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Gouverner les grands chantiers urbains : des compétences en mutation pour des villes en transition

Article

Si la ville se « reconstruit sur elle-même », cela ne se fait pas sans heurts.

Alors que les métropoles lancent de grands chantiers pour se préparer au réchauffement climatique, que le manque de logements est patent dans les agglomérations les plus attractives et que les mobilités sont en pleine refonte, le mécontentement des habitants est de plus en plus relayé par les courroies de transmission que sont les scènes de dialogues citoyens.

Pourtant, ces chantiers de grande ampleur sont par nature perturbants, et sauf à la marge, ils s’avèrent aussi urgents que nécessaires. Alors, comment faire ?

Dans ce contexte, comment déminer des situations où s’opposent le désarroi des particuliers et l’intérêt général, chacun opposant à l’autre des arguments légitimes ?

Peut-être est-il temps de réinventer le pilotage de ces chantiers, à partir des premières expériences que de nouvelles formations proposent aux futurs architectes et ingénieurs civils.

C’est ce que nous expliquent l’urbaniste Marc Antoine Messer et le sociologue Vincent Kaufmann, respectivement chargé de cours et professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne.
Date : 08/07/2024

De l’aveu même des acteurs-pilotes de chantiers urbains et des grands groupes du BTP, l’acceptabilité des chantiers en milieu urbain serait en forte baisse dans nos sociétés contemporaines.

Nous ne parlons pas ici des formes et des modalités fortement médiatisées de manifestation de l’opposition fondamentale à quelques grands projets clivants sur le territoire — autoroutes, mégabassines et autres infrastructures du même ordre.

Il s’agit plutôt d’une opposition diffuse, d’un énervement collectif face aux différentes formes de perturbations ponctuelles de l’organisation habituelle de l’espace public et du rythme de nos modes de vie urbains, matérialisées soudainement par la gueule bruyante et vrombissante des pelleteuses, le lourd passage des camions et le hurlement saccadé du marteau-piqueur dans la chair dure du trottoir.

 

Au printemps 2018 dans la région Bruxelles-Capitale, les travaux de requalification de la chaussée d’Ixelles font cohabiter engins de chantiers lourds, passants et clients des magasins toujours ouverts.© Emmanuel Lehmann, étudiant cursus « Chantiers urbains » de l’EPFL 2018

 

Cette baisse tendancielle de l’acceptabilité des chantiers urbains remonte notamment de l’expérience de responsables du groupe Colas, expérience qui est à l’origine d’un projet de recherche menée à leur compte à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, dont nous parlerons plus bas.

Ce « ras-le-bol » dont il est fait mention n’a probablement rien de neuf et l’être humain ne s’est pas découvert récemment une aversion aux modifications brutales de son train-train urbain quotidien. Cependant, derrière la question de l’acceptabilité en baisse des chantiers, prend forme un mécontentement et une impatience grandissante face à l’effort collectif auquel il y a lieu de consentir temporairement pour bénéficier d’une requalification de rue, de l’arrivée d’un tramway ou de celle d’une voie express cyclable.

L’opposition du voisinage à une transformation sur le pas de sa porte peut être considérée comme une énième manifestation de NIMBY, ce concept américain popularisé dès la fin des années 1970 pour dénoncer l’égoïsme de celui qui soutient un projet tant qu’il n’a pas lieu à côté de chez lui (Not in my backyard/NIMBY, « pas dans mon arrière-cour »).

 

Alors que la grogne augmente, les besoins explosent

 

Si ce terme polysémique a donné lieu à une littérature pléthorique (relire d’ailleurs le bel article sur ces acceptations de Romain Garcier), il n’en demeure pas moins que la baisse d’acceptation des chantiers urbains engendre des problèmes dont il est important de se saisir. D’abord parce que les comportements d’incivilité et l’irrespect des mesures de protection peuvent provoquer des drames sur les chantiers urbains. Ceux-ci restent dangereux, déjà en respectant les mesures de protection. Les journaux sont ainsi remplis de faits divers terribles, des interactions brutales entre chantier et espace public :

 

Ensuite parce qu’au-delà des drames, la baisse de l’acceptabilité des chantiers urbains a surtout pour effet que notre capacité à mener à bien d’importants chantiers en milieu urbain se trouve réduite.

Or, non seulement nous avons besoin des chantiers en milieu urbain, mais nous en avons de plus en plus besoin ! Ainsi, les chantiers de transformation et de construction devraient s’accélérer et se multiplier dans les années qui viennent, pour adapter des agglomérations urbaines aujourd’hui encore très peu préparées aux changements climatiques. Les finalités à atteindre sont connues et de nombreux cadres de référence sont désormais produits par les collectivités publiques pour guider la transformation de l’espace urbain.

Pour atteindre ces objectifs, la multiplication des chantiers est un impératif, quitte à devoir composer avec la multiplication des impacts perturbateurs sur nos rythmes de vie quotidiens. Les projets de développement des transports collectifs, tramways, bus à haut niveau de service, les repartages de la voirie entre les modes pour décarboner la mobilité, la végétalisation des rues pour lutter contre les îlots de chaleur, la transformation du bâti pour améliorer les capacités thermiques des logements, la construction des infrastructures de lutte contre les inondations, pour ne citer que ces exemples, sont autant de raisons légitimes à cette tendance prévisible. Nous faisons face à un grandissant besoin à la fois de chantiers et de forces vives pour les piloter.

 

En 2024, l’Eurométropole de Strasbourg communique sur la transformation de la ville rendue possible par le chantier du tramway© Marc Antoine Messer

 

Face à la multiplication attendue de ces « travaux », nous pouvons raisonnablement nous demander où sont les forces vives, techniques et politiques, pour les mettre en œuvre. Sachant que la pénurie d’ingénieurs civils par exemple est déjà largement installée dans nos pays, que ce soit en France par exemple ou en Suisse, il est probable que nous ne puissions pas répondre à la demande.

 

Tendre l’oreille au fonctionnement subtil de l’écosystème citadin

 

Même si nous étions capables de former plus et de satisfaire à la question quantitative, demeurait ouverte la question qualitative. En effet, le moment du chantier est celui où la planification rencontre la ville, pénètre l’épaisseur de son tissu social et de l’entrecroisement complexe des habitudes de milliers de nos semblables.

Lancer un chantier d’envergure en milieu urbain, c’est intervenir dans un corps social constitué, aux équilibres fragiles et complexes. Piloter un chantier urbain demande donc à la fois les compétences techniques de l’ingénieur ou de l’architecte, et une haute sensibilité aux fonctionnements subtils qui régissent cet écosystème social qu’est la ville.

Concrètement, il nous semble que les cursus de formation ont jusqu’à présent peu pris en compte la complexification de la gouvernance des chantiers urbains, que ce soit dans les formations généralistes des ingénieurs civils ou dans celles des architectes. La question n’est pas de former de bons ingénieurs civils ou de bons architectes, ce qui est déjà le cas, mais de les sensibiliser et de les former à la gestion de ce moment particulier de la vie d’un projet d’infrastructure, où la technique déployée lors du chantier percute de plein fouet les modes de vie et les comportements individuels des habitants, parfois jusque dans leur intimité.

Nous pouvons relater à ce propos une expérience pédagogique que nous menons depuis plusieurs années au sein de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), grâce à un cours de sensibilisation aux enjeux sociaux du chantier urbain. Nos étudiants en génie civil, en architecture et en génie de l’environnement, sont ainsi envoyés en immersion sur le terrain pendant une semaine.

Objet d’un cours à option réalisé en deuxième année de bachelor selon le système suisse — équivalent à la deuxième année de licence en France — le cours s’intègre dans un programme d’enseignement interdisciplinaire, permettant à des étudiantes et des étudiants de filières différentes de croiser leurs compétences de manière collaborative.

Cette sensibilisation mobilise les enseignements d’une recherche empirique menée en amont en 2016 – 2017. Comme mentionné en tête du présent article, des représentants de Colas International, filiale du groupe Bouygues, avaient en effet interpellé le laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL avec deux questions particulièrement intéressantes :

  • Qu’est-ce que la baisse de l’acceptabilité des chantiers dit de notre époque ?
     
  • Quels sont les leviers pour en améliorer l’acceptabilité ?

 

Des perturbations plus « sensibles » qu’il n’y paraît

 

Par un travail de terrain minutieux réalisé sur trois chantiers urbains, nous avions mis en lumière un triple constat et fait autant de propositions pour une évolution des métiers de la gestion des chantiers urbains de grande ampleur.

Premièrement, les nuisances provoquées directement par le chantier dépassent largement son périmètre matériel. Il est donc indispensable de prendre des mesures de mitigation de ses externalités négatives à un périmètre élargi, qui correspond plutôt à un périmètre ressenti du chantier. En conséquence, son acteur-pilote devrait donc bénéficier d’une compétence de diagnostic des perceptions habitantes et des émotions suscitées par le chantier, pour être capable de proposer des périmètres sensibles de l’intervention.

Deuxièmement, il existe un effet de corrélation entre d’une part la méconnaissance par l’habitant du calendrier, de la nature des travaux et de la finalité globale du chantier, et d’autre part sa posture de rejet du chantier. En conséquence, l’acteur-pilote du chantier devrait bénéficier d’une grille d’analyse des dynamiques sociodémographiques et des enjeux sociaux du territoire dans lequel le projet va se déployer, afin de construire un plan de communication inclusif, c’est-à-dire capable de parler à toutes celles et tous ceux touchés par le chantier.

Troisièmement, des chantiers de grande ampleur immobilisent des périmètres de l’espace urbain, par exemple à des fins de stockage ou d’anticipation de futurs travaux. Valoriser ces périmètres comme des ressources temporaires d’espaces publics permettrait de créer des plus-values positives au chantier et ajouterait à son expérience des souvenirs aussi positifs. Cela est d’autant plus vrai pour ce dernier point que la présence de ces périmètres réservés, sans que des travaux y soient immédiatement menés, alimente l’idée générale des riverains que le chantier est mal géré. En conséquence, l’acteur-pilote devrait être capable de mobiliser des outils de projection et d’animation, en coordonnant les acteurs pertinents jusqu’à définir un cadre clair pour leurs interventions.

De ces trois propositions est donc née l’idée de travailler sur un module de formation en trois temps, regroupant des futurs pilotes potentiels de chantiers urbains de grande ampleur, leur permettant en une semaine de réaliser un diagnostic des ressentis pour proposer des périmètres matériels et sensibles de chantier, appréhender le chantier comme un système d’information en identifiant les publics à toucher avec les moyens les plus pertinents et enfin projeter des valorisations ponctuelles d’un espace public temporaire, à destination privilégiée des publics concernés.

Ce cours nous a menés pendant les sept dernières années sur une grande diversité de chantiers urbains européens :

En France ;

  • À Annemasse en 2019 (étudiants en observation surélevée pour réaliser des comptages de passants)

 

  • À Strasbourg en 2024

 

En Suisse ;

  • À Lausanne en 2023

 

  • À Genève en 2019

 

  • À Renens en 2021

 

Et en Belgique :

  • À Liège en 2023

 

  • À Bruxelles en 2018

 

Un pilotage exigeant de nouveaux savoir-faire

 

Au l’aune de ces sept années d’expérience, nous voyons émerger des enseignements transversaux qui sont peut-être autant de pistes à prendre en compte pour faire évoluer la formation aux futurs métiers de la transition urbaine.

Tout d’abord, la pratique des métiers techniques sur le terrain complexe de la ville nous semble en transformation rapide, demandant des compétences accrues de dialogue, de pédagogie et une capacité à replacer le dispositif technique dans un cadre plus large de transformation de l’espace urbain. Un processus à l’œuvre force les pilotes-techniciens à assumer une parole publique.

En effet, l’augmentation de l’intolérance aux travaux générés par les chantiers urbains, conjuguée à la démultiplication des outils de communication instantanée type réseaux sociaux, par lesquels l’exaspération habitante peut prendre rapidement de l’ampleur, exige des autorités publiques une présence médiatique plus forte et une capacité de réponse quasi immédiate.

Nous avons ainsi assisté à une multiplication des initiatives de communication mises en place par les collectivités territoriales. Au milieu de ces opérations-séduction, les paroles techniques sont particulièrement mobilisées. Or, pour qu’elle soit véritablement audible, la parole technique doit s’adapter aux particularités d’un public non informé, qui a besoin de recevoir des clés aidant à la compréhension des décisions prises.

Au-delà de cette mobilisation plus forte des techniciens, nous avons aussi été témoins d’une évolution du rôle de l’expert. Aujourd’hui, la collectivité poursuit souvent une ambition de participation, voire de co-construction avec les habitantes et les habitants. En prônant leur écoute, en reconnaissant leur légitimité à apporter des solutions, la volonté politique de participation donne parfois l’impression, si ce n’est de nier le savoir-faire technique, en tout cas de le remettre en question. Cette évolution gagnerait à notre sens à être thématisée et explicitée, afin de ne pas laisser les responsables techniques au bord de la route, mais au contraire de les embarquer véritablement, en valorisant plus clairement leur compétence à faire la synthèse technique des attendus politiques et citoyens.

 

Expérimenter et prendre le temps, les clés pour l’acceptation des chantiers urbains ?

 

Nous le relevions en entrée de cet article : des chantiers urbains d’envergure et leur multiplication sont non seulement inévitables, mais sont aussi souhaitables pour la transition de la ville. Pour autant, leur acceptation en baisse doit nous alarmer, à défaut sinon de ne pas pouvoir transformer les agglomérations urbaines pour qu’elles soient capables de supporter la violence des changements climatiques.

Notre expérience pédagogique menée sur le terrain et relatée plus haut nous a montré qu’il n’existait pas de recette magique pour bien communiquer en amont du chantier et pour toucher tous les publics potentiellement dérangés. Malgré les efforts que nous avons diagnostiqués, l’habitant semble souvent réaliser l’existence du chantier le jour précis où ses habitudes sont soudain bouleversées.

Quelque chose de ce rejet des chantiers urbains se joue probablement dans cette modification de nos habitudes et de nos rythmes de vie. La ville n’est pas que l’amas patrimonial de nos bâtiments illustres et des réseaux de nos communications humaines, mais bien le substrat dans lequel se déploient les racines de nos pratiques quotidiennes et de nos attachements.

En modifiant brutalement l’ordre des choses, le chantier urbain d’envergure touche ainsi à ce qui nous est cher, la liberté de choisir nos itinéraires, de suivre nos préférences propres et met en péril la boussole sécurisante de nos habitudes. Ainsi, le chantier bouleverse ce qui relève parfois de notre intimité et nous dépossède des attachements à notre environnement proche.

Renoncer aux chantiers pour ne pas perturber l’habitante ou l’habitant soucieux de ses habitudes, ce serait mettre de côté ce que par ailleurs nous connaissons comme l’incroyable capacité d’adaptation de l’être humain. Dès lors, ce qui manque peut-être aux riverains excédés, aux usagers déboussolés, aux automobilistes détournés, est le temps de l’expérimentation du changement. À cet égard, les premiers enseignements d’initiatives allant dans ce sens soulignent l’intérêt de ce type d’approche.

L’urbanisme temporaire a récemment montré, lors des crises sanitaires, que des interventions ponctuelles et judicieuses permettaient parfois de faire évoluer les pratiques progressivement. Nous connaissons aussi en sociologie de la mobilité les dispositifs de défis, d’accompagnement individualisés ou de challenges, qui permettent de tester d’abord temporairement puis d’accueillir durablement des changements de pratiques.

En matière de transformation de la ville, nous gagnerions sûrement à nous inspirer de ces dispositifs. En effet, ils permettent à la fois d’expérimenter le changement et de communiquer sur les finalités poursuivies. Se donner du temps pour changer, et comprendre pourquoi on le fait est peut-être le levier pour les transformations à initier.