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Mobilité quotidienne et ancrage local

Interview de Eric CHARMES

Directeur du laboratoire RIVES

<< Un peu partout, la transformation des villages ruraux en clubs résidentiels me semble à l’œuvre >>.

Propos recueillis le 12 avril 2012 par Cédric Polère

Éric Charmes, directeur du laboratoire RIVES à l’ENTPE, spécialiste des questions urbaines et notamment des dynamiques de territorialisation résidentielle, est l’auteur du livre "La ville émiettée". "Essai sur la clubbisation de la vie urbaine", paru aux Presses Universitaires de France en 2011, dans lequel il établit une analogie entre les communes périurbaines et les clubs, fondés sur la jouissance exclusive de biens et de services. Au passage, Éric Charmes nous aide à comprendre comment l’ancrage local se combine avec la mobilité résidentielle et la mobilité quotidienne pour produire de nouvelles formes d’appartenance.

Cette interview a été réalisée dans le cadre de la démarche « Grand Lyon Vision Solidaire ».

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Date : 11/04/2012

Comment caractérisez-vous les espaces périurbains ?

Le périurbain a une caractéristique essentielle : c’est un espace sous dynamique urbaine, puisque sa croissance est très clairement liée à la proximité d’une métropole. Mais en même temps il reste, dans son identité, assez attaché à quelque chose de l’ordre du rural. Si vous demandez où ils habitent aux gens qui résident en périphérie de l’agglomération lyonnaise, ils ne diront pas qu’ils habitent dans le périurbain, beaucoup diront « j’habite un village, mais près de Lyon ». Ceci même s’ils ne font qu’y dormir, et que leur vie n’a rien de villageoise, en tout cas rien de commun avec la réalité des villages paysans d’il y a quelques décennies, où la mobilité quotidienne était faible et le contrôle social local fort. En réalité, la communauté villageoise continue de constituer notre manière de voir le monde, alors qu’en termes de mode de vie et de pratiques de l’espace, des changements considérables se sont produits en quelques décennies. Ce qui donne malgré tout un fondement à la caractérisation des communes périurbaines comme villages, est qu’il subsiste bel et bien une morphologie villageoise. Approximativement 90% des communes périurbaines au sens de l’INSEE comptent moins de 2000 habitants. Par leur nombre d’habitants et leur identité visuelle, elles gardent quelque chose du village. Cela s’observe bien dans de nombreuses communes autour de Lyon, avec un noyau villageois autour duquel se sont greffés des ensembles pavillonnaires, le tout entouré d’espaces naturels ou de zones agricoles. Ainsi, les Monts du Lyonnais relèvent des espaces périurbains de Lyon, mais les gens qui y habitent se représentent leur cadre de vie comme campagnard. Pas n’importe quelle campagne cependant, ils ne sont ni dans la Creuse ni dans la Haute-Loire, mais près de Lyon.

L’hybridité de ces territoires périurbains devrait durer. Ces territoires sous influence urbaine ne sont pas appelés à devenir urbains, en étant par exemple intégrés dans le pôle urbain au sens de l’INSEE, c’est-à-dire en rejoignant la zone bâtie, agglomérée, continue de Lyon. De fait, beaucoup de communes périurbaines mettent en place des règlementations assurant le maintien d’une séparation physique entre leur noyau bâti central et ceux des communes voisines. Cela maintient une spécificité des territoires périurbains, qui restent différents, dans leur identité, de ce qu’est le Grand Lyon par exemple, dont le territoire est largement inclus dans les limites du pôle urbain. Alors que les habitants du Grand Lyon se sentent très largement urbains, les habitants du périurbain ressentent au contraire une identité rurale assez forte.

 

Le périurbain n’a pas bonne presse : à l’heure du développement durable, les urbanistes privilégient le modèle de la ville dense, pour éviter l’utilisation de la voiture, le réchauffement climatique, le mitage de l’espace…

La conception dominante de la vie périurbaine reste assez caricaturale : celle d’une vie très matérialiste, repliée sur le foyer familial au sein d’un pavillon entouré de barrières blanches, avec un panneau « chien méchant », et l’inscription « Sam’suffit »… Le constat d’un fort vote Front National dans certains secteurs périurbains (que l’on a tôt fait d’assimiler au périurbain dans son ensemble) renforce cette imagerie. Celle-ci ne correspond pourtant pas à ce que vivent les périurbains. La vie périurbaine est beaucoup plus ouverte culturellement et socialement que ce qu’en pensent ceux qui ne la connaissent pas. Par ailleurs, le vote Front National, qui peut être spectaculaire dans certaines communes est moins un vote périurbain qu’un vote de catégorie sociale, celui des accédants les plus modestes à la propriété notamment, nombreux dans les lointaines couronnes périurbaines où ils sont poussés par les prix immobiliers. Certaines communes du Bugey l’illustrent bien, avec des votes au-delà de 30 % en faveur de Marine Le Pen au premier tour de la dernière élection présidentielle. A l’inverse, dans les communes périurbaines les mieux situées et les plus favorisées, immédiatement après les limites ouest de l’agglomération lyonnaise par exemple, on a voté nettement plus que la moyenne pour Nicolas Sarkozy, mais moins que la moyenne pour Marine Le Pen..

Le fond critique des discours sur le périurbain a été réactivé par le discours sur le développement durable, avec l’idée que la densité serait vertueuse, alors que l’étalement urbain serait nocif. Dans la production législative récente sur le sujet, le périurbain apparaît clairement comme un espace pathologique. C’est manifeste dans la loi Solidarité et Renouvellement Urbain du 13 décembre 2000 et dans les textes issus du Grenelle de l’environnement. Il est vrai que la ville dense permet aux habitants de se déplacer autrement qu’en voiture individuelle. Un habitant de centre-ville prend davantage le vélo pour aller au travail qu’un périurbain. Pour autant, il faut être circonspect face à ce dogme d’une densité vertueuse. Jean-Pierre Orfeuil, professeur à l’institut d’urbanisme de la ville de Paris, a pointé la « mobilité de compensation » qui pousse les citadins à quitter les centres-villes lorsqu’arrive le week-end. A revenus égaux et à situation familiale équivalente, ils ont plus tendance que les périurbains à partir loin, en utilisant des modes de transport gourmands en énergie, comme l’avion. Selon certaines études, l’habitat de type « pavillonnaire dense » serait un meilleur compromis. Un autre élément rééquilibre les perspectives sur le périurbain : les immeubles des centres-villes sont plus anciens, moins plastiques et donc moins susceptibles d’être mis au standard du développement durable que des maisons individuelles. Au total, il apparaît que l’enjeu est moins d’éradiquer le périurbain parce qu’insoutenable que de l’organiser, de l’adapter, comme on le fait pour les centres denses, qui eux-aussi posent des problèmes, même s’ils sont différents.

 

Autour de Lyon, quelle est la dynamique des espaces périurbains en termes d’habitants ?

Aujourd’hui, la croissance urbaine se fait à Lyon et dans son agglomération, soit par de grosses opérations de renouvellement comme Lyon Confluence, soit par densification progressive de tissus existants, y compris pavillonnaires. Mais la croissance se fait aussi et surtout tout autour de l’agglomération, dans la couronne périurbaine. L’aire urbaine de Lyon est passée de 1,6 million d’habitants en 1999 à plus de 2,1 millions aujourd’hui. Ces 500 000 habitants supplémentaires viennent surtout du périurbain. Deux mécanismes principaux sont à l’œuvre. Il y a d’abord l’extension de l’aire d’influence de Lyon qui conduit à l’intégration dans son orbite de communes de plus en plus éloignées et donc à une extension spatiale de l’aire urbaine. Ensuite, en même temps qu’elles intègrent l’aire d’influence de Lyon, les communes deviennent attractives pour de jeunes ménages, ce qui suscite une demande d’urbanisation, puis la construction de logements et une croissance locale. Cette croissance se ralentit vite toutefois. Assez rapidement, lorsqu’une commune se périurbanise, les nouveaux habitants qu’elle accueille prennent le contrôle de la municipalité et ferment ou réduisent fortement les possibilités de construction, ceci afin de préserver leur identité villageoise et les espaces non-bâtis. Ceci reporte la demande de logement plus loin et favorise l’intégration de communes plus distantes dans l’aire d’influence de la métropole. C’est ainsi qu’entre 1999 et 2010, le nombre de communes périurbaines de l’aire urbaine de Lyon est passé de 194 à 383 ! C’est un étalement qui produit beaucoup plus d’éloignement (et donc de kilomètres de déplacements automobiles) que le sprawl en continuité des pôles urbains que connaissent les États-Unis.

 

Comment caractériser le sentiment d’appartenance dans cet espace métropolitain ? Y a-t-il des éléments qui favorisent une identification commune ?

A l’échelle nationale, un gros tiers des périurbains travaillent dans le périurbain. Plus largement, beaucoup de périurbains ne fréquentent pas ou très peu le cœur de la métropole au cours de leur vie quotidienne. Ce phénomène est très marqué en Ile-de-France. Vous pouvez vivre à Marne-la-Vallée par exemple, aller au lycée, puis à l’université, y travailler… Tout est possible en restant dans la Seine-et-Marne. Certes les habitants soulignent tous qu’ils vivent « près de Paris », ce qui indique qu’ils ont conscience d’une dépendance fonctionnelle. Pour beaucoup d’ailleurs, cette dépendance fonctionnelle se manifeste par des déplacements quotidiens pour travailler dans Paris mais beaucoup d’autres vont très peu à Paris, et entretiennent un rapport essentiellement touristique à la ville…

Dans tous les cas, les habitants des communes périurbaines vivent dans une situation de dépendance forte avec des échelles plus larges, qui sont d’ordre métropolitain : pour vivre dans une commune essentiellement résidentielle de 1500 habitants (ce qui est un cas typique dans le périurbain), il faut en général pouvoir travailler dans une autre commune située dans la métropole ; on fait également ses courses et on envoie ses enfants au collège ou au lycée dans d’autres communes. La métropole s’affirme ainsi comme un territoire à partager, à travers de multiples pratiques. Ceci étant, il ne s’affirme pas aujourd’hui de sentiment d’appartenance à une métropole comme territoire commun unique. Les métropoles se diffractent en des territoires communs, emboités, inter-sécants ou distincts.

Sur le plan du sentiment d’appartenance, suis-je lyonnais ou stéphanois si je vis dans les Monts du lyonnais, que je travaille à Saint-Etienne et que ma compagne travaille à Lyon ? Aujourd’hui, de nombreuses personnes se définissent à travers une multi-appartenance : j’habite ici, dans les Monts du Lyonnais, je travaille là, et j’habitais à tel autre endroit auparavant… Avec l’extension des territoires de la vie quotidienne, nous dépendons de moins en moins d’un seul quartier, d’une seule commune, pour l’emploi, la sociabilité, les amis, la famille… Dans ce contexte, du point de vue de l’individu, le centre c’est souvent le lieu où il habite et à partir duquel il rayonne.
Il y a ainsi un décalage de plus en plus fort entre le point de vue des individus, notamment lorsqu’ils résident dans le périurbain, et celui des planificateurs ou des urbanistes. Eux, observent des régularités derrière les mouvements apparemment désordonnés des uns et des autres. Les planificateurs identifient clairement, à l’aide de toute une batterie d’indicateurs, une polarité lyonnaise et des polarités secondaires. Mais ces polarités ne renvoient qu’imparfaitement aux espaces vécus. La question centrale est alors : comment construire une représentation politique de tout cela ? Quel est le lien entre l’expérience vécue par les gens et le territoire politique ? Villefranche-sur-Saône a été intégrée à l’aire urbaine de Lyon (et même dans le pôle urbain), mais est-ce que cela a modifié le sentiment d’appartenance des habitants ? Le problème est que l’on sait surtout construire de la solidarité entre territoires avoisinants, au sein d’une aire bien circonscrite, et que l’on sait moins comment construire une action politique sur la base d’interdépendances entre territoires qui forment des réseaux de plus en plus éclatés.

 

Quelle pourrait être la représentation politique du périurbain ?

Le périurbain compte de plus en plus. Loin de s’inféoder aux institutions des centres métropolitains, celui-ci se dote depuis plusieurs années de dispositifs de représentation politique qui lui sont propres. Au fil du temps, il s’institutionnalise, et commence à se faire entendre sur le plan politique. Des institutions, telles que des communautés de communes, des syndicats porteurs de SCOT, s’affirment en étant porteuses d’un projet pour le périurbain.

Face à cela, l’enjeu est le dialogue entre ces institutions périurbaines et les institutions urbaines. Et pour que ce dialogue soit possible, il y a aujourd’hui un fort enjeu de reconnaissance du périurbain, de sa légitimité à être. C’est-à-dire qu’il faut que le périurbain ne soit plus seulement considéré comme un espace pathologique, dont l’avenir serait la disparition, mais comme un espace qui certes pose des problèmes, mais qui le fait tout comme les centres-villes en posaient il n’y a pas si longtemps et tout comme les banlieues populaires en posent aujourd’hui. Dans ce jeu périurbain-urbain, le département, que certains disent obsolète, a une importante carte à jouer. Traditionnel relais des intérêts ruraux, le département peut devenir, et est déjà devenu dans un certain nombre de cas, le relais des intérêts du rural urbanisé qu’est le périurbain. Aujourd’hui, on voit deux couples se constituer et se faire face dans les métropoles, un couple territoires périurbains – départements, et un couple grandes intercommunalités - région, par exemple le Grand Lyon et la région Rhône-Alpes. Cette dernière association s’explique par le fait que les régions ont dans leurs compétences la construction des lycées qui sont des équipements très urbains, et le transport ferroviaire régional, dont les principaux pôles d’échange sont au cœur des villes.

 

Quelles seraient les pistes pour faire correspondre le territoire politique à l’espace vécu ?

Une proposition totalement utopique dans le contexte actuel, mais stimulante pour réfléchir au problème vient d’un politiste américain, Gerald Frug, qui part de constats similaires à ceux que je viens d’exposer : aux Etats-Unis comme en France, le maillage municipal est très fragmenté. Dans sa perspective comme dans la mienne, un des problèmes clés est que le système de représentation se construit d’abord à partir du lieu où l’on habite, puisqu’en règle générale, chacun vote aux élections locales dans sa commune de résidence. Ce système s’est construit à une époque où l’essentiel de nos vies se déroulait dans un espace borné par le finage d’une commune. Depuis, les limites communales ont été largement dépassées par la vie quotidienne. La création des établissements de coopération intercommunale est venue reconnaître ce phénomène, ces établissements sont progressivement devenus (et pour certains sont encore en train de devenir) des entités politiques… Cependant, nous en sommes restés à une conception de la représentation politique que l’on peut qualifier d’aréolaire, où des représentants sont élus sur un territoire continu. Pour donner corps à une conception plus réticulaire de la représentation politique locale, correspondant mieux aux pratiques, pourquoi ne pas attribuer à chaque citoyen plusieurs droits de vote pour les élections locales (Gerald Frug en propose cinq) ? Chacun pourrait ainsi choisir de voter dans la commune où il habite, dans la commune où il travaille, dans la commune où il dépose chaque matin sa voiture dans un parking relais pour prendre le train, dans celle où ses enfants sont scolarisés, etc. Ce serait une manière d’adapter notre système de représentation politique aux questions telles qu’elles se posent aujourd’hui, et de considérer qu’une personne qui travaille dans un territoire ou qui le traverse a des droits dessus. Cela permettrait de confronter des points de vue, induirait de la diversité d’intérêts. Interrogeons-nous : que se passerait-il le jour où les habitants des communes périurbaines auront la possibilité de voter là où ils travaillent ? La création d’une zone d’activité ou d’une zone commerciale n’amènerait plus seulement à une commune des ressources fiscales, cela bouleverserait les équilibres politiques locaux. Je le répète, cette idée est utopique, et n’a aucune chance d’être mise en œuvre dans un futur proche, mais elle aide je crois à se figurer le problème actuel de la représentation politique à l’échelle locale.

 

Dans l’aire urbaine de Lyon, on pourrait imaginer une seule autorité politique qui couvre ce vaste territoire, plutôt qu’une régulation basée sur la coopération entre collectivités et la reconnaissance des interdépendances. Qu’en pensez-vous ?
 
La quête d’une entité politique unique et continue qui correspondrait au territoire vécu et pratiqué par les habitants est relativement vaine, parce qu’il existe toujours un au-delà de la limite, quel que soit le regroupement de communes. En France, nous sommes partis de l’idée que le tissu communal était beaucoup trop fragmenté, et qu’il était par conséquent indispensable que les communes se rapprochent les unes les autres. Cela a donné naissance aux intercommunalités, qui sont des dispositifs chapeautant un ensemble de tâches et de compétences à une échelle plus large. Mais cet élargissement a ses limites. Prenons l’exemple du Grand Lyon : son périmètre est très en deçà de ce qu’est l’aire urbaine. En 1999 l’aire urbaine de Lyon au sens de l’INSEE comptait 296 communes, alors que le Grand Lyon en était à 55 communes. Même si par on ne sait quel miracle on était parvenu à créer un espace de gouvernance à l’échelle de ces 296 communes, on aurait constaté, en 2010, que plus de 200 communes se sont rajoutées à l’aire urbaine [514 communes appartiennent à l’aire urbaine selon les critères de l’INSEE]. A partir de là, qu’aurait-on fait ? Ceci pour dire que le phénomène urbain est un phénomène dynamique, ce qui implique qu’il y a toujours un au-delà de la limite, notamment un au-delà périurbain. Ajoutons que les périmètres de gestion des intercommunalités peuvent difficilement correspondre simultanément à chacun des services qu’il faut gérer, l’eau, les transports en commun, etc. : il y a donc toujours un sujet pour lequel il faut collaborer avec d’autres territoires. Du coup, la seule solution reste celle de la coopération entre les différents types de territoires et notamment la coopération entre la communauté urbaine de Lyon et ses alentours périurbains, ce qui se fait d’ailleurs au sein de l’Inter-Scot.

Cela m’amène à penser, comme Martin Vanier, que quoi que l’on fasse, la solution n’est pas uniquement dans le gouvernement centralisé à l’échelle d’une métropole, avec un pouvoir métropolitain qui impulserait des projets métropolitains. Cela ne veut pas dire cependant qu’on peut se passer de pouvoir centralisé. Un tel pouvoir est nécessaire notamment pour garantir une solidarité entre territoires riches et territoires pauvres, pour faire de la redistribution. Mais en la matière, le territoire français n’a probablement pas besoin de grandes communautés métropolitaines ou d’autres strates d’administration du territoire, l’Etat est là en particulier.

 

Dans votre ouvrage La ville émiettée, vous avez apporté les concepts de « club » et « clubbisation » pour décrire le comportement des habitants dans les communes périurbaines. Pouvez-vous les expliquer ?

Il n’y a pas si longtemps, quand, dans les espaces aujourd’hui qualifiés de périurbains et hier de ruraux, la plupart des personnes naissaient et mourraient au sein d’une communauté villageoise, la question de l’appartenance à cette communauté ne se posait pas, elle relevait de l’évidence. La question centrale était celle des modalités de la vie en commun et du partage des ressources collectives : qui a le droit d’avoir accès à la ressource en bois, qui a le droit de chasser, qui a le droit de faire paître du bétail dans les terrains communaux … ? Aujourd’hui la question clé dans les milliers de villages ruraux devenus périurbains porte sur les modalités qui permettent d’en être membres, et par là-même d’accéder aux biens et aux aménités qu’ils offrent. En achetant une maison individuelle, tout se passe comme si l’on achetait un ticket d’entrée dans un club, ticket qui donne accès non seulement à une localisation au sein d’un espace métropolitain, mais aussi à un environnement social, à un cadre de vie, à des équipements, à une école… Une fois que l’on a payé ce ticket d’entrée, c’est comme si on entrait dans une copropriété résidentielle : on s’attend à jouir d’un cadre de vie déterminé. Au passage, cela indique que les habitants des communes se comportent davantage en consommateurs qu’en citoyens.
Par l’effet du marché immobilier, les clubs qui offrent le cadre de vie le plus recherché deviennent ceux dont le ticket d’entrée est le plus cher. Le tri social est accentué par la recherche d’un voisinage de ménages aisés, car il est jugé bénéfique pour l’éducation des enfants, ce qui fait que les familles favorisées attirent les familles favorisées. De ce fait, les habitants se regroupent à partir d’une similarité de goûts et de revenus. Les clubs éloignés des centres ou soumis à des nuisances sont pour leur part moins recherchés et moins coûteux, ils accueillent prioritairement les accédants modestes à la propriété que j’évoquais tout à l’heure (sachant que le revenu mensuel typique d’une famille qui acquiert une maison neuve aujourd’hui est de 2500 euros).
A partir de là, la question devient pour les habitants : comment gérer les biens dont nous disposons collectivement, et surtout, comment nous en réserver l’exclusivité d’usage, comment en contrôler l’accès, dans un contexte où la mobilité est sans commune mesure avec celle d’autrefois ? Comment éviter que les jeunes des communes voisines accèdent aux espaces de loisirs et aux équipements de la commune par exemple ? Et surtout, comment éviter que des ménages moins bien lotis que soi emménagent dans la commune ? Sur ce plan, une forme de contrôle d’accès est la limitation de l’urbanisation : le « syndrome du dernier arrivé » touche de nombreux périurbains qui souhaitent, une fois qu’ils ont acheté leur ticket, être les derniers à avoir pu le faire afin de conserver le cadre de vie qu’ils ont acquis. Ainsi la dimension paysagère des règlements d’urbanisme renvoie de plus en plus au contrôle de l’environnement social. Cet exclusivisme social est lui-même corrélé à un exclusivisme scolaire car la fréquentation des établissements scolaires est déterminante pour les choix résidentiels.

 

Si je vous suis bien, la clubbisation traduirait une nouvelle relation à l’environnement local, dont le modèle serait celui du club, tel qu’il s’incarne dans la copropriété résidentielle ?

Oui, la clubbisation traduit un changement dans notre relation au local. Le club est une forme de partage d’un ensemble de biens, qui peut être définie avec deux critères : la possibilité d’exclure des usagers potentiels et une jouissance du bien qui ne doit pas trop être affectée par le partage entre ses usagers, ce qui implique en général de limiter le nombre de ceux qui en profitent. Une piscine dans une copropriété résidentielle répond à ces deux critères, ou encore la jouissance d’espaces paysagers. Les ensembles résidentiels privés sont généralement proches de ce modèle du club, notamment lorsqu’il y a des équipements collectifs dont les « résidants » se partagent l’usage et la gestion. Mais un club n’est pas nécessairement géré par une structure privée : des municipalités peuvent aussi fonctionner sur ce principe. La clubbisation est une tendance lourde parmi les nombreuses petites communes résidentielles du périurbain. Elle concerne particulièrement les communes situées en périphérie des grandes villes françaises, elle est ainsi très visible en Ile-de-France. La clubbisation est aussi plus nette dans les communes aisées, même si elle se manifeste dans des communes de classe moyenne inférieure. En fait, un peu partout, la transformation des villages ruraux en clubs résidentiels me semble à l’œuvre. Les municipalités se comportent en club quand elles essaient de réserver l’accès à leur territoire à des populations qu’elles choisissent, et mettent en œuvre des politiques de contrôle social du peuplement.

 

A travers ces concepts, vous chercher à penser conjointement l’ancrage local et le phénomène de la mobilité individuelle qui a explosé depuis les années 1960-70. Dans quelle mesure la mobilité transforme-t-elle la manière dont on se sent appartenir à un territoire ?

Il est indispensable de penser conjointement l’ancrage ou l’appartenance locale et la mobilité, qu’il s’agisse de mobilité quotidienne ou de mobilité résidentielle. Si on regarde quelques générations en arrière, la mobilité résidentielle est un fait nouveau par l’ampleur de son inscription dans les mentalités et les pratiques. Et ce fait change beaucoup de choses. Confronté à un projet d’infrastructure, l’habitant d’une commune peut s’engager localement pour défendre son territoire face à ce qu’il considère comme une atteinte, ce qui nous place dans la situation des conflits classiques. Mais, bien plus qu’auparavant, il a une option : il peut décider de vendre son logement pour habiter ailleurs, par exemple dans une autre commune située à 10 minutes, qui ne subira pas les mêmes nuisances. C’est une décision difficile à prendre et coûteuse, mais la possibilité existe.
Ceci étant, la mobilité n’entraîne pas la disparition de l’ancrage local, comme cela a été montré par de nombreuses enquêtes sociologiques. C’est même la mobilité qui peut susciter le succès de formes spécifiques d’appartenance, telles que les gated communities : autrefois, dans les quartiers où les liens sociaux locaux étaient importants, chaque habitant participait à une surveillance collective, ce qui rendait inutile le recours à des dispositifs techniques ou à du personnel spécialisé pour contrôler les comportements. A l’heure de la mobilité, alors que l’on passe l’essentiel de son temps ailleurs que dans son lieu de résidence, parce que nous ne faisons plus communauté comme autrefois, et parce que la norme est de ne pas se mêler des affaires des autres, on ne souhaite pas s’impliquer dans le contrôle des espaces collectifs et l’on préfère déléguer cette tâche à des prestataires extérieurs ou à des dispositifs techniques. De ce point de vue, le développement des gated communities doit être compris non pas comme l’affirmation d’un « repli communautaire », mais comme le contraire, c’est-à-dire comme la conséquence de l’affaiblissement des liens communautaires locaux, érosion qui résulte d’abord de l’importance des mobilités résidentielles et quotidiennes.

 

Jusqu’où les concepts de club et de clubbisation rendent-ils compte de la transformation de notre rapport au local ?

La communauté locale n’est plus donnée parce que son périmètre social fluctue au gré des mobilités résidentielles et quotidiennes. La commune ou le quartier est de moins en moins le lieu du destin partagé par une communauté relativement stable, et de plus en plus un lieu de partage de biens collectifs spécifiques par des individus regroupés de manière temporaire ; sinon dans les faits, au moins dans les représentations que ces individus se font de leur situation, ce qui est l’essentiel. C’est ce qui me fait dire que, dans le périurbain notamment, les équipements, les services ou les aménités offerts par une commune ou un quartier ne sont plus produits par un groupe, mais produisent un groupe.
Ceci étant, comme je l’ai dit, le modèle du club ne s’applique bien qu’aux petites communes, disons jusqu’à 2000 habitants pour fixer un seuil. Au-delà, les villes disposent d’équipements de centralité, ce qui suscite des intérêts différents, et la question du vivre ensemble se pose à nouveau dans des termes politiques et non plus seulement en termes d’appartenance à un club. Il faut aussi reconnaître qu’il existe des tendances qui vont à l’encontre de la clubbisation. Les habitants d’une commune sont susceptibles de s’attacher à un territoire, de ne pas déménager face à une infrastructure suscitant des nuisances. Dans de nombreuses petites communes résidentielles par ailleurs, des habitants acceptent de densifier le noyau villageois pour accueillir les ainés, ou de construire du logement social pour accueillir des jeunes ménages et ainsi maintenir l’école. Ils raisonnent alors en membres d’une communauté politique et non plus en membres d’un club de consommateurs. Tout n’est pas figé et univoque, fort heureusement.