nasaux remplaçant les masques, sont devenus obligatoires, quitte à filtrer les odeurs autant que les virus. Dans cette société où la viande est remplacée par de la protéine de soja, la production de repas soumise au respect d’un impact écologique nul et les aliments non « sains » rationnés, une partie de la population développe avec la nourriture un rapport proche de celui de la drogue. De l’art de vivre, on bascule dans le « péché », la transgression. Et l’on finit, avec ces bouffeurs anonymes, par questionner le but même de cette association : cesser d’avoir des pratiques alimentaires déviantes, ou les assumer et les revendiquer comme transgression d’un ordre moral à reconstruire ?
Autour de ce basculement dystopique de l’épicurien en toxicomane, Marie Aline relit nos rapports à la nourriture, aux joies du palais, mais pose plus largement la question du plaisir dans une société frugale et aseptisée. Une manière d’interroger encore la gastronomie à l’aune de l’Anthropocène. Alors que la science-fiction anticipe régulièrement une alimentation dans laquelle la notion de plaisir a totalement disparu au profit de l’idée de praticité (le cube de tofu ou la pilule nutritive), ce roman remet le plaisir gustatif au centre de nos projections : la nutrition, et par extension la gastronomie, est affaire de sens, de goûts, et avant tout du goût des autres.
De la gloutonnerie du monde moderne à une sobriété associée au plaisir, l’Anthropocène nous invite certes à une maîtrise de nos désirs, mais à une maîtrise qui n’annihile pas nos sens, soit les capteurs nous permettant d’être au monde de nous composer avec lui. Entre réchauffement climatique et glaciation des sens, deux périls guettent et mettent une nouvelle génération de « Chefs », de cuisiniers amateurs et de gourmets au défi d’une gastronomie saine, non seulement pour le corps et nos milieux, mais aussi pour les sens. La possibilité du gâteau d’anniversaire comme indice des renoncements acceptables pour une civilisation ?
Il s’agit ainsi de nous rappeler aussi la dimension fondamentalement relationnelle du repas partagé et des liens que l’assiette tisse avec notre environnement direct, comme à travers une forme de rayonnement de son contenu vers le monde, au sens que lui donne Hannah Arendt. Et si les salons professionnels misent sur la responsabilité environnementale lue dans les coordonnées de la rentabilité économique, l’hybridation entre la gastronomie et l’art contemporain s’approche plus d’une réappropriation d’une fonction sensible. Dans la même veine, le succès de la série Chef’s table nous informe sur les attentes du public pour une reconnexion des sens et invite à une gastronomie qui limite le gaspillage et qui « reste sur terre », selon le mot célèbre de Joël Robuchon.
En dressant à l’échelle d’une assiette le portrait d’une époque et de ses dysfonctionnements essentiels, la gastronomie est un champ d’étude fécond pour penser les bifurcations. Deux chemins semblent déjà se dessiner. D’un côté, une reconnaissance de la « règle du ventre » qui limiterait nos désirs, alimentaires en particulier, et subordonnerait le plaisir au respect de nouvelles normes, notamment écologiques, dans une approche « exemplaire » et incitative. De l’autre, les transgressions revendiquées par des chefs « revisitant » les standards tels des jazzmen, ne craignant pas les dissonances au nom de l’expérience, refusant la standardisation agroalimentaire tout en laissant libre cours aux excès, « pourvu qu’il y ait l’ivresse ».
Au-delà du clivage des imaginaires, la synthèse reste possible : associer la joie du partage au respect des impératifs contemporains, dans la créativité et l’audace, dans le prolongement des élans actuels de démocratisation des préparations les plus élaborées, et dans une captation d’héritages culinaires qui donne sens aux patrimoines et aux échanges culturels, dans la redécouverte enfin des ressources locales et saisonnières et de leur poids écologique. C'est sans doute à travers la recette comme code source que la gastronomie peut redevenir artisanat populaire, hackée en fonction des ressources disponibles, des régimes particuliers, bref, adaptée aux contextes locaux et sociaux.
Si la transition vers des modèles plus sobres peut être une trajectoire heureuse, la gastronomie, comme art du quotidien, est sans doute l’un des champs culturels les plus indiqués pour nous apprendre à nous réinventer, sans oublier nos passions:
« Je viens de comprendre. Volupté. Je suis prêt. Nous sommes un tout. Le service va commencer. Leurs dents brillent d’une salive sucrée par l’excitation. Je referme les yeux. (…) Les bouffeurs anonymes ne vont pas s’encombrer de civilités. »
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