Veille M3 / À la recherche d’un sommeil perdu
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Dormait-on forcément mieux avant ? À partir de l’ouvrage « La grande transformation du sommeil de R. Ekirchun », regard prospectif sur les enjeux de ce temps si utile.
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Les insomnies du milieu de nuit, généralement expliquées par les rythmes et les comportements contemporains, pourraient être des échos résurgents du sommeil de nos ancêtres. Reste à déterminer dans quelle mesure l’accélération de nos rythmes de vie constitue une menace sur le sommeil, et donc sur notre état de santé global. Le sommeil d’hier et ses évolutions ont-ils des choses à nous apprendre sur celui d’aujourd’hui ?
Les singulières recherches de Roger Ekirch explorent une partie de l’Histoire totalement délaissée jusqu’alors par les chercheurs. Les sciences humaines et sociales ont pourtant décrypté la vie quotidienne des hommes : les habitudes alimentaires, les vêtements, les rituels d’hygiène, etc., mais se sont rarement intéressées au sommeil.
Les travaux d’Ekirch ont ouvert le champ aux Sleep Studies en sciences humaines. Ces recherches se distinguent des approches médicales explorant les cycles de sommeil, les variations de l’activité cérébrale, l’influence des hormones, ou encore les troubles du sommeil, pour s’intéresser aux origines sociales de notre expérience du sommeil. Grâce à l’étude de sources très variées, telles que des journaux intimes, des œuvres de fiction, des dépositions judiciaires, des comptes-rendus médicaux, l’historien a reconstitué les contours d’un mode de sommeil des habitants d’Europe occidentale organisé, jusqu’à la révolution industrielle, en deux temps. Pour le premier, les Britanniques utilisaient d’ailleurs l’expression first sleep, ou first nap (premier somme) ou dead sleep (sommeil profond), les Français évoquaient le premier sommeil ou premier somme et les Italiens le primo sonno.
Ces sources évoquent une période d’éveil, puis un second temps de sommeil comme des choses habituelles. L’ouvrage dévoile également la structure du sommeil, les rituels du coucher, les activités pendant la phase d’éveil entre le premier et le second sommeil, jusqu’aux raisons de la fin du sommeil segmenté. Phénomène naturel, biologique, le sommeil est ainsi décrit comme le fruit de déterminations historiques et sociales, donc in fine politiques.
En l’absence d’analyse rigoureuse des heures de lever et de coucher à l’époque préindustrielle, la norme est de les supposer associées au calendrier solaire. L’éclairage des bougies étant un luxe réservé aux plus riches, la population n’avait pas d’autres choix que de cesser ses activités à la nuit tombée et de les reprendre à l’aube.
Quant à la durée du sommeil, six à huit heures étaient généralement recommandées sur le Vieux Continent. Les journaux intimes des classes dominantes le confirment, avec un coucher entre neuf et dix heures, selon les saisons.
La qualité du sommeil était déjà une préoccupation à l’époque préindustrielle : son importance pour la bonne santé du corps et de l’esprit était déjà soulignée par les savants. Entre les XVe et XVIe siècles, en Angleterre, on cherchait déjà à le préserver grâce à l’amélioration des paillasses en bois, équipées progressivement d’oreillers et de linge. Acquis par les jeunes mariés, les lits représentaient généralement les biens les plus coûteux possédés par les familles et se transmettaient aux héritiers.
S’il est tentant d’expliquer la période d’éveil intermédiaire par un héritage religieux (liturgie des Heures), par un confort relatif (partage du même lit) ou par des éléments extérieurs (températures, intrusions, bruits), il n’en est rien. Une période d’éveil, d’une heure ou plus, était « naturelle », et ne résultait pas de perturbations.
Au contraire, elle donnait lieu à diverses activités : entretenir le feu, uriner, fumer, prendre une boisson chaude, surveiller le bétail, étudier, effectuer les corvées ménagères, avoir des relations sexuelles, etc. Ces périodes pouvaient aussi représenter des temps calmes, propices à la réflexion, au recueillement ou encore à l’écriture.
La disparition du sommeil segmenté s’observe à partir de la fin du XVIIe siècle et s’affirme progressivement tout au long du XIXe. Elle accompagne la diffusion des éclairages public et domestique, d’abord pour les classes les plus aisées et les habitants d’un environnement urbain éclairé, puis gagne petit à petit le reste de la société.
Une nuit de moins en moins obscure, des rues de plus en plus sûres — du fait également de la professionnalisation de la police —, des activités commerciales et festives plus tardives, et le recours au travail nocturne incitent les classes moyennes et aisées à veiller de plus en plus tard et à ignorer les signes de fatigue.
Au fil des décennies, la grande majorité des travailleurs adopteront ce même rythme. Dans ces conditions, le sommeil, plus profond, rogne la phase d’éveil et conduit mécaniquement à dormir d’une seule traite.
La lumière produite par un unique bec de gaz était douze fois plus puissante que celle d’une chandelle ou d’une lampe à huile ; la lumière d’une seule ampoule électrique était quant à elle, à la fin du XIXe siècle, cent fois plus puissante - R. Ekirch
Ne sous-estimons pas l’impact de l’éclairage artificiel : s’il permet de rester actif pendant la nuit, il perturbe considérablement le rythme circadien qui regroupe tous les processus biologiques cycliques d’une durée d’environ 24 heures. Quelques heures d’exposition à la lumière suffisent à modifier notre température corporelle et notre taux de mélatonine, hormone centrale de régulation du rythme du sommeil. Comment expliquer dès lors l’acceptation d’un tel changement ?
La fatigue ressentie à la suite d’une plus longue soirée et l’absence de report de l’heure du lever jouent certainement un rôle dans l’adoption du sommeil d’un bloc. Mais cette transition repose aussi sur un changement des mentalités et des représentations sur le second sommeil au cours du XIXe siècle. Les campagnes de promotion de l’hygiène prônent l’entretien d’une bonne forme physique, un réveil matinal et le renoncement au second sommeil. Celui-ci serait rarement utile et provoquerait maux de tête, somnolence, etc.
En outre, les progrès de l’industrialisation s’accompagnent d’une recherche d’augmentation de la production et de la consommation et de meilleurs rendements. Dans ce contexte de quête de croissance économique, les sociétés occidentales se montrent de plus en plus préoccupées par le contrôle du temps.
Autrefois lié au cycle naturel, le temps devint alors une marchandise toujours plus précieuse, dont l’usage pouvait être régulé grâce à la précision et à l’accessibilité croissante des montres et des horloges. Pour un nombre toujours plus important de personnes, le sommeil représentait au mieux un impératif biologique, au pire un mal nécessaire qu’il était préférable de contenir en une unique période — selon un auteur londonien, c’était là prendre une longueur d’avance pour ainsi dire, sur la journée et sur nos semblables qui profitent d’un second sommeil - R. Ekirch
Le sommeil devient une activité malléable à loisir et le temps qu’on lui consacre une variable d’ajustement : pour tenir le rythme de la vie moderne, il convient d’en réduire la durée et de dormir d’une seule traite. Les réveils nocturnes deviennent alors de plus en plus « problématiques ».
Certains observateurs, médecins et autres, attribuaient l’augmentation des cas d’insomnies au rythme effréné de la vie moderne. Dans les villes et les bourgs des États-Unis et d’Europe, la vitesse et l’efficacité étaient alors devenues plus que jamais les marqueurs de la réussite matérielle. Les chemins de fer, le télégraphe, les trams, les ascenseurs et, bien sûr, les lampes électriques qui permettaient de travailler le soir, toutes ces choses constituaient les emblèmes de l’esprit de cette époque effrénée et de l’embellie des perspectives économiques. On affirmait fréquemment que le sommeil pâtissait des trop nombreuses stimulations sensorielles qui affectaient les gens de nuit comme de jour - R. Ekirch
Plutôt que de s’attaquer aux racines du problème — un temps de récupération insuffisant et l’accélération des modes de vie —, on choisit de médicaliser cette question. Les traitements contre l’insomnie et la fatigue passagère se multiplient, à l’image des « Beecham’s Pill » au Royaume-Uni et de l’Eau des Carmes Boyer censés favoriser un sommeil plus réparateur.
L’influence de la vie économique, l’organisation du travail, de l’école et de la vie personnelle ont finalement imposé de dormir d’un bloc. Il est frappant de constater combien on a ainsi pathologisé les sommeils fragmentés ou décalés, qui ne sont peut-être que des variantes naturelles du sommeil humain. Des travaux expérimentaux, cités dans l’excellente postface de l’anthropologue Matthew Wolf-Meyer, tendent à le confirmer.
Aujourd’hui, les sociétés occidentales semblent encore plus captives de l’accélération du temps, décrite notamment par le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa. Ainsi, « un raccourcissement ou une densification des épisodes d’action » se conjugue à « une recrudescence du sentiment d’urgence ».
Ces logiques d’accélération touchent tous les domaines de la vie. Le travail est sans doute le cas le plus flagrant, mais les temps libres sont également concernés. Alors que ceux-ci augmentent, le sentiment de manquer de temps reste prégnant.
D’où la recherche d’une vie intense et riche d’expériences rapidement satisfaisantes : on optimise ses déplacements en y ajoutant une tâche (travailler, organiser ses vacances, écouter de la musique) ou on les réduit grâce au télétravail, on grignote les temps de repas (fast-food, déclin du repas à table), on dit privilégier le temps de qualité en famille plutôt que sa quantité, on rencontre un·e partenaire rapidement (rencontres en ligne, speedating).
Ces stratégies individuelles concernent également les temps de répit et de repos. Combien d’entre nous considèrent les temps d’attente, de pause ou informels et les soirées comme des opportunités réelles de récupération ? Les usages des écrans sont souvent préférés, prennent le pas sur des activités plus reposantes et viennent retarder l’envie de dormir.
En toile de fond s’ajoute un manque d’éducation au sommeil, qui nous amène à négliger les besoins physiologiques (7 à 9 h pour un adulte, 8 à 10 h pour un adolescent), laisser passer la phase d’endormissement, compter sur des grasses-matinées pour récupérer la dette de sommeil accumulée, s’endormir devant un écran, sous-estimer le rôle de l’activité physique, de l’alimentation et de l’environnement (bruits, pollution lumineuse en milieu urbain, confort).
Bien sûr, toutes les cartes ne sont pas entre les mains des individus : les temps de trajets de certains travailleurs sont incompressibles, les horaires scolaires ne sont pas adaptés aux rythmes biologiques des plus jeunes et le stress affecte un sommeil qui, une fois altéré, accentue le stress…
Il y a urgence à agir. Pour la première fois, en 2017, le temps de sommeil total des adultes est passé en dessous des 7 heures minimales quotidiennes, selon le baromètre de Santé publique France. L’enquête nationale EnCLASS met en évidence de son côté une nette détérioration de la durée du sommeil chez les collégiens, tant les jours de classe que les week-ends. Les risques liés à un déficit de sommeil sont clairement établis : problèmes de concentration, d’apprentissage et de mémorisation, vulnérabilités aux infections et aux maladies chroniques, troubles psychiques, etc.
Le sommeil perdu peut-il être reconquis ? Quelles sont les marges de manœuvre individuelles et collectives ? Commencer par ralentir, réharmoniser davantage nos rythmes de vie à nos rythmes biologiques et respecter les différentes formes de sommeil constituent de premiers pas pour lui redonner sa juste place dans notre quotidien.
Le désir de ralentissement est répandu : 80 % des personnes estiment que le rythme de vie dans la société actuelle est trop rapide d’après une étude Forum Vies mobiles-ObSoCO menée en France, en Allemagne, en Espagne et aux États-Unis.
Mais renoncer à la recherche d’intensité et à l’instantanéité ne va pas de soi. D’autant plus quand le rythme de vie espéré rompt avec le tempo de la société. Motivés par le souhait d’aller vers plus de simplicité et de s’adapter aux enjeux écologiques, certains parviennent à mettre à distance la course vers la croissance et à cheminer vers la sobriété, mais il ne s’agit pas encore d’un « projet de société », pour reprendre l’expression de l’Ademe.
Vingt-cinq ans de politiques temporelles ont permis de faire émerger des orientations et initiatives pour adapter nos rythmes de vie et tendre vers davantage d’équilibre entre les temps professionnels, libres, sociaux, etc.
Il s’agit par exemple de redonner aux individus de la maîtrise sur leur temps de travail, à l’instar de l’entreprise LDLC, de repenser les déplacements quotidiens et la place des mobilités douces, comme la Métropole de Lyon, d’améliorer la qualité des espaces publics pour y passer du temps de qualité, comme le suggère Sonia Lavadinho.
Ces évolutions portent leurs fruits à l’échelle d’une organisation, d’un quartier ou d’une ville. Mais qu’adviendrait-il si la logique de maîtrise du temps par les individus parvenait à s’imposer plus largement ? Quelles seraient les conséquences sociales, économiques, politiques et écologiques de ce virage ? Et surtout, comment en prévenir les impacts négatifs, en matière d’inégalités, de ressources, d’emploi, d’éducation ?
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