Décarboner l’aménagement : de quoi parle-t-on exactement ?
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Une récente feuille de route nationale propose des éléments de définition pour évaluer le bilan carbone d’une opération d’aménagement.
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Consulter la feuille de route de décarbonation de l'aménagement :
Étalement urbain, développement des infrastructures routières, multiplication des zones pavillonnaires, extension des zones commerciales et d’activités : la manière dont nous avons aménagé le territoire au cours des dernières décennies oriente la plupart de nos comportements les plus émetteurs de gaz à effet de serre. L’acte même d’aménager – le fait, par exemple, de construire des bâtiments ou des infrastructures – génère également de nombreuses émissions.
Pourtant, si le constat est aujourd’hui largement partagé, l’aménagement du territoire a eu du mal à apparaître comme un levier d’action direct dans les stratégies de décarbonation comme par exemple la Stratégie Nationale Bas Carbone. Ces documents de planification ont en effet privilégié jusqu’à présent une approche par secteur émetteur (transports, logement, agriculture ou encore énergie), en délaissant quelque peu la dimension systémique des émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire la manière dont ces dernières sont conditionnées par nos systèmes d’organisation (modèle économique, aménagement du territoire, etc.).
C’est notamment pour rompre avec cette logique sectorielle que le Ministère de la Transition écologique a proposé en mars 2022, dans une lettre de mission adressée à Anne Fraisse (directrice générale de l’agence Urbain des Bois), que de nouvelles approches soient « mises en place pour enclencher les évolutions systémiques qu’exige l’atteinte de nos objectifs climatiques ». Une commande qui s’inscrit dans la Loi Climat et résilience de 2021, qui prévoyait que soient élaborées des feuilles de route de décarbonation dans différents secteurs, dont celui de l’aménagement.
Mobilisant au cours de l’année 2022 les acteurs de la chaîne de valeur du secteur, cette feuille de route rendue publique au printemps 2023 a permis de préciser les termes du débat.
Pour commencer, il a bien entendu fallu s’accorder sur une définition de l’aménagement. La feuille de route prend le parti de définir ce dernier comme une « macro-filière qui transforme le foncier, les usages et le cadre de vie des Français ».
Plus précisément, les auteurs abordent l’aménagement comme un acte de transformation du territoire, une action qui, « à partir d’une matière première qui est le foncier (bâti ou non) permet de créer un produit fini pluriel : des surfaces aménagées, valorisables sur le marché immobilier (logements, commerces, bureaux...), des surfaces ayant une valeur d’usage (espaces publics, équipements publics) et des aménités qui améliorent le cadre de vie (protection des ressources naturelles, mixité sociale, qualité de vie) difficilement monétarisables ».
Partant de là, et dans l’optique d’identifier les leviers d’actions mobilisables, la feuille de route choisit de présenter l’aménagement comme une chaîne de valeur, c’est-à-dire un enchaînement d’actions qui part de la planification et va jusqu’à l’acte final d’habiter, en passant par différentes étapes comme la gestion du foncier, la réalisation des aménagements (infrastructures, bâtiments, espaces verts, etc.) et enfin l’exploitation de ces derniers.
Chacune de ces étapes fait intervenir un écosystème d’acteurs très différents, incluant des acteurs publics (en particulier au moment de la planification), des entreprises privées et, bien entendu, des habitants.
Une telle définition permet d’appréhender l’aménagement dans toute sa dimension systémique : elle montre par exemple que l’action publique de planification urbaine (notamment incarnée par l’élaboration des documents d’urbanisme) a des effets en chaîne qui vont, pendant plusieurs décennies, déterminer la manière dont les habitants vont pouvoir vivre sur un territoire : c’est à dire se loger, se déplacer, travailler ou encore se divertir, en utilisant des infrastructures données.
Mais ce périmètre très large pose des difficultés majeures lorsqu’il s’agit d’évoquer la question de la décarbonation. Comment, en particulier, établir les limites du périmètre des émissions de gaz à effet de serre d’un tel « macro-secteur » ? Faut-il inclure toutes les émissions liées d’une manière ou l’autre à l’aménagement, comme par exemple les transports et le logement ? Et dans ce cas, comment établir une limite entre ce qui relève de l’aménagement et ce qui implique plus spécifiquement les secteurs en question ?
Pour répondre à ces questions, la feuille de route prend le parti de distinguer dans un premier temps un périmètre restreint, constitué de l’acte d’aménager en tant que tel : c’est-à-dire la production des équipements, infrastructures, logements et autres transformations de l’espace. Concrètement, cela correspond au minimum à trois opérations :
Au total, l’acte d’aménager représenterait donc 47 Mt. CO2e/an, soit presque 10 % des émissions territoriales de la France en 2019, qui s’élevaient alors à 497 Mt. CO2e.
En élargissant la focale à l’ensemble des pratiques et comportements qui sont influencés, d’une manière ou d’une autre, par l’aménagement du territoire, le bilan est bien entendu très différent. Les émissions sous influence de l’aménagement s’élèveraient en 2019 à 340 Mt. CO2e/an, soit environ deux-tiers des émissions totales de la France. Par ordre d’importance, les secteurs émetteurs sont les suivants :
Mis bout à bout, c’est donc le secteur des transports de personnes et de marchandises qui arrive en tête des émissions imputables à l’aménagement (37 % du total), suivi par l’agriculture/sylviculture (21%) et les bâtiments (19%).
Dans son périmètre le plus élargi, le bilan total des émissions de gaz à effet de serre de l’aménagement est donc de 340 Mt. de CO2e en 2019.
Mais pour être complet, il convient de comparer ces émissions au bilan de séquestration du carbone de l’aménagement, qui est estimé pour cette même année 2019 à 47 Mt. CO2e. Ce stockage « biogénique », réalisé par la biomasse, se situe principalement dans la forêt (63 %) et plus marginalement dans les prairies (22 %) et les terres cultivées (14 %). Le bilan net de l’aménagement s’élèverait ainsi à (340–47=) 293 Mt. CO2e/an en 2019.
Si décarboner l’aménagement revient à atteindre la neutralité carbone pour ce secteur à l’horizon 2050, alors l’objectif n’est pas de supprimer complètement les émissions de gaz à effet de serre, mais bien de faire en sorte que, au minimum, elles s’équilibrent avec les capacités de séquestration. Au cas où ces dernières resteraient stables, il faudrait donc baisser les émissions d’un facteur 7 environ (340/47=7,2). Au cas où les capacités de séquestration du carbone de l’aménagement augmentaient, comme le prévoit par exemple la Stratégie Nationale Bas Carbone, ce facteur de réduction pourrait être un peu plus modeste.
Mais compter sur une telle augmentation des puits de carbone serait hasardeux. Les incertitudes en la matière sont en effet considérables et il n’est pas exclu que les capacités de séquestration diminuent, ou que les émissions biogéniques augmentent – par exemple si le changement climatique induisait une augmentation des incendies. Qui plus est, plusieurs scénarios du GIEC préconisent au niveau global d’atteindre un bilan d’émissions négatif après 2050, ce qui suppose des émissions inférieures aux capacités de séquestration. À plus court terme, c’est une réduction de 55 % des émissions en 2030 par rapport à celles de 1990 qui est visée à l’échelle européenne. Dans tous les cas, le défi est immense.
Ce bilan très général à l’échelle de la France permet de mieux cerner l’enjeu de la décarbonation en matière d’aménagement. Il amène également à tirer quelques conclusions importantes, comme la nécessité de mieux articuler les politiques d’aménagement avec celles de la mobilité et des bâtiments, tout en limitant au maximum l’artificialisation.
La feuille de route s’appuie sur ce diagnostic pour identifier des leviers d’action qui vont dans ce sens, en donnant quelques ordres de grandeur. Par exemple, pour les trois principaux secteurs émetteurs du « socle territorial » (le spectre le plus large de définition de l’aménagement) :
À l’échelle plus restreinte de « l’acte d’aménager », les gains sont forcément moins massifs mais méritent néanmoins d’être développés. Plusieurs pistes sont évoquées, comme l’usage accru de matériaux biosourcés dans la construction, l’amélioration du bilan carbone des enrobés, la réduction des volumes de terre excavée, leur réutilisation au plus près, la massification de l’installation de toitures photovoltaïques ou encore la connexion des opérations aux réseaux de chaleur et de froid décarbonés.
Pour les acteurs en charge de l’aménagement à l’échelle des territoires, ces ordres de grandeur ont évidemment leur importance. Mais ils sont encore trop vagues pour permettre une action éclairée et pour réaliser les bons choix en matière de décarbonation au niveau d’un projet. En effet, selon le contexte dans lequel elle s’insère, une opération d’aménagement peut avoir un bilan carbone très différent de la moyenne nationale.
Une expérimentation menée par Nantes Métropole a par exemple permis de donner quelques ordres de grandeur sur le projet de Pirmil-les-Isles, sur la rive sud de la Loire. Plusieurs scénarios d’aménagement ont été proposés et leur empreinte carbone mesurées. Il apparaît que le premier poste émetteur d’une opération d’aménagement classique, en extension urbaine (scénario « ZAC comme d’habitude »), concerne la mobilité du quotidien (25 à 50 % des émissions de GES), suivie par la construction des bâtiments (25 à 35 %), les consommations énergétiques de ces derniers (25 à 35 %), la construction des espaces publics (5 à 7 %) et enfin la gestion des déchets (5 à 7 %).
Sans grande surprise, la première préconisation concerne donc l’emplacement du projet et, en particulier, son insertion dans le tissu urbain existant. Les principes classiques de l’aménagement durable sont ici confirmés : il s’agit de privilégier l’insertion des projets dans un tissu dense plutôt qu’en extension urbaine, à proximité d’un réseau de transport public efficace, avec une offre importante de services et de commerces de proximité et, autant que possible, en recyclant des équipements et des bâtiments au lieu d’en créer de nouveaux.
Une fois ces principes respectés, une marge de manœuvre importante existe encore sur l’acte d’aménager, en particulier concernant les phases de construction des aménagements et des bâtiments. Une étude de l’ADEME montre à ce propos que, pour la plupart des opérations d’aménagement, la réalisation des espaces extérieurs émet dix fois moins que la construction des bâtiments, qui doit par conséquent attirer l’attention des aménageurs – par exemple en utilisant moins de matériaux émetteurs de gaz à effet de serre comme le ciment et en privilégiant les matériaux biosourcés.
En conclusion, la rédaction de la feuille de route sur la décarbonation de l’aménagement amène presque autant de questions qu’elle n’apporte de réponses.
En définissant mieux les termes du débat, le travail réalisé permet de rappeler le rôle déterminant de l’aménagement du territoire dans la structuration de nos modes de vie et, par conséquent, dans nos émissions de gaz à effet de serre. En prenant en compte un périmètre très élargi, ce travail permet de rendre compte de la dimension systémique de l’aménagement et de la nécessité d’intégrer celui-ci dans les stratégies de neutralité carbone, en complément de secteurs plus traditionnels comme la mobilité ou les bâtiments.
Cette vision très extensive de l’aménagement pose aussi des questions en matière d’opérationnalisation du concept de décarbonation. En décidant d’inclure directement ou indirectement presque tous les secteurs à l’exception de l’industrie dans la sphère de l’aménagement (périmètre dit du « socle territorial »), le risque est de ne plus faire apparaître les particularités propres à ce secteur, ou de le diluer dans d’autres auquel il est particulièrement lié comme les transports et les bâtiments – qui font l’objet de feuilles de route et de stratégies spécifiques. En réduisant trop son périmètre au seul « acte d’aménager », le risque est au contraire de manquer l’essentiel des émissions induites par l’aménagement.
C’est sans doute en descendant à l’échelle des projets d’aménagement que les arbitrages à opérer entre l’acte d’aménager et ses effets en termes d’usage prendra tout son sens. Car chaque situation est en réalité très différente et, potentiellement, très éloignée de la moyenne nationale. Dans le tissu urbain dense d’une grande agglomération, la question de la mobilité sera par exemple moins importante qu’en périphérie d’une ville moyenne. De même, la réduction de la distance à parcourir lors d’un projet d’aménagement ne signifie pas mécaniquement que les habitants vont se reporter vers des mobilités actives (vélo, marche) : la variété des usages et des modes de vie, et leur évolutivité dans le temps, complexifie les simulations.
C’est la raison pour laquelle un enjeu majeur consiste désormais à préciser les diagnostics à cette échelle locale, en proposant des outils de mesure de l’empreinte carbone adaptés au cas par cas pour chaque projet d’aménagement.
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