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Comportementale, technologique, servicielle, urbanistique… 20 ans de réflexion sur les manières de changer les mobilités

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Tunnel de Fourvière, au Nord de Lyon© M.M.Minderhoud

Article

Si la question de la transition mobilitaire bat son plein, et qu’il est entendu que la ville de la voiture thermique n’est plus un modèle à suivre, les réflexions et les points de vue sur la manière de changer de modèle et pour quels objectifs sont nombreux et parfois opposés.

La mobilité est un enjeu politique de premier ordre, reflet de différentes visions des mécanismes au cœur du fonctionnement et, par extension, du changement de l’ordre social. Dans cet article, le sociologue et urbaniste Benjamin Pradel propose de revenir sur quatre approches qui structurent l’action sur la mobilité urbaine, nourries par les travaux de Millénaire 3.

Si le « technologisme » reste un puissant argument pour changer les mobilités sans véritablement changer les comportements, ces derniers sont pris au sérieux, mais parfois seulement pour mieux les contraindre, alors que la dimension compréhensive de leurs déterminants se développe aussi.

L’offre servicielle et l’innovation sociale en matière de mobilité durable apparaissent de leurs côtés désirables lorsqu’elles s’appuient sur des besoins identifiés, voire de la co-construction, alors que la ville doit poursuive la mutation profonde de ses espaces publics et logiques d’aménagement pour penser sur le long terme, dans sa matérialité, des mobilités plus saines et durables.

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Date : 26/09/2023

1. Accompagner le changement des comportements, du management à l’éducation à la mobilité ?

 

En matière de politique de transition, et notamment en matière de mobilité, l’accent a souvent été mis sur la nécessaire évolution des comportements de déplacement des individus en agissant sur la demande.

 

Le management d’une mobilité, de l’information à l’expérimentation

 

Depuis plusieurs années, le « management de la mobilité » a le vent en poupe. Plus que de proposer seulement des offres alternatives, il repose sur une incitation à les connaître et les utiliser pour modifier les comportements, explique Muriel Mariotto du CERTU dans une interview de 2012. Reconnaître un problème, connaître les alternatives, choisir une solution, la mettre en pratique n’est pourtant pas chose aisée, notamment lorsque l’un des défis centraux de la transition mobilitaire est de se passer de l’automobile. 

L’étude de 2011 « La voiture ? j’arrête quand je veux ! » cherchait ainsi à comprendre comment sont déterminés les choix en matière de mobilité, et quels leviers d’action pouvaient être envisagés pour susciter des changements. L’information est primordiale pour modifier les représentations sociales et le rapport à la « norme ». L’incitation doit permettre de développer les compétences de mobilité et rompre avec le poids des habitudes. Quant à la contrainte, si les outils semblent efficaces, il s’agit de les développer avec précautions tant ils peuvent être sources de nouvelles inégalités sociales.

Ce changement passe donc par le développement d’une nouvelle offre de mobilité portée notamment par des politiques publiques volontaristes. Nicolas Mercat exposait ainsi une vision désirable d’un autopartage plein de promesse dans un texte de 2013. L’évolution, présentée comme majeure et avec un grand avenir, à l’heure d’une chute des ventes du marché automobile traditionnel, préfigurait de nouveaux usages. S’ils s’inscrivent aujourd’hui dans le paysage de la transition mobilitaire, ils ne sont pas non plus totalement massifs.

Autre piste de changement, l’expérimentation, afin de faire la preuve d’une alternative faisable, voire désirable, comme la Métropole de Lyon s’est engagée à le faire en 2020, au sein du projet européen Melinda piloté par l’Association régionale AURA-EE aux côtés de cinq autres pays. Dans ce cadre, une cinquantaine d’agents du Grand Lyon ont pris part à l’expérimentation « 1 000 bornes, 6 mois pour changer de comportement de mobilité », ainsi encouragés à modifier leur mode de déplacement et à en mesurer les bénéfices concrets, notamment en matière de santé.

Ces expérimentations reposent sur les acteurs locaux, entreprises engagées mais aussi associations du secteur de la transition, à l’image de Janus France qui défend l’idée « qu’on ne naît pas cycliste urbain, on le devient » dans une interview de 2021. Elles sont aussi territorialisées. L’association s’emploie à promouvoir le vélo sur les territoires périphériques par la mise en selle et la désirabilité du déplacement via la vélo-école pour l’apprentissage, l’auto-réparation par des ateliers, des balades thématiques et voyages à vélo.

C’est notamment dans le cadre de la mise en place de la ZFE à Lyon que la Métropole a mené deux expérimentations : une auprès de foyers-pilotes quant à leur pratique de mobilité au quotidien, l’autre en plaçant le vélo au cœur de nouvelles approches professionnelles. Elle a ainsi accompagné 19 artisans et d’entrepreneur vers la cyclomobilité dans le cadre de leur activité en leur mettant à disposition des vélo-cargos puis en évaluant leur utilisation.

 

 

Changer sa mobilité, entre contraintes de ressources et force des représentations

 

Derrière le management de la mobilité c’est la question de la responsabilité individuelle de la transition mobilitaire qui se pose face aux capacités de changement. D’une part, le texte de Cécile Féré sur les inégalités face à la mobilité rappelle que chacun ne dispose pas des mêmes marges d’action et ressources propres pour s’engager. D’autre part, Alain Bonnafous, dans une interview de 2012, explique que les habitudes sont fortement ancrées dans le quotidien. L’analyse du « rendement social » du gain de temps, gain de sécurité, gain de confort, est souvent plus personnel qu’on ne le croit, malgré une volonté de personnalisation des solutions alternatives. Face au management de la mobilité, les déterminismes sont forts, beaucoup ne sont pas toujours conscients, et donc modifiables, à l’image d’une « culture du système de transport » sur laquelle les politiques publiques ont du mal à agir.

Si des frémissements se font sentir dans le rapport à l’automobile dans certains milieux sociaux et que la démobilité est un objectif pour certains, les représentations ancrées de la voiture et de la vitesse sont peu challengées en profondeur. Dans une interview de 2012, Pierre Soulard en appelle à un conducteur sans voiture plutôt qu’une voiture sans conducteur. Il relativise alors la place d’une voiture qui, même électrique, autonome ou partagée, reste une voiture au cœur du fonctionnement urbain. Cette voiture est aussi associée à l’idée de vitesse, valeur cardinale du fonctionnement social toujours choyée lorsqu’il s’agit de traverser les distances, peut-on lire dans un dossier sur le temps paru en 2022. Et malgré un certain développement des pédibus noté dès 2006 par Olivier Martel, alors chargé de l’éducation au développement durable du Grand Lyon, l’apprentissage de la mobilité alternative reste largement embryonnaire dans l’éducation, pourtant au cœur du changement des représentations.

 

Le rapport à l’espace, un puissant opérateur de mobilité individuelle

 

À côté des représentations, il est aussi important de penser conjointement une mobilité au cœur de la construction sociale de l’espace. Entre proximité et distance, la mobilité est opérateur de liens qui tissent un espace relationnel au quotidien, un ancrage autour du logement ou du travail, jouant en retour sur les déplacements.

Éric Charmes, dans une interview de 2012 à propos du périurbain, évoque l’importance de l’analyse de l’ancrage local dans la compréhension de la mobilité quotidienne. Si le périurbain apparait comme l’espace de la mobilité automobile, les pratiques de proximité et de solidarité permettent de nuancer le dogme d’une densité vertueuse, tout comme la « mobilité de compensation », qui pousse les citadins à quitter les centres-villes lorsqu’arrive le week-end. Cet ancrage local, entre proximité rassurante et mobilité émancipatrice, c’est aussi le lien au quartier que souligne Benoît Guillemont dans un texte de 1999 pour évoquer le panachage nécessaire des politiques publiques culturelles, entre « l’aller vers » et le « faire sortir » les habitants.

Ce lien spatial questionné par la mobilité est également celui du travail qui, d’ancré dans un espace et une durée, s’est largement parcellisé sous le coup du développement des technologies de la communication et de la mobilité. Dans Propos sur le travail à distance : mon bureau c’est la France, écrit en 2011, Lucie Verchère fait état d’un espace professionnel de plus en plus mobile, d’un télétravail « gris » s’insinuant dans le train, le soir, le week-end, préfigurant l’essor du travail à distance. Accompagner la transition mobilitaire, c’est alors comprendre ce que la mobilité fait au travail et la manière dont les individus s’arrangent avec, entre flexibilités subie et choisie.

Entre changement des imaginaires et approche intégrée d’une mobilité en lien avec les espaces de l’habiter, du logement au travail, l’accompagnement au changement des mobilités individuelles ne doit ni être punitive, ni culpabilisatrice. Elle a tout intérêt à être pensée au plus près des contraintes et ressources des habitants à partir desquels ils bâtissent leurs modes de vie désirés. C’est en somme une tentative de renversement que la Métropole de Lyon a engagé dans le dossier paru en 2023 « Agir sur les modes de vie : de nouvelles clés d’analyse ».

 

Gare de Jean Macé© Smiley.toerist

 

2. Accompagner l’évolution des technologies, l’innovation intégrée au plus près des besoins

 

Si l’accent est mis sur une transition mobilitaire nourrie à la compréhension des modes de vie, déterminismes et comportements de mobilité, ce n’est pas pour abandonner la piste technologique. Il s’agit, au contraire, de permettre aux recherches techniques d’accompagner l’évolution sociétale et de multiplier les chances des solutions opérationnelles d’être appropriées par le plus grand nombre, en se déployant au plus près des territoires et des besoins sociaux.

 

Entre conviction et croyance, l’exemple du véhicule autonome

 

Avec le recul, les propos de Michel Parent de 2011 sur le déploiement à « relativement court terme » de petits véhicules automatiques pour les petits trajets locaux, en complément de transports en commun, reposant sur la fusion entre technologie de la communication et robotisation, montrent la difficulté à anticiper les conditions appropriées pour le déploiement des solutions techniques de transport. Dans son article de prospective Vision 2040 du véhicule autonome, Philippe Gache constatait en 2014 que si la technologie ne relevait plus de la fiction, la société n’était pas encore tout à fait prête. Convaincu du développement inéluctable des véhicules autonomes, l’auteur insiste alors sur le besoin de stabilité et de volontarisme des messages politiques pour orienter l’investissement des marchés (réduction des coût) et pour changer le cadre juridique (sécurité) afin d’accélérer leur déploiement.

À cette époque, une des premières expérimentations de véhicule autonome était menée à Confluence avec Navly et les navettes NAVYA, du nom de la start-up présentée alors à la pointe de cette technologie encore en 2018. Les navettes n’auront pourtant pas envahi les rues de Lyon. La même année, le directeur de la Société Courb, productrice à Saint-Priest de la C-ZEN, s’exprimant à propos de sa petite voiture électrique ayant pour cible les PME/TPE, anticipait l’avenir de la voiture sans conducteur, sans réussir son pari.

L’appropriation sociale des technologies, l’évolution du contexte règlementaire, les orientations de politiques publiques ou le contexte territorial doivent être mieux pris en compte par ceux qui projettent le futur de la transition mobilitaire sur la technologie. Ces approches ne doivent pas faire l’impasse sur un examen de l’utilité de ces véhicules au regard des usages, leur acceptabilité sociale et leurs dimensions psychologiques, ainsi que leur place dans la concurrence des solutions de mobilité. Pour Cédric Polère qui, en 2011, explore la crédibilité d’une cité des transports automatisés, les véhicules robotisés en ville en 2050 resteront marginaux et leur complète autonomie une chimère. La même année, Philippe Grand, responsable du programme de recherche du LUTB, renforce cette analyse côté transports en commun, arguant qu’un bus sans conducteur n'était pas envisageable, les impondérables étant trop nombreux.

 

Véhicule Navya, expérimentation du STIF à la défense© Captainm

 

La technologie au service de la ville multi-mobile

 

À l’articulation du technologique et du social, Yves Crozet explique en 2010 l’approche du LUTB sur la mobilité du futur. Ce pôle de compétitivité qui rassemble des constructeurs de véhicules, intéressés par les questions techniques, a compris l’enjeu de s’intéresser à l’évolution des pratiques en contexte. Le prix du carburant ou les émissions de CO₂ sont des paramètres décisifs de l’adoption des technologies de transport alternatives. Le temps disponible également est au cœur des déplacements de demain. Plus qu’une réponse technologique, ce seront les solutions propres, fiables, confortables et régulières qui l’emporteront, dans une évolution du transport qui n’aura rien de révolutionnaire mais faite de petites inflexions.  

Plus qu’une rupture technologique, l’enjeu est de croiser les catégories et de métisser les concepts du transport grâce à des mobilités plus intelligentes et communicantes, défend Georges Amar en 2012. L’innovation d’une ville « multi-mobile » repose tout autant sur les évolutions technologiques et les interfaces, notamment numériques, que sur les innovations d’usage et de services (covoiturage, pédibus, vélo partagé, BRT ou tram-train) poussant à organiser la multi- et transmodalité en repensant alors les lieux des villes. C’est aussi dans l’information numérique, les nouveaux usages et la réorganisation de l’espace que Gilles Vesco ancre, dans une interview de 2012, les nouvelles mobilités, à savoir tout ce qui ne relève pas de la voiture individuelle thermique et du transport en commun classique. La technologie d’une électrification des voitures et des transports en commun, d’interfaces numériques innovantes facilitant l’information, voire de nouveaux « objets roulant », n’est pas repoussée, mais l’élu mise avant tout sur une combinaison des modes dans un partage de la voirie renouvelé pour faciliter leur adoption.

La technologie ne fera pas la transition mobilitaire à elle seule. Un exemple : l’électrification des véhicules, derrière l’intention d’une décarbonation questionne le fantasme d’une énergie infinie et émancipée des contraintes physiques, rappelle l’ouvrage Face à la puissance, paru en 2022 et recensé sur Millénaire 3. La croyance dans un déterminisme technologique n’est pas non plus de mise dans un monde aux modes de vie et de se déplacer multiples et complexes. La transition mobilitaire et notamment l’alternative au véhicule individuel thermique se joue plus dans la combinaison des modes pour répondre aux besoins, notamment dans exploration de la notion de mobilité efficace.

 

Voiture Bluely© Daminho32

 

3. Accompagner l’innovation sociale et de service, organiser la ville multi-mobile

 

L’objectif de la multimobilité, un enjeu politique et organisationnel

 

Le passage d’une approche transport à une approche mobilité a une histoire. La Communauté urbaine de Lyon a d’abord aménagé la ville pour la voiture, puis s’est tournée vers le métro pour peu à peu forger une politique combinant tous les modes de déplacement, comme le rappelle l’épisode sur la mobilité du Podcast Rétro prospectif de la Métropole de Lyon de 2022. Cette politique s’est traduite par l’objectif de proposer à chacun selon ses besoins autour une ville multimobile, qui a donné lieu dès 2012 à un dossier du même nom. Le concept de ville multimobile reste d’actualité face aux impératifs sociaux et environnementaux. À la concurrence des modes de déplacement, est opposée une diversité de solutions dont l’efficacité est autant basée sur l’accessibilité sociale, économique, et la faible empreinte écologique, que sur la vitesse, tout en répondant à la diversité des modes de vie et des besoins de déplacement.

Cette multimobilité, traduite en 2012 par l’idée d’intermobilité par Pierre Soulard, alors responsable de la mobilité urbaine, prône tout à la fois la démobilité pour ceux qui le peuvent, la ville des courtes distances, mais aussi le découplage entre possession et usage des modes de transport. Elle invite aussi à repenser les catégories : celle de la voiture intelligente qui, plus que de trouver un stationnement et permette d’éviter les bouchons, soit capable d’inciter à se garer bien avant le centre-ville pour prendre les transports en commun, celle des transports publics individuels, et inversement, avec le partage des modes personnels ou l’individualisation des modes collectifs.

La multimobilité nécessite de travailler sur l’organisation technique des mobilités au sein de l’espace urbain. Des dispositifs sont mis en place très tôt par la Métropole de Lyon pour l’optimisation des déplacements, afin d'améliorer la mobilité sur les aspects de fluidité, de pollution, d’accès et des expérimentations. C’est le cas notamment d’Optimod’Lyon, service précurseur, qui dès 2012 explique Jean Coldefy, a comme objectif de concentrer l’ensemble des données de mobilité de l’agglomération, améliorer leur collecte et les traiter. Cette « centrale de mobilité », comme la nommait Pierre Soulard, doit fournir aux usagers de la prédiction de trafics, un navigateur urbain intermodal en temps réel et un calcul d’itinéraire. Si aujourd’hui Optimod’Lyon n’est plus, il a permis de faire aboutir Onlymoov.

Face au défi de la multimobilité, la collectivité doit alimenter sa réflexion sur les implications d’un paysage des déplacements qui change vite, et s’ouvrir au débat public sur la question pour s’adapter. C’est en substance ce qu’ont permis les séances info-débats portées au sein de la Commission consultative des Services publics locaux (CCSPL) ralliant des représentants d’usagers, élus, membres du Conseil de développement ou encore d’autres organismes et collectivités. L’article de 2019, Nouvelles mobilités : quel rôle pour les collectivités ?, support aux débats, et les actes de la séance explorent l’évolution des mobilités en termes d’acteurs et de gouvernance, interrogeant la posture de l’action publique. Une autre séance en 2018 met l’accent sur la révolution du stationnement et du partage de la voirie ; la propriété de la voirie étant un levier important pour déployer une multimobilité autour des enjeux de politique publique et à même d’influer sur les habitudes de mobilité.

 

Le pari des modes doux, entre offre de service et aménagement de l’espace

 

La Métropole de Lyon s’est très tôt questionnée sur le déploiement des modes « doux » de déplacement. En 1999, elle adopte une charte du piéton corrélative au PDU invitant la voiture à stationner d’abord en parking fermé en lieu et place du stationnement sur la voirie pour la libérer au maximum en faveur des mobilités alternatives. En 2004, Virginie Piquet-Michot, architecte, explique en effet l’importance de considérer la perception de l’espace par les piétons pour faciliter ce mode de déplacement. L’enjeu est de construire la ville à l’échelle du piéton en proposant une approche sensible et esthétique de ce qu’est le déplacement. Cette approche est confirmée par Olivier Vaneuckem en 2004, membre habitant de la commission « stationnement et déplacements » du conseil de quartier Haut et Cœur des Pentes. Percevant à l’époque l’explosion à venir des trottinettes, il défend la marche à pied, le vélo et le roller comme modes de déplacement à part entière, tout en anticipant une évolution bien moins rapide des infrastructures que des pratiques.

L’invitation à rééquilibrer la place des modes doux dans la ville faite par Gilles Vesco en 2004, alors vice-président chargé des nouvelles utilisations de l’espace public, va dans le sens d’une adaptation de la ville. Expliquant que déloger la voiture de l’espace public demande beaucoup de courage politique, l’élu milite pour un plan « modes doux » à l’échelle de l’agglomération avec, notamment, la fermeture des berges du Rhône aux voitures, prônée comme porte étendard d’une nouvelle manière de faire la ville, ou la réalisation du « réseau vert » cycliste. Le piéton et le vélo commencent alors à être mis en avant après des décennies de mise sur le côté, et plus spécifiquement sur le bas-côté et le trottoir. C’est sur cet espace et dans cette même interview que se dessine la future offre de vélo en libre-service Vélo’V qui sera effective en 2005 en vue de favoriser une nouvelle « culture du vélo ». Cet engagement fort, avant Paris, est un succès et contribue même au rayonnement international de Lyon.

 Un an après, une étude revenait sur les points clés d’un service ayant gagné 38 000 abonnés en six mois : développement interne, benchmarking approfondi, analyse des besoins, technologie de gestion avancée, partenariat réussi, valeurs véhiculés partagées, tarification adaptée, etc. Une vision intégrée de la mobilité et une analyse approfondie en somme.

 

Station Vélo'v 6023 (Quai Sarrail), quai du Général Sarrail, au niveau de la rue de Sèze, dans le 6e arrondissement de Lyon.© Sebleouf

 

Faciliter le partage par des innovations non technologiques

 

Vélo’V est l’une des facettes d’une transition mobilitaire portée par une nouvelle économie de la fonctionnalité, où l’usage remplace la possession des modes de déplacement. Dans ce cadre, l’innovation technologique (borne, vélo, application, etc.) est au service d’une collectivisation des usages, à l’image du service de covoiturage mis en place par le Grand Lyon quelques années plus tard. Dès 2011, Brice Dury signait une étude sur le service de covoiturage déployé par le Grand Lyon pour évaluer ses implications en matière de changement des comportements de déplacement. Il constituait le premier dispositif d’une telle ampleur et aussi complet (site internet, communication et animation) en France, mis en place par une collectivité. Son succès est le signe de la capacité d’une innovation de service à accompagner les nouvelles pratiques de mobilité.

Derrière, c’est aussi une innovation de méthode consistant à animer un dialogue avec les salariés des entreprises et habitants. Le chemin étant ouvert, la Métropole de Lyon allait le renforcer avec, en 2016, l’événement Inventons le covoiturage : ateliers prospectifs pour coconcevoir, invitant 30 participants à imaginer des déclinaisons du covoiturage quotidien. Avec 14 scénarios imaginés et des centaines d’idées, la prospective nourrit alors l’innovation. En 2017, la collectivité et la Direction de la Prospective anticipent l’obligation pour les entreprises de se doter en 2018 d’un Plan de Mobilité en proposant un guide méthodologique pour les accompagner. Puis fin 2018, elles organisent les assises prospectives du covoiturage avec une quarantaine d’intervenants, débats, ateliers, pour identifier des pratiques innovantes, leviers et freins, et esquisser le covoiturage de demain.

Cette méthode au plus près des acteurs permet d’aller chercher les liens entre technologies, services et besoins sur le territoire pour une collectivité ayant aussi à cœur de construire ses propres outils au service de la transition mobilitaire (Vélo’V, Onlymoov, EnCovoit’, DataGrandLyon, etc.). Elle conserve alors la main sur une mobilité approchée aussi comme un service vecteur de solidarité, expliquait en 2014 Michèle Vullien, chargée de la coordination du pôle Politique mobilité et déplacements. Cet objectif, inscrit dans les orientations du PDU d’alors, définissait les priorités et donnait un cadre à l’action. Plus que d’imposer par le haut, la transition mobilitaire passe ainsi par l’édification d’un cadre à l’action accompagnant l’évolution des besoins, tout en prenant en compte les différences sociales et en restant vigilant sur les effets rebonds, notamment en termes d’inégalités.

 

4. Accompagner l’urbanisme et le partage de l’espace public, rééquilibrer les fonctions mobilitaires

 

En matière de transition mobilitaire, la fabrique des espaces publics et l’urbanisme en général représentent un levier d’action important des politiques publiques. En arbitrant sur la gestion des lieux et l’affectation de l’espace, elles peuvent contraindre ou faciliter certains modes de déplacements et distiller un discours implicite sur les comportements vertueux attendues.

 

Entrée Ouest du Tunnel de la Croix-Rousse (Lyon).© Tibidibtibo

 

Le partage de la rue, entre fabrique et gestion de l’espace public

 

En 2002, une chronologie démontrait qu’une reconquête des rues lyonnaises avait été opérée depuis trente ans par des usagers et des modes de déplacement (piétons, tramways, vélos) qui en avaient été exclus lors de la reconstruction d’après-guerre. En 2004, Florence Larcher, alors cheffe de projet « circulation douce », démontre de son côté l’articulation forte entre la valorisation des modes doux et le traitement des espaces publics. Elle explique que les aménagements et les services agissant directement en faveur des piétons et des cyclistes favorisent ces pratiques. Dans cette veine, le Grand Lyon affiche dès 2007 sa volonté d’augmenter de 35% son réseau de pistes cyclables dans son Plan de Déplacement Doux. Cette reconquête de l’espace urbain est toujours en cours à travers la réorganisation continue de la place de chacun des modes, réduisant peu à peu l’hégémonie automobile sur la rue : construction de voies de tramway, multiplication des pistes cyclables et notamment des voies lyonnaises, extension durable et temporaire de trottoirs, pincement voire suppression de voies automobiles, couloirs de bus dédiés dont le succès et les limites sont analysés dans un travail à partir du modèle du Métro de Surface de Curitiba.

Faire cohabiter les mobilités pour changer les pratiques n’est pas seulement un enjeu de construction des espaces. Les manières de se déplacer sont liées à des manières de voir et vivre la ville, associées à des modes de vie, qui peuvent être sources d’oppositions nouvelles. Une étude de Benjamin Pradel de 2021, Comment faire cohabiter nos mobilités dans l’espace public ? explore ainsi ces conflictualités en invitant à une nouvelle philosophie sociale de la rue, à repartager l’espace disponible et à reconsidérer la place du numérique pour la gérer. Une autre piste, dans un espace disponible contraint, est de penser l’aménagement temporelle de la rue. Une autre étude de cet auteur forge le concept d’urbanisme dynamique décliné en sept types d’aménagement flexible des rues et des mobilités. Elle étudie la mise en œuvre de la ville malléable et la désaturation des rues explorées par Luc Gwiazdzinski dans un texte de 2020. Ces approches inscrivent la transition mobilitaire dans la nécessité de repenser le lien entre le « hard » du bâti des espaces et le « soft » de leur utilisation.

Pensés en termes de support d’usages, les espaces publics se révèlent ainsi très convoités, et l’organisation des mobilités de demain est aussi une question de changement de regard. En 2005, Christian Gonson explique que le rôle de la direction de la voirie n’est déjà plus seulement de « bitumer » la ville, mais de valoriser ce qui apparaît comme un « patrimoine » à entretenir et faire fructifier pour la collectivité. Plus de 15 ans après, la pertinence de cette approche est confirmée par Isabelle Baraud-Serfaty dans son étude sur le « curb management » et la valeur du trottoir, parue en 2021. Elle démontre combien un nombre toujours plus important d’opérateurs privés, de Uber à GoogleMaps, envisagent la rue comme un support de création de valeur. Le rôle de la Métropole de Lyon dans ce jeu des acteurs n’en est que plus important pour dessiner les rues de demain et les mobilités associées. Nicolas Nova a tenté cette exploration dans « Et si demain… ? » 25 projections sur la mobilité et l’espace public, questionnant les impacts et limites de la transition mobilitaire sur les rues, entre innovations techniques, partage de l’espace et cohabitation des modes, révélant parfois des conflits à venir.

 

Voie Lyonnaise 3 à la Tête d'Or© Blueberry-026

 

La mobilité, entre gestion des flux et gestion des lieux

 

Si la ville est le support de flux de mobilité à organiser, elle est aussi construite par ces flux qui créent des lieux. L’espace est alors un opérateur qui permet les déplacements qui le modèlent en retour. Le génie du lieu est alors important pour favoriser l’intermodalité, le passage d’un mode à l’autre, un des enjeux de la transition mobilitaire. Le changement de la figure de la gare en pôle d’échange ou hub d’intermodalité, au cœur de la création de la ville, illustre ce glissement. En atteste l’histoire du quartier de la Part-Dieu et de la gare du même nom entre 1960 et 1980, ainsi que sa transformation dans les années 1990, comme l’explique André Provost, architecte en chef du quartier jusqu’en 2004. De leur côté, en 2009, ce sont les architectes Jacques Rey et Guy Vanderaa, concepteurs du centre d’échanges de Perrache inauguré en 1976, qui renforcent ces propos en revenant sur un projet pensé pour être à l’époque précurseur des futurs centres multimodaux.

Aujourd’hui, les gares sont des lieux d’intermodalité qu’il faut réexplorer à l’aune de nouvelles aspirations au déplacement. Plus encore, les gares et leur quartier sont au cœur des nouveaux modes de vie qu’il s’agit d’accompagner pour organiser les mobilités qui leurs sont associés dans une ville en transition. C’est une réflexion sur le temps, par exemple de pause, pris dans ces lieux animés, posée dans une étude de 2011, qui permet de repenser les aménagements. C’est une réflexion aussi sur les pratiques sociales, par exemple du sans-abrisme et l’errance. Elles questionnent l’organisation de gares qui, devenues aussi de hauts lieux de la consommation, accueillent et révèlent aussi ceux laissées sur le bord des rails de la modernité. Il s’agit alors de penser ces lieux de la mobilité dans leurs usages multiples. D’où l’événement Gare remix qui, en 2016, propose de fabriquer la gare de manière collaborative et ouverte pendant trois jours et sur place pour explorer de nouvelles offres de service adaptés aux modes de vie et besoins.

L’intermodalité qui fait la ville est aussi à l’œuvre dans la rue, dans l’organisation des lieux et des flux, notamment automobiles. Le stationnement apparaît comme un levier majeur de la transition mobilitaire pour la Métropole de Lyon. En 2011, une étude menée par le Conseil de développement de l'agglomération lyonnaise pose un objectif : une politique de stationnement intégrée, volontariste et pédagogique. Le pilotage et la conception du stationnement y sont envisagés comme une des composantes de la politique globale des déplacements et un des leviers de l’alternative à la voiture individuelle. Cette vision est renouvelée en 2018 lors d’une séance info-débat portée au sein de la Commission consultative des Services publics locaux. Nouvelles mobilités et nouvelles solutions de stationnement sont explorées de concert entre gain de place dans l’espace public et incitation au changement des comportements de mobilité.

Il s’agit ainsi de repenser le partage de la rue en rééquilibrant le rapport à la voiture, aux piétons, aux cycles, etc. L’urbanisme tactique et l’expérimentation d’usage sont des leviers de ce rééquilibrage, à l’image des pistes cyclables temporaires en temps de pandémie, entre tests et affichage d’une vision politique. Pour autant, s’il faut se méfier du déterminisme technologique, il faut également relativiser le déterminisme spatial. L’aménagement de la rue facilite, sécurise, stimule certaines pratiques (vélo, marche, etc.) auprès d’habitants déjà prêts à se lancer.

 

 

Un pas de côté : l’immobilité au cœur de la mobilité durable ?

 

L’approche systémique de la transition mobilitaire peut s’appuyer sur plusieurs leviers : accompagnement des modes de vie et des comportements, accompagnement des évolutions technologiques et discernement, accompagnement de l’innovation sociale et de service, et enfin accompagnement de la transformation des lieux.

Ces quatre dimensions sont saisies par différentes politiques publiques métropolitaines. Elles sont à croiser avec les trois dimensions d’une mobilité durable : l’environnement, par une mobilité qui réduit son impact environnemental grâce à des moyens peu polluants, économes en énergie et en espace ; le social, par une mobilité accessible en toute sécurité au plus grand nombre, avec des équipements capables de maintenir le lien social des personnes et des quartiers ; économique, par une mobilité compatible avec les objectifs et contraintes de tous ses acteurs concertés, dont les coûts sont abordables pour les habitants, les entreprises publiques et privées.

Mais si la transition mobilitaire porte à regarder avant tout le mouvement et le déplacement pour envisager la ville de demain, l’immobilité et, en creux, la démobilité, est aussi largement à considérer dans ces approches systémiques. Plus que le double de la mobilité, l’immobilité est au cœur de la mobilité. L’immobilité des véhicules, notamment en stationnement sur la voirie et dans leur rapport aux autres mobilités, est un sujet important qui commence à être considéré, tout comme la réduction des déplacements, par exemple via le télétravail ou la ville des proximités.

L’immobilité des corps est en revanche moins explorée, alors que les bancs disparaissent en ville et que la gestion des lieux se fait plutôt par la mise en mouvement. Être immobile, trop longtemps, dans l’espace public reste souvent suspect et assimilé à de l’appropriation indue de l’espace… De même, l’immobilité est au cœur des déplacements : assis en voiture, assis ou debout dans le tramway ou le bus, assis dans le train, debout sur une trottinette, draisienne et parfois vélo électrique… La motorisation des modes de déplacement, électrique comme thermique, sonne l’immobilité des corps déplacés. Le retour de la mobilité par la force musculaire, le vélo, la marche ou la trottinette dans des métriques rendant accessibles les aménités urbaines, n’est pas seulement un enjeu environnemental de réduction des gaz à effet de serre, mais aussi de santé publique. La transition mobilitaire devant alors aussi être portée par une ville favorable à la santé pour toutes et tous.