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Veille M3 / L’ordre électrique : l’architecture des infrastructures énergétiques, matrice de nos imaginaires sociaux ?

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Couverture de l'ordre électrique de Fanny Lopez
L'ordre électrique, de Fanny Lopez© MétisPresses

Étude

Du « modèle amish » aux mini centrales nucléaires modulaires (SMR), de la « pollution visuelle » des éoliennes à l’enfouissement des déchets nucléaires (Cigéo à Bure), la forme de l’infrastructure technique et énergétique de notre monde, sa matérialité, sa territorialité, sa « planétarité » sont aujourd’hui au cœur des enjeux de transition.

Au-delà de la soutenabilité même des techniques de production énergétique utilisées, c’est bien leur forme vécue, les usages qu’elles offrent voire provoquent, qu’il s’agit d’interroger comme autant de leviers nous permettant de construire une écologie énergétique, plutôt qu’une énergie écologique dont la face cachée commence à émerger.

Dans son ouvrage « L’ordre électrique », Fanny Lopez propose une histoire de l’infrastructure énergétique à travers son rapport au territoire et à ses régimes de visibilité. Une approche qui repolitise l’architecture des réseaux énergétiques et leurs effets sociaux, permettant d’en penser les transitions nécessaires.

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Date : 18/01/2022

Au tournant du 19e siècle, le « choix du feu » a vu les sociétés préindustrielles abandonner progressivement leurs sources renouvelables d’énergie (eau, vent, etc.) au profit des énergies fossiles. Ce choix inaugure, selon Alain Gras, l’entrée de nos sociétés dans l’ère thermo-industrielle et ouvre la voie à l'électrification des pays et des paysages. Au 20e siècle, la construction des infrastructures sous-tendant cette modernité et ce développement technique prodigieux constitue une organisation macro-sociale, gérée par les États, et centralisée :

« La centralisation de la production électrique s’organise principalement autour de deux caractéristiques. La première s’appuie sur l’idée d’avoir d’importantes infrastructures de production et de mobilisation d’énergie grâce à des centrales de forte puissance. Il faut ensuite pouvoir diffuser cette puissance sur l’ensemble du territoire via un réseau de distribution centralisé, ce qui constitue la seconde caractéristique ». Alexis Vrignon

 

 

Depuis les années 1990, ces Large Technical Systems (LTS) sont remis en question. L’obsolescence de certains équipements, accompagnés de la prise de conscience du coût environnemental de ces infrastructures bâties sans la moindre considération pour les milieux de vie, inquiète. Par ailleurs, l’idéal de la grande infrastructure publique - alliant économie d’échelle, fiabilité et démocratisation d’accès - est déstabilisé par les privatisations. Depuis cette décennie 1990, la démocratisation des énergies dites vertes, a ouvert la voie à une décentralisation de l’infrastructure énergétique. Cette décentralisation a pris diverses formes, de la création de groupes communautaires à des remunicipalisations, comme à Nottingham en 2015 (où l’entreprise Robin Hood Energy a finalement fermé en décembre 2021 laissant derrière elle une ardoise élevée), ou à Hambourg en 2016. Au Royaume-Uni, entre 2008 et 2014, près de 600 groupes communautaires se sont ainsi lancés dans la production énergétique. En Allemagne, où leur nombre a quintuplé depuis 2008, on estime à près de 50% de la production d’énergies renouvelables qui est détenue par des citoyens, contre 1% en France.

Cette volonté de réappropriation énergétique qui conteste les LTS se manifeste aussi par l’occupation des territoires dévastés du capitalocène. Les dynamiques de mobilisation et de lutte autour des ZAD et contre les « grands projets inutiles » participent de la remise en question d’une organisation centralisée et intégrée, et militent pour une fragmentation du monde soucieuse des formes de vie propres aux territoires.

 

Barrage de Donzère-Mondragon
© Barrage de Donzère, œuvre de Théodose Sardnal. Photo Iguanebobo

Barrage de Donzère, œuvre de Théodose Sardnal. Photo Iguanebobo

 

Topologie des réseaux et rapport au territoire

 

La forme de l’infrastructure technique, que Fanny Lopez aborde à travers une stimulante histoire de ses régimes de visibilité, du souci esthétique apporté au barrage de Donzère (inauguré en 1952), au développement d’un tourisme industriel dans les années 1970 et jusqu’à la mise à distance avec l’adoption du plan Vigipirate en 1991, informe sur l’organisation du territoire ainsi que sur ses formes d’aménagement, comme l’étalement.

Les LTS participent de ce point de vue d’une mise à distance entre la production et la consommation soulignant la capacité égale d’habitation entre les lieux puisque les ressources locales ne sont plus la condition du développement. Contre ce que Günther Anders nommait schizotopie, soit la distanciation entre le lieu de la décision (ou de la production) et celui des effets (celui de la consommation), on assiste aujourd’hui à une nouvelle mise en visibilité dans l’espace public de l'infrastructure énergétique locale comme outil de marketing urbain symbolisant une transition en marche, comme l’illustre la monumentalisation des infrastructures, du quartier du forum à Barcelone à la centrale de cogénération Amager de Copenhague.

 

La centrale de cogénération Amager de Copenhague réalisée par l’agence BIG

 

Au-delà de ce regain de visibilité de la production énergétique, la multiplication des points de production sur le territoire modifie la forme générale du réseau, notamment en y liant des entrelacs de plus petite échelle. Ces micro-systèmes techniques, ou micro-réseaux, désignent une production et une distribution qui se fait en priorité sur une échelle locale. En pleine expansion, ils ont des formes et ambitions politiques très différentes, mais participent à la redéfinition de l’échelle d’un territoire vécu. Fanny Lopez catégorise ces micro-réseaux selon leur degré d’interconnexion avec le reste de l’infrastructure énergétique :

 

© DPDP d'après « L’ordre électrique, Infrastructures énergétiques et territoires - Fanny Lopez – Éditions MétisPresses, collection vuesDensemble (2019) »

 

Cette relocalisation énergétique prend des formes différentes suivant ses ambitions politiques. Ainsi la smart-city, pensée par les industriels (notamment IBM et Cisco) à partir des années 2000, renouvelle l’approche des LTS en concrétisant l’intégration totale de la ville-réseau comme « territoire magique où les flux circulent sans physicalité ». Elle pense l’autonomie de certaines parties du réseau comme variable d’ajustement du grand réseau. Une actualisation à l’échelle territoriale de la « main invisible » selon Michel Carrard. Actualisation par ailleurs médiée par l’outil numérique qui devrait représenter 30% de la consommation électrique globale d’ici 2030.

L’Energrid pensée par Vicente Guallart pour Barcelone faisait elle de l’optimisation d’un archipel la priorité d’un système qui vise à assurer l’autonomie des îlots et la redistribution des excédents productifs dans une maille énergétique plus large.

Des approches plus radicales, telles que le biorégionalisme, mettent en avant la notion de territoire-ressource contre le concept de ressources fantômes, qui caractérisent l’appropriation de ressources par ceux qui consomment plus que la capacité bioproductive de leur territoire. En re-politisant le rapport aux ressources et à notre dépendance à leur égard, cette approche redéfinit le « territoire », non plus comme réalité administrative, mais comme « la portion de nature (…) qu’une société revendique comme le lieu où ses membres trouveront en permanence les conditions et les moyens matériels de leur existence » explique Maurice Godelier. Ainsi « la perspective bio-régionaliste assoit la conviction que la réforme de nos modes d'usage de la nature passe par une profonde réforme des modes de vie, ainsi que des synergies et des coexistences entre les humains et les non humains » ajoute Fanny Lopez.

 

Par-delà la forme, une nécessaire redéfinition du rapport à la société technique

 

Ce renouvellement de la matrice technique et spatiale qui organise nos sociétés ouvre-t-il la voie à un changement même de ce que Marx et Engels nommaient « superstructure » et que Castoriadis nomme l'auto-institution imaginaire de la société ? Aujourd’hui, la stratégie de connexion des micro-réseaux entre eux et aux macro-réseaux reste, en Europe, insuffisamment lisible, explique Fanny Lopez.

« L'évolution des stratégies et des outils de planification et de réglementation sont un axe central d’une transition énergétique mieux territorialisée. Appuyées sur les ressources de leurs territoires, les productions décentralisées doivent exister et être concurrentielles dans les économies locales via les micro-réseaux privés, et non plus perçues comme une réserve économique d’import-export au profit des grands fournisseurs. Dans cette hypothèse, les hiérarchies pourraient s’inverser, le grand réseau resterait fortement structurant mais pourrait devenir secondaire dans l'approvisionnement de certains secteurs », nous explique Fanny Lopez.

 

Coop City, Bronx, New York, Nov. 2008
© Phillip Capper

Le quartier de coop-city, dans le Bronx à New York est aujourd'hui l'une des plus grandes communautés énergétique du monde (~50 000 habitant.e.s). Elle a vu le jour dans les années 1960. Photo : Phillip Capper.

 

S’ils renforcent la résilience générale du réseau, par exemple à New-York suite au passage de Sandy en 2012, les micro-réseaux ne sont pas un outil conceptuel, technique et opérationnel suffisant pour construire une alternative. L’autonomie et l’organisation collective d’un commun énergétique serait en mesure d’assurer un pouvoir émancipateur à ces systèmes, à l’inverse des décentralisations énergétiques opérées « par le haut » sans la coopération des habitants. Plus que la forme, c’est le processus et son inclusivité qui semblent compter ici. Plutôt qu’une autosuffisance, inatteignable jusqu’à l’échelle étatique, l’autonomie recherchée vise avant tout une réappropriation décisionnelle, économique et politique plus large que la seule question énergétique, qui n’en représente qu’un support.

S’il n’y a pas de déterminisme infrastructurel, les travaux des socio-anthropologues des techniques Laurence Raineau et Laure Dobigny permettent de penser l’encapacitation politique et technique des acteurs cherchant des formes locales d’autonomie énergétique. Cette réouverture locale du rapport à la technique comme « mode d’être au monde » ouvre la voie à une redéfinition de nos imaginaires aujourd’hui « carbonés » et participent de la réorientation des politiques publiques de transition énergétique. Réactualisant le paradigme de Protagoras, la politisation des enjeux énergétiques contre la gestion technique est donc un enjeu démocratique, mais elle participe plus largement d’une « dynamique » de sobriété : à BedZed par exemple, la consommation moyenne de chaleur par an est inférieure de 81% à celle de la ville voisine de Sutton.

 

 

Pour l’économiste Hélène Tordjman, il est grand temps de s’éloigner du solutionnisme des énergies dites « vertes » dont la face cachée s’avère selon elle incompatible avec les limites planétaires. Peut-être nous faut-il alors essayer de construire une démocratie technologique qui prendrait en compte le mode d’existence des objets techniques. Comme nous le rappelle l’activiste Richard Sclove, « les sociétés démocratiques doivent rechercher des technologies et des régimes technologiques susceptibles d’aider les individus, groupes et associations à participer pleinement à la vie sociale, économique et politique ». Au-delà du seul objectif de diminution effective des consommations, envisager les nécessaires transitions à partir des usages et des mobilisations pourrait ainsi nous amener à engager une refonte des imaginaires associés aux techniques, pour une révolution sans doute un peu plus qu’industrielle.