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Mesurer la décarbonation de l’aménagement : quoi de neuf du côté des outils ?

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La décarbonation de l’aménagement se joue au moment de la construction et, plus encore, durant toute la vie des équipements.

Anticiper ces impacts en amont des projets constitue donc un enjeu clé pour que les acteurs qui conçoivent et mettent en œuvre les opérations d’aménagement et les documents d’urbanisme soient en mesure de faire les choix les plus pertinents.

Cet article présente quelques-uns des outils d’évaluation des émissions de gaz à effet de serre aujourd’hui à disposition des professionnels de l’aménagement.

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Date : 04/06/2024

Mesurer la décarbonation de l’aménagement : quels enjeux ?

 

Après avoir fait un état des lieux des enjeux nationaux, la feuille de route sur la décarbonation de l’aménagement qui a été rendue publique en 2023 se termine sur ce constat : il faut à présent décliner les objectifs nationaux à l’échelle la plus opérationnelle possible. Cette échelle, c’est bien entendu celle des projets portés par les collectivités territoriales, en particulier à travers leurs documents d’urbanisme et leurs projets d’aménagement.

Pour parvenir à une telle déclinaison, les auteurs de la feuille de route en appellent naturellement à l’émergence d’outils de diagnostic adaptés : c’est-à-dire des « méthodes qui permettent de tenir compte des incertitudes liées à l’évolution démographique, des dynamiques économiques et industrielles et de l’inégalité des territoires ».

Pour les collectivités locales et les aménageurs, il est en effet particulièrement important de disposer d’outils leur permettant de s’assurer que leurs projets sont compatibles avec les objectifs climatiques fixés dans le cadre de leurs plans climat territoriaux – ou plus globalement avec l’objectif national de neutralité carbone fixé à l’horizon 2050.

En matière d’outil d’évaluation environnemental, il faut reconnaître que les acteurs de l’aménagement ne partent pas d’une feuille totalement vierge. Avec la base INIES, le secteur du bâtiment s’est par exemple doté d’outils qui permettent de connaître l’impact des matériaux sur l’environnement en général – et sur le climat en particulier. Les réglementations thermiques du secteur ont également évolué au cours des dernières années en prenant en compte de plus en plus finement l’impact énergétique et climatique de ces matériaux, comme en témoigne en particulier la nouvelle réglementation RE2020.

Néanmoins, le secteur du bâtiment ne représente qu’une partie des enjeux liés à l’aménagement. Combinés à d’autres leviers comme la mobilité, l’aménagement du territoire impacte les modes de vie des habitants pour des décennies. Cette dimension systémique pose des difficultés majeures lorsqu’il s’agit d’évaluer son impact climatique. Comment, par exemple, s’assurer que les gains obtenus dans le domaine de l’habitat ne seront pas annulés par une plus grande mobilité ? Comment intégrer les activités économiques et les émissions importées ? Comment faire la part des choses entre les émissions liées à l’acte d’aménager et celles générées par l’usage des équipements ?

C’est pour répondre à ces questions que plusieurs outils et méthodes ont récemment été développés.  

 

Quartier énergie carbone : Organisme porteur : Ademe + CSTB + Efficacity. Périmètre des impacts : Phase aménagement + Phase exploitation/usage. Périmètre géographique d'analyse : Opération d'aménagement/quartier. Accessibilité de l'outil : Licence et formation payantes. GES URBA : Organisme porteur : Cerema. Périmètre des impacts : Phase aménagement + Phase exploitation/usage. Périmètre géographique d'analyse : Commune/polarité urbaine/territoire SCOT-PLUI. Accessibilité de l'outil : Application online gratuits. BOUSSOLE CARBONE : Organisme porteur : Zefco. Périmètre des impacts : Phase aménagement + Phase exploitation/usage. Périmètre géographique d'analyse : Opération d'aménagement / quartier. Accessibilité de l'outil : Outil probablement payant (modalité encore à définir).
Présentation synthétique de trois outils de mesure de la décarbonation de l’aménagement

 

Deux outils orientés sur les quartiers et les opérations

 

Du côté de l’urbanisme opérationnel, plusieurs outils sont récemment apparus en France. Ils ont pour objet de combler un manque de méthode et d’outils disponibles à l’échelle du quartier ou du projet d’aménagement : soit exactement entre l’échelle « micro » du bâtiment et celle du territoire sur lesquels s’appliquent les plans climats.

 

Quartier Energie Carbone

 

Soutenue par l’Ademe et développée notamment par le CTSB, la méthode Quartier Énergie Carbone repose sur l’utilisation d’un logiciel intitulé UrbanPrint, dont l’accès est payant. Il est prioritairement destiné aux aménageurs et à leurs partenaires, notamment les bureaux d’études assistant la maîtrise d’ouvrage sur les enjeux de climat et d’énergie.

Comme son nom l’indique, la méthode est particulièrement adaptée à l’échelle des quartiers, que ce soit pour des aménagements nouveaux, ou pour des projets de réhabilitation ou de développement de quartiers existants.

La méthode demande d’instruire de nombreux paramètres du quartier : les types de bâtiments et leurs usages et équipements, les espaces extérieurs selon leurs fonctions et leurs types d’occupation des sols, les équipements mutualisés (réseaux de chaleur, éclairage public, collecte des ordures ménagères, etc.). Chaque ouvrage ou équipement est décrit pour en connaître les principales caractéristiques : système énergétique, produits de construction, mode de gestion des déchets, organisation du chantier, moyens de déplacement mis à disposition des futurs usagers, etc.

Selon l’état d’avancement du projet, les données peuvent être plus ou moins spécifiées : en amont du projet, des données génériques suffisent à établir un profil basé sur des moyennes, tandis qu’au stade de la définition des cahiers des charges des équipements, des données beaucoup plus fines peuvent être utilisées. Dans tous les cas, il s’agit d’anticiper les consommations énergétiques ainsi que l’empreinte carbone du quartier, en permettant des comparaisons avec une situation de référence (dite « business as usual ») et une situation idéale correspondant au potentiel maximal de réduction d’impacts. Cette comparaison permet d’identifier les gains réalisés, mais aussi ceux qui pourraient encore être mobilisés.    

 

Exemple de présentation de la performance carbone d’un projet avec Quartier Énergie Carbone
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Le calcul proposé par la méthode Quartier Énergie Carbone se focalise sur le périmètre qui intéresse directement les aménageurs et pour lequel ils disposent de moyens d’action. Pour des comparaisons plus globales, UrbanPrint permet également d’estimer l’empreinte carbone et énergétique des futurs usagers, en incluant une estimation de leurs consommations domestiques (alimentation, biens et services divers).

Ce périmètre correspond à celui qui est privilégié par un autre outil en cours de développement : la boussole carbone.  

 

Boussole Carbone

 

Développée par le bureau d’études Zefco et plusieurs partenaires, dans le cadre du programme d’investissement « Démonstrateurs de la Ville Durable », la boussole carbone se veut un « guide opérationnel pour définir la compatibilité d’un projet d’aménagement avec la réponse à l’Accord de Paris ».

Elle permettra d’établir l’impact carbone d’une opération d’aménagement au stade de sa construction ou rénovation, mais aussi et surtout pour les usages générés par les futurs utilisateurs ou habitants. La boussole permettra ainsi d’identifier les efforts à produire pour parvenir aux objectifs politiques du territoire en matière de décarbonation, mais à l’échelle du quartier, puis celle de l’opération, et ce pour chaque poste de consommation de l’empreinte carbone des usagers : résidentiel, tertiaire, mobilités, alimentations, biens et services.

 

Anticiper la performance 2050 : Résidentiel : Construction -17%, Energie : -85%. Tertiaire : Construction - 23%; Energie -80%. Accompagner vers une première étape à 2035 : Mobilités : -60%, Alimentation : -30%, Consommations : -10%, Déchets : -25%.
Exemple de présentation des résultats de l’empreinte carbone d’un quartier avec la boussole carbone (Source : Zefco)

 

Selon Zefco, les prescriptions par opération/secteur permettent de s’assurer de l’adéquation avec les objectifs visés à un horizon temporel donné. Fanny Coulombié, qui suit le développement de l’outil, précise que des itérations sont réalisées en cours de projet, avec le calcul des bilans carbone des opérations in itinere, pour permettre un suivi des performances dans le temps et vérifier l’atteinte des objectifs.

Enfin, l’outil devrait permettre in fine de créer des liens entre le bilan carbone et le bilan économique du quartier ou de l’opération, pour caractériser l’intérêt à agir, mieux répartir les surcouts dans la chaine d’aménagement, trouver les leviers pour motiver à agir, accompagner les objectifs dans le temps avec les bons outils juridiques.

 

Un outil adapté aux documents d’urbanisme : GES Urba

 

Développée par le Cerema, GES Urba est une application en ligne gratuite qui a pour objet d’aider les acteurs publics locaux et leurs partenaires (bureaux d’études, agences d’urbanisme) à mieux intégrer les dimensions énergie et climat dans leurs documents d’urbanisme, et à en anticiper les effets systémiques.

S’inspirant de la méthode bilan carbone de l’Ademe, l’application permet dans un premier temps de faire un état des lieux de la situation actuelle à l’échelle du territoire, au regard de nombreuses données d’entrée que l’utilisateur doit instruire ou qui sont déjà estimées sur la base de ressources disponibles en open data  à l’échelle communale : armature territoriale (pôles urbains), types de logements et de bâtiments existants, mobilité des personnes, transport de marchandises, réseaux de chaleur, autres systèmes de production énergétique, etc.

À partir de ces informations, l’application estime les consommations énergétiques et les émissions de gaz à effet de serre du territoire concerné, à différentes échelles. Mais surtout, elle permet ensuite d’établir des scénarios d’aménagement en comparant leurs effets sur l’énergie et le climat, en prenant en compte les interactions entre postes de consommation, et en fonction des choix opérés en matière d’usage des sols, de construction et de réhabilitation du bâti, de développement des énergies renouvelables ou encore le transport de personnes ou de marchandises.

Les résultats sont présentés pour chaque scénario de manière synthétique ou détaillée, selon qu’il s’agisse de comparer des scénarios entre eux ou d’analyser dans le détail un scénario en particulier – ce qui permet alors de mettre en lumière l’impact de chaque levier mobilisé en matière de gains énergétiques et d’émissions évitées : logements, bâtiments tertiaires, mobilité, déplacements de marchandises, etc. Estimé pour l’ensemble de la période du document d’urbanisme, ce bilan est annualisé afin de faciliter la comparaison des scénarios entre eux.

 

L'application web ges urba oriente vos choix d'aménagement

Vidéo de présentation : https://www.dailymotion.com/video/x7uxopt

 

Des retours d’expérience très attendus

 

S’ils présentent des similitudes indéniables sur le papier, ces quelques outils ont aussi des particularités qui conviendront davantage à certains types d’utilisation. Comme on l’a vu, GES Urba intéressera davantage les planificateurs, là où les deux autres outils s’adresseront plus volontiers aux acteurs de l’aménagement opérationnel.

Pour le reste, ces méthodes sont encore trop récentes pour qu’il soit possible d’en tirer des conclusions très fines sur leurs avantages et inconvénients respectifs. Les retours d’expérience sont en effet encore peu nombreux. Même si d’autres opérations de test sont en cours en 2024, la boussole carbone n’a par exemple été véritablement utilisée jusqu’à présent que dans le cadre de son développement, sur le territoire de Fontenay-sous-Bois.

Des entretiens menés avec la SERL (Société d'Équipement et d'aménagement du Rhône et de Lyon) et OPPIDEA (Société d’Économie Mixte d’aménagement de Toulouse Métropole) à propos d’UrbanPrint, ainsi qu’avec Epures (Agence d’urbanisme de la région stéphanoise) concernant GES Urba, permettent cependant de noter plusieurs points positifs ainsi que quelques limites de ces outils.

 

Des outils d’acculturation et d’aide à la décision…

 

Du côté des points positifs, la réalisation du diagnostic permet de donner des ordres de grandeur quant à l’impact carbone des projets, en hiérarchisant clairement les postes émetteurs de GES. Ce travail donne aux acteurs de l’aménagement l’occasion de se familiariser avec la comptabilité carbone et de développer leur « numératie carbone » - c’est-à-dire leur capacité à activer les leviers les plus déterminants de la décarbonation, tout en identifiant ceux qui sont plus secondaires et souvent peu investis (le transport des déblais-remblais de chantier par exemple).

Cette acculturation est un élément particulièrement important, qui plaide en faveur d’une utilisation partagée de ces outils, afin d’éclairer certains choix en toute transparence aux moments les plus stratégiques de la prise de décision. L’aménageur OPPIDEA souligne à ce propos l’importance de mobiliser un outil comme UrbanPrint pour faire la preuve des engagements en matière de décarbonation des projets urbains auprès des élus et des habitants. Autrement dit, même si les leviers de décarbonation sont déjà mis en œuvre, il reste important de démontrer leur ambition d’aller au-delà de la réglementation en vigueur pour s’inscrire dans une trajectoire de neutralité carbone.

D’autres avantages sont soulignés par les concepteurs et les utilisateurs de ces outils, comme le fait de pouvoir prendre en compte la dimension systémique de l’aménagement et de permettre la comparaison entre différents scénarios. À propos de GES Urba, Epures remarque que l’outil permet d’analyser l’impact croisé des différents choix opérés au moment de la planification (SCoT) en matière de densification, de mobilité ou encore de développement urbain.

La comparaison de scénarios montre par exemple que certains partis-pris sur une dimension du projet peuvent avoir un effet contreproductif sur une autre dimension. Cela oblige les porteurs de projet à réfléchir de manière globale et à consolider la cohérence des décisions. Pour Maude Marsauche, d’EPURES, l’utilisation de ces outils pousse à raisonner de manière systémique car les différents paramètres ont une influence mutuelle sur les résultats. Faire varier un seul paramètre n’a donc pas grand sens, ce qui incite à faire des hypothèses sur l’ensemble des paramètres. La force des outils présentés plus haut réside ici sur leur flexibilité en matière de paramétrages, permettant aussi bien l’intégration de données ad hoc détaillées que la définition de grands partis-pris d’aménagement tout en laissant la modélisation combler le manque de données d’entrée.

 

… mais complexes

 

Dans le même temps, plusieurs limites sont évoquées. Efficacity, qui a codéveloppé la méthode Quartier Énergie Carbone avec le CSTB, admet que l’on manque encore de recul sur l’impact réel d’outils comme Urban Print sur les choix des aménageurs qui y ont eu recours. De fait, ces décisions ne se fondent jamais sur un seul outil ou un seul critère, si bien que la comparaison avec un projet optimal sur le plan de son bilan carbone est forcément délicate : il faut prendre en compte les nombreuses attentes des décideurs et des futurs usagers, mais aussi les considérations économiques. S’ils peuvent aider à prendre les bonnes décisions, il est donc difficile de savoir à quel point ces outils s’avèrent décisifs dans les processus de prise de décision. 

Le retour d’expérience de la SERL montre qu’utiliser UrbanPrint lorsqu’un projet urbain est déjà largement avancé dans sa mise en œuvre présente peu d’intérêt car les marges de manœuvre s’avèrent limitées. Néanmoins, comme le suggère l’exemple d’OPPIDEA, comparer le bilan carbone de plusieurs opérations permet de prendre du recul sur les choix d’aménagement offrant l’effet de levier le plus important et d’en dégager des principes clés pour la conception des futurs projets.

Les utilisateurs pointent aussi du doigt la complexité des outils proposés. Là encore, les concepteurs eux-mêmes admettent volontiers que la prise en main de tels logiciels n’est pas évidente, et la plupart proposent à minima une formation ou, plus encore, un accompagnement personnalisé. Notons à ce propos que la SERL et OPPIDEA ont, dans les deux cas, fait appel à un bureau d’étude spécialisé pour utiliser UrbanPrint. Même s’il semble assez enthousiaste, François Bourvic, directeur général de la SPL Marne au Bois, dont le projet a servi de terrain d’expérimentation au développement de la boussole carbone, admet lui aussi dans les colonnes de Cadre de ville que cet outil s’avère complexe. Des retours similaires ont amené les concepteurs d’UrbanPrint (Quartier Énergie Carbone) à développer une version simplifiée du logiciel, qui devrait être disponible en 2024.

Enfin, si ces outils permettent d’automatiser les calculs d’impact sur des projets d’envergure, les résultats qu’ils proposent suscitent parfois un « effet boite noire » : comment sont évalués les impacts liés aux usages ? Comment expliquer que tels choix d’aménagement induisent tels écarts entre plusieurs scénarios d’aménagement ?

 

Trouver l’équilibre entre précision du diagnostic et plus-value opérationnelle

 

S’ils s’avèrent prometteurs, les outils développés pour modéliser l’impact carbone des projets d’aménagement vont sans doute encore devoir convaincre certains utilisateurs. La clé de leur succès tiendra probablement à leur capacité à trouver cet équilibre assez subtil entre une certaine facilité d’usage et d’accès, d’un côté ; et une précision suffisante des diagnostics pour permettre de faire évoluer pertinemment les projets, d’un autre côté.