Du VAL (Lille 1983), entièrement automatisé sur site propre, aux futurs véhicules personnels entièrement automatiques, où en sommes-nous ? Depuis les années 1980, les capacités de calcul informatique et la miniaturisation de l’électronique ont apporté les briques nécessaires à l’émergence de véhicules autonomes. La reconnaissance d’image, les capteurs intelligents et les algorithmes de traitement du signal permettent aux machines d’adapter leur comportement au contexte. Dans le domaine militaire, des drones automatisés sont capables d’accomplir leur mission et de rentrer à leur base, sans aucun contact avec un opérateur humain. Des algorithmes permettent de prendre les décisions pertinentes en analysant les éléments provenant de capteurs intelligents issus de technologies différentes : reconnaissance de forme, thermique, laser, ultrasons, etc.
Dans le domaine civil, des briques sont déjà disponibles dans certaines applications de série comme le park assist, le lane tracking ou l’active cruise control proposés par les constructeurs d’automobiles ou de poids lourds. Des équipementiers proposent déjà des produits d’aide à la conduite dans des conditions difficiles ou contraintes (en ville, la nuit, par brouillard, par forte pluie), qui augmentent la performance du conducteur par l’analyse de son environnement (détection de piéton ou de cycliste, alertes sur la vitesse d’approche ou la distance par rapport au véhicule précédent, par exemple). Des démonstrateurs roulent déjà, comme la Next 2 de Renault, une voiture personnelle avec délégation de conduite qui vise à automatiser à 100 % la conduite dans des conditions choisies : congestion, faible vitesse, portions routières sans piétons, de type périphérique. Plusieurs expérimentations sont en cours pour les convois de véhicules (projet européen Sartre), en Espagne et en Suède notamment, et bientôt aux Pays-Bas.
Côté agriculture, la société Case a été récompensée dès 2010 pour la mise en oeuvre de l’asservissement d’un véhicule « esclave » (tracteur avec remorque) à un véhicule « maître » (la moissonneuse). L’ensemble ne nécessite qu’un homme au volant pour réaliser la récolte.
De nombreux domaines sont concernés, du secteur agricole et forestier jusqu’à celui des véhicules personnels, en passant par ceux des transports en commun de personnes, du transport de marchandises et des véhicules de manutention ou miniers circulant en sites propres.
Une légalité en question
Deux approches extrêmes peuvent être envisagées pour déléguer la conduite : l’autonomisation complète du véhicule, ou son pilotage par l’infrastructure qui lui envoie ses consignes. Le futur sera certainement un panachage des deux, compromis entre sécurité, fiabilité et coût.
Au-delà des problèmes techniques à résoudre en matière de sécurité et de fiabilité, les aspects sociétaux, légaux et normatifs sont à interroger. Du côté légal, l’actuelle convention de Vienne, qui régit les règles autour de la circulation, définit clairement que seul un conducteur en possession de tous ses moyens peut conduire un véhicule automobile, ce qui le rend légalement responsable. Il faudra la faire évoluer avant d’introduire, même partiellement, des véhicules autonomes, dans l’espace public. En attendant, seules des initiatives locales ou étatiques — comme celles des quatre États américains qui tentent d’autoriser les véhicules autonomes dans leur espace public — permettront des évaluations en conditions réelles et un démarrage de la filière. L’Espagne, la Suède, les Pays-Bas, notamment, vont autoriser des expérimentations sur des portions de route ouverte. La France permettra elle aussi, dès 2015, la circulation sous conditions de véhicules autonomes dans quelques zones pour les premières expérimentations grandeur nature.
Au contraire des véhicules sur la voie publique, le déploiement peut être envisagé sans levée de ces contraintes légales pour les activités de transport, de manutention, d’exploitation minière ou agricole et forestière se déroulant sur site privé. Les premières applications, notamment dans l’agriculture et la manutention, apportent des solutions pertinentes et économiquement crédibles. Elles pourront intéresser les agriculteurs pour le positionnement automatique de l’ensemencement et les récoltes semi-automatisées, et les gestionnaires de manutention qui souhaiteront disposer de chariots de manutention totalement autonomes. Les éléments clés pour le développement de véhicules autonomes grand public sont l’encadrement juridique des responsabilités, le choix des modèles économiques et l’acceptabilité par les individus. En cas de sinistre, il faut que l’affectation des responsabilités à un tiers, au constructeur, à l’infrastructure ou aux communications soit très claire. L’Allemagne réfléchit dans ce cadre à rendre obligatoire la présence d’une boîte noire afin de faciliter la recherche des responsabilités. Mais au-delà de l’analyse des faits, la question se posera, en cas de collision entre deux véhicules autonomes ou avec un autre usager (piéton, cycliste, véhicule manuel), de la responsabilité. Les constructeurs seront-ils enclins à accepter de porter seuls l’entière responsabilité juridique d’éventuels sinistres ? Que se passera-t-il en cas de transmission de données erronées ou de piratage ? Un vrai travail de réflexion et de recherche pluridisciplinaire est nécessaire afin de déterminer le type de risques, et les réponses réglementaire et juridique à y apporter.
Le problème du modèle économique est assez facile à imaginer pour les véhicules professionnels : les gains réalisés sur l’activité de conduite devront permettre à terme d’amortir les coûts des nouvelles technologies et d’améliorer la productivité des entreprises. Pour autant, les chauffeurs professionnels sont-ils prêts à voir évoluer leur métiers délaissant la conduite, souvent synonyme de liberté, pour d’autres tâches, peut-être moins valorisantes ? Concernant les véhicules personnels, ils pourraient être aisés à développer si le surcoût de la technologie reste à des niveaux assez faibles, et si les individus sont prêts à confier la conduite de leur véhicule à un automatisme.
L’importance des données
Dans tous les cas, pour qu’un véhicule soit autonome, l’informatique embarquée doit être capable de traiter des flux de données, de les stocker au moins temporairement et de les analyser en temps réel pour piloter l’accélération, le freinage, le braquage du volant, l’allumage de feux de détresse, entre autres. Ce sont la quantité de données, leur qualité (c’est-à-dire la cohérence avec la réalité constatée en temps réel) et leur interopérabilité entre elles pour une même fonction, et entre constructeurs différents, qui permettront de rendre les véhicules complètement autonomes.
La question de l’hébergement ainsi que de l’interopérabilité et de la qualité des données n’est pas nouvelle dans la mesure où elle se pose déjà pour tout ce qui concerne les ITS (Information technology software) en ville (informations multimodales, temps théorique, temps réel…).
Celle de la qualité des données est primordiale. Imaginons un instant un accident directement causé par des données erronées : mauvaise appréciation des distances de sécurité, obstacle confondu avec un objectif à atteindre, etc. Qui serait responsable ? Le conducteur ? Le constructeur ? Le fournisseur de données? Afin d’avoir des données fiables, suffisamment régulièrement mises à jour, il convient d’avoir des réseaux de capteurs importants, embarqués dans le véhicule et sur les infrastructures. Qui financera alors l’investissement nécessaire ainsi que la maintenance et les coûts d’usage, notamment l’accès à l’énergie ? À côté des évolutions réglementaires et sociétales se posent des questions de politiques publiques.
Pour l’étape ultime, celle de l’autonomie complète du véhicule quel que soit le contexte, il paraît pertinent de cibler en premier les milieux urbains où l’infrastructure est dense. De même, en zone urbaine, l’autopartage pourrait faciliter le déploiement des véhicules autonomes et vice versa. En effet, quel risque y a-t-il, hormis le vandalisme, à proposer son véhicule en autopartage si sa conduite n’est plus confiée à l’emprunteur, même pour les particuliers ? Le rééquilibrage des véhicules par zone d’utilisation ne pose plus de problème, les véhicules ne nécessitant plus d’intervention humaine pour rejoindre les lieux où la demande est forte. L’autre argument en faveur du milieu urbain est l’acceptabilité. Le citadin confie déjà certains de ses déplacements à des véhicules automatisés, comme le métro D à Lyon ou le VAL à Lille, le pas psychologique à franchir vers le véhicule autonome sur voirie classique n’est donc peut-être pas si grand, d’autant que les vitesses en milieu urbain sont faibles. Concrètement, on pourrait imaginer des initiatives supportées par des métropoles qui réserveraient des secteurs de centre-ville fermés à la circulation et sillonnés uniquement par des véhicules autonomes. Ce serait une sorte de mode de transport public individuel à la carte, une approche volontariste du véhicule autonome dynamisée par une Bluely ou une Autolib’ autonome, et élargies à la
livraison de marchandises. Cette approche permettrait dans un premier temps de s’affranchir de la cohabitation entre véhicules autonomes et véhicules manuels et de démarrer ainsi un déploiement par grappes, plus limité en matière de contraintes économiques et techniques.
De même, la circulation de bus ou de navettes autonomes dans des couloirs de bus peut être expérimentée rapidement. Cela débuterait par du platooning, un véhicule avec chauffeur pouvant accrocher virtuellement un véhicule autonome lors des heures de pointe et le décrocher aux heures creuses. Cela permettrait une adaptation des places disponibles en fonction de la demande. Pour l’étape intermédiaire, le réseau autoroutier paraît propice à la délégation de conduite grâce au niveau et à la standardisation de l’infrastructure. On pourrait y confier la conduite au véhicule entre un point d’entrée et un point de sortie. Ce serait alors la suite logique du platooning pour lequel des véhicules auraient déjà été expérimentés. Cette étape pourrait être atteinte avant la fin de cette décennie sur la base d’un bon équilibre économique.
Des flux plus rapides et plus denses
Assurément, les politiques publiques doivent, auront à, et peuvent soutenir le développement des véhicules autonomes. Pour la société, les gains paraissent importants avec la réduction de la congestion et un usage optimisé de la voirie et de l’espace public par les véhicules publics, privés ou personnels. La densité et la vitesse moyenne des véhicules autonomes seront bien plus grandes que pour les véhicules classiques. Plus besoin d’une distance de sécurité, nécessaire à cause du temps de réaction de l’être humain : les véhicules autonomes se suivent et se précèdent, freinent et accélèrent ensemble, sans les effets d’accordéon qui génèrent des accidents et des bouchons. En supprimant les comportements disparates des humains au volant, l’affectation des véhicules sur les voies et les itinéraires peut être optimale. La quasi-élimination du coût des accidents de la route pour la société serait possible, puisque les études montrent que les humains en sont la cause principale.
L’avènement des véhicules autonomes est inéluctable, car ils apporteront un certain nombre de solutions pertinentes aux problématiques des déplacements de personnes et de marchandises, et notamment de la sécurité routière. Il est difficile de prédire le temps nécessaire pour atteindre un niveau de maturité de la technologie permettant un déploiement en masse de ces véhicules à des coûts acceptables et à un niveau de sûreté irréprochable. Cependant, le rêve de la voiture qui se conduit seule est en passe de devenir notre réalité. Cette vitesse de maturation sera fonction du niveau des dépenses R&D des acteurs du secteur, elles-mêmes liées au volontarisme et à la stabilité des messages politiques