Vous êtes ici :

Veille M3 / À la nuit tombée, qui seront les vampires de l’Anthropocène ?

< Retour au sommaire du dossier

© Universal

Article

Besoins, désirs, angoisses ou peurs : dans nos imaginaires, ces dimensions de l’existence peuvent prendre corps à travers des figures emblématiques de créatures parfois monstrueuses.

Le vampire peut être de celles-ci, sa symbolique se réinventant au fil des évolutions de nos besoins, désirs, angoisses ou peurs.

Au temps de l’Anthropocène, que devient alors ce « saigneur » de la nuit, ce suceur de sang, d’énergie vitale ?

Comme un oxymore, le prédateur semble prendre les traits d’une victime : vitalité de ses proies dégradée par les pollutions ambiantes, vulnérabilité qui le rapproche de celles et ceux que le jour, la chaleur, le soleil menacent, solitaire enfermé dans des temps que nos modes de vie désertent.

En quête d’immortalité, ce monstre n’en est plus qu’à lutter pour sa survie, comme les mythes anciens dont il est issu.

Dans un monde qui se réenchanterait pour mieux se réconcilier avec le non-humain, que nous dirait-il de nos anomies actuelles ?

Tag(s) :

Date : 09/04/2024

Depuis quelques années, les fictions mobilisant des vampires tentent d’aborder de nouvelles thématiques. Sur Netflix, par exemple, la dernière saison de l’adaptation d’une série de jeux vidéo née en 1986, Castlevania Nocturne, ajoute une dimension politique nouvelle au lore du jeu de plateforme et d’exploration de l’éditeur japonais Konami. Cette tendance révèle une transformation de l’usage fait de la persona du vampire. De créature de la nuit, tantôt horrifiques, tantôt sensuelles, le voici devenu archétype d’une civilisation en déclin.

 

Entre folklore et fiction, le vampire comme figure profondément politique

 

En choisissant la Révolution française pour cadre et en élargissant la focale aux colonies de l’empire français dans la Caraïbe, autour des personnages d’Annette et Édouard, les nouveaux épisodes de cette série animée constituent moins une rupture qu’un retour aux sources, en écho direct à la nouvelle The Black Vampyre. A Legend of St. Domingo, publiée en 1819, récit de la vengeance d’un enfant réduit en esclavage sur les côtes de Guinée, avant d’être vendu à Haïti (Saint-Domingue à l’époque), et qui se révélera être un vampire…

Les résonances politiques des figures horrifiques telles que le vampire ou le zombie sont d’ailleurs établies. L’histoire des zombies est intimement liée à celle d’Haïti. Quant à Marx, il mobilisait dans son analyse du capital tout une ménagerie gothique et fantastique : vampires, donc, mais aussi kobolds ou loups-garous. Comme l’écrivain britannique China Miéville, à l’origine du concept de « marxisme gothique », des courants marginaux du marxisme cultivent cette imagerie. À l’autre bout du spectre politique, des auteurs chrétiens fondamentalistes publient aujourd’hui encore des livres accusant l’auteur du Capital d’avoir pactisé avec le Malin.

Dans un passage célèbre, Marx écrivait « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetées. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu’il a de disponible, il vole le capitaliste. ».

L’une des inspirations de Marx, le chimiste allemand Justus von Liebig, usait d’une métaphore semblable, comme le rappellent les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans L’Événement Anthropocène : « La Grande-Bretagne ravit aux autres pays les conditions de leur fertilité. Semblable à un vampire, elle est suspendue à la gorge de l’Europe, on pourrait même dire du monde entier, suçant son meilleur sang ».

À l’inverse, le Dracula de Bram Stocker, inspiré de Shylock, l’usurier juif du Marchand de Venise de Shakespeare, ou encore la métaphore du parasite assoiffé de sang venu des confins de l’Europe de l’Est (pour apporter la peste dans le Nosferatu de Murnau sorti en 1922), consonne avec les nombreux stéréotypes antisémites qui abondent depuis l’entre-deux-guerres.

Autrement dit, les mutations de cette créature – incapable de se voir dans le miroir – reflètent les préoccupations de chaque époque.

 

 

De prédateurs à créatures fragiles : 
le destin des vampires à l’ère de l’Anthropocène

 

Depuis une quinzaine d’années, les récits de vampires s’attachent à faire ressortir des thèmes environnementaux sous un prisme nouveau. Certains chercheurs y voient les prémisses d’une nouvelle figure, le vampire anthropocénique. Dans l’article qu’elle consacre à cette question, Joanna Mansbridge prend pour socle de son analyse le film de Jim Jarmusch, sorti en 2013, Only Lovers Left Alive.

Ses deux protagonistes, Adam et Eve, évoluent dans un monde ravagé par les désastres environnementaux. Ceux-ci voient leur pouvoir menacé par l’incurie des humains : aliments toxiques, eau souillée, air pollué ou encore produits pharmaceutiques n’ont fait que dégrader la qualité de leur pitance.

Les humains ont involontairement fragilisé les possibilités de prédation qui s’offrent aux vampires, obligés de se tourner vers des substances « pures », ou synthétiques, comme dans la série True Bloods, afin de maintenir leur immortalité. Adam nomme d’ailleurs les humains « zombies », par dérision. Ceux-ci sont désormais des objets d’abjection plus que de convoitise.

Ainsi que le résume Brian Bodenbender professeur au Hope College, dans un article récent publié sur le site Polygon, la pollution crée le « risque que les humains deviennent plus toxiques, de sorte que les vampires pourraient en venir à [perdre] leur source de nourriture ». Le journaliste Pearce Anderson égrène dans ce papier les conséquences de l’Anthropocène sur les vampires.

Créatures de la nuit, comment ceux-ci réagiraient-ils à l’accumulation de polluants dans l’atmosphère, de même qu’aux épisodes d’incendies qui donnent au ciel la coloration vue dans Blade Runner 2049  ? Pourraient-ils sortir de jour ? Faudrait-il alors envisager une alerte censée protéger contre la résurgence de ces créatures en dehors de leurs heures de chasse habituelles ?

De là à imaginer que des formes de geo-engineering permettraient aux vampires de subvertir le cycle jour-nuit à leur profit, il n’y a qu’un pas que la pop culture devrait bientôt franchir. On rappellera d’ailleurs que l’irruption du Tambora en 1815 engendra « une année sans été », et ce fut au cours de cette année 1816 si particulière que les écrivains et poètes Lord Byron, Mary Godwin (plus tard Shelley) et son futur mari Percy Bysshey Shelley trouvèrent refuge sur les bords du Léman, passant trois jours enfermés au mois de juin en raison d’un temps particulièrement pluvieux…

Alors que Mary Shelley s’attelait à la première version de son Frankenstein, John Polidori, le médecin de Byron, inaugurait le champ de la littérature vampirique avec The Vampyre, une nouvelle écrite au cours d’une nuit sans fin, à l’abri de torrents de pluie et de nuages cachant le soleil d’été. Cette fiction, dont le contexte de création annonçait les bouleversements de l’Anthropocène, présageait ainsi un « global weirding », un devenir-étrange (au sens de la « littérature de l’étrange »), à l’échelle du globe.

 

 

La Nuit, ce refuge, cette prison

 

Le chercheur Dale Hudson, dans un article dédié à cette question, considère pour sa part qu’il n’y a pas encore de vampires à hauteur des enjeux de l’Anthropocène. À ses yeux, les causes de cette époque géologique, qu’il recherche du côté du capitalisme, de l’industrialisation ou de la colonisation (voire de la philosophie des Lumières), ne sont pas élucidées par les fictions contemporaines. Faute d’une prise en compte suffisante de « la toile de la vie », pour reprendre l’expression de Jason W. Moore, les œuvres récentes demeuraient trop anthropocentrées, en dépit de la féralité associée au vampirisme.  

Sans même le suivre dans cet angle antispéciste, il reste intéressant de s’associer à son diagnostic. Ne faut-il pas prendre au sérieux la figure du vampire ? C’est ce que nous suggère Anne Rice, l’autrice d’Entretien avec un vampire, une œuvre qui, depuis sa parution en 1976 (et son adaptation au cinéma en 1994) a largement contribué à redéfinir la figure du vampire en dessinant le portrait d’un monstre « aliéné », dont le pouvoir devient dépendance.

Depuis, de Buffy contre les vampires aux mangas les plus récents, plusieurs œuvres opèrent un renversement total. Ces imaginaires ne projettent plus de fantasmes sur une population de prédateurs, puisque du fait de leur mode de vie, les vampires se voient condamnés à être aliénés vis-à-vis de la société humaine. Le manga japonais Call of the night joue sur cette ambiguïté : le « héros », en rupture avec sa propre société, fréquente une jeune vampire et entame une relation avec elle, entre prédation et mutualisme.

L’aliénation constitue également l’horizon de Muzan, l’antagoniste du manga Demon Slayer. Contrairement à Lestat, l’antihéros d’Entretien avec un Vampire, il ne donne pas naissance à des pairs, mais à de simples serviteurs, demeurant inexorablement esseulé. Cette situation n’en rappelle-t-elle pas une autre, vécue en parallèle par des populations dites fragiles, au mieux entourées de plus d’aidants que d’amis, au pire, laissées à elles-mêmes, condamnées à l’isolement ?

À ce propos, un article récent publié dans NPR, Wrestling with my husband’s fear of getting Long COVID again, a suscité une certaine controverse aux États-Unis. Malaka Gharib, écrivaine et journaliste, y décrit le poids des précautions que prend son mari face au Covid-19, celui-ci souffrant d’une maladie auto-immune le rendant particulièrement vulnérable en cas de réinfection.

Comme l’indique Julia Doubleday, ce cadrage masque cependant quelques éléments importants en ne mentionnant ni le faible contrôle de la propagation résiduelle du virus, ni le manque de soutien aux personnes vulnérable ou victimes d’un Covid long, ni le consentement suggéré par les médias quant à cette situation, qui conduit à l’isolement de cette « classe excédentaire », ces « millions de personnes [privées] de leur capacité à entrer en toute sécurité dans les espaces publics ».

 

 

Le bal des vampires, un carnaval des survivants ?

 

Quel lien avec les vampires ? Il est assez simple. S’il n’y a pas encore de vampires de l’Anthropocène, c’est peut-être parce que ces créatures, dans les fictions, font rarement société, ou alors en miroir de celle de leur temps. Ainsi en va-t-il du bal dans The Black Vampyre. A Legend of St. Domingo, ou des clans dans l’iconique jeu de rôle Vampire : The Masquerade.

Leur engendrement par contamination est rarement analysé hors d’un rapport charnel de prédation ou de domination, qui accepte d’autres nuances encore, sans toutefois bousculer le fondement de ces relations par injection (au sens propre comme au sens mathématique du terme). Quand les vampires s’organisent, c’est essentiellement selon les modalités d’une meute (cf. Twilight), ou d’organisations cultuelles.

Or, ce que souligne malgré lui le texte de NPR, c’est à quel point une épidémie ne saurait être un problème individuel ou privé, ni la seule charge d’un foyer ou même d’un clan. Les auteurs du podcast Death Panel, en référence au même article, expliquent qu’avoir sonné la « fin sociologique, mais non épidémiologique » de la pandémie explique un tel cadrage défectueux. Le mari de Malaka Gharib ne sort plus guère, sa vie d’avant n’est plus qu’un souvenir. Les vampires aussi doivent affronter leur situation dans la solitude, au ban de la société humaine qu’ils menacent.

L’aliénation due à une zoonose, l’enfermement, l’impossibilité de faire société, le rejet voire l’assimilation à un bouc émissaire en raison d’un monde parcouru par un virus létal et risquant, quand il ne l’est pas, de transformer ses victimes du fait du Covid long… Le vampire est-il celui qui se tient à l’écart de ce qui le menace de jour, ou celui qui cherche à contaminer le plus possible ?

Deleuze et Guattari voyaient dans la primauté de la contamination sur la filiation une caractéristique positive des vampires. Mais lorsque la contamination est encouragée et que le travail, lieu de brassage, parfois d’accomplissement, souvent d’exploitation, en est la cause, elle n’est plus le signe d’une affinité élective, mais d’une exploitation létale.

Cet angle, celui du vampire aliéné, mérite d’être étendu. Les vagues de chaleur actuelles deviennent mortelles et certains pays, notamment en Asie, ont été particulièrement confrontés à cette réalité l’an passé. Ainsi devient-il dangereux de sortir sous peine de s’exposer à des blessures graves, voire à la mort, que ce soit en randonnant dans un parc ou par brûlure au contact de l’asphalte par exemple.

 

 

Vampires d’hier, humains de demain :
tribus rivales ou collectifs réunis par de nouveaux communs ?

 

Le vampire est une créature liminale, écartelée entre jour et nuit, et soumise à son environnement. Dans un monde à l’hostilité croissante, où les périodes diurnes et nocturnes échangent leurs propriétés, les humains deviennent les nouveaux vampires. Le jour/l’extérieur est devenu leur fléau, mais la nuit/l’intérieur est-elle pour autant un refuge ?

Songeons en particulier au cas des travailleurs et des travailleuses qui risquent chaque jour davantage leur vie. Le documentaire Trop chaud pour travailler, réalisé par Mikaël Lefrançois et Camille Robert, détaille les conséquences concrètes de cette nouvelle situation.

Aujourd’hui au Qatar, des travailleurs sont contraints de stopper leur activité dès midi, sans forcément pouvoir ou vouloir dormir pendant les quelques heures que dure leur pause forcée. Liminalité et aliénation. De même en Inde, où des heures de travail sont parfois déplacées la nuit, sur des chantiers illuminés par des projecteurs, empêchant les parents de s’occuper de leurs enfants le matin.

Pendant ce temps, vivre en intérieur, protégé de ces aléas, devient un luxe qui expose malgré tout à des carences. Pour contourner les effets du manque de soleil, de nouveaux dispositifs de rayonnements infrarouges sont proposés aux plus riches, eux-mêmes accusés d’être des vampires, à l’instar du milliardaire américain Peter Thiel, quand ils ne sont pas ouvertement en quête d’immortalité.

Cet avenir est déjà là. Il appelle à réfléchir aux vulnérabilités partagées, dans un monde où nuit et jour sont sens dessus dessous, où nous devenons toutes et tous des monstres en prise avec des milieux de plus en plus hostiles. Pour nous y adapter, de nouvelles formes de solidarités devront voir le jour, en amont de nouvelles formes de sociétés tératologiques, non-validistes et multispécifiques, c’est-à-dire attachées à la protection des vulnérabilités de chacune et chacun, acceptant les corps dans leur diversité, et fondamentalement tournées vers une finalité inclusive.