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Ethique pour un monde habitable

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Corine Pelluchon
© Cédric Audinot
Philosophe

Interview de Corine Pelluchon

<< L'écologie est une invitation à transformer la crainte en espoir mobilisateur, et non en culpabilité stérile >>.

Longtemps la nature a été perçue comme un réservoir inépuisable dans lequel l’homme pouvait se servir sans retenue. L’époque contemporaine est cependant marquée par la prise de conscience progressive des conséquences néfastes de cette logique d’exploitation sur l’intégrité de la nature. Ce constat peut conduire avant tout à se préoccuper et à se prémunir des conséquences dommageables pour l’homme de la dégradation de la nature : dans quelle mesure nos modes de vie sont-ils menacés par le changement climatique, la perte de biodiversité, la raréfaction des ressource, etc. ? Une approche proactive consiste à faire du droit de l’environnement un moyen de canaliser le poids écologique des activités humaines. Mais ces postures semblent bien en deçà de l’ampleur des enjeux soulevés par la mise à mal de la nature.

Comme le montre Corine Pelluchon, la problématique écologique invite à dépasser les approches utilitaristes et à ne pas se borner à des solutions strictement juridiques et économiques. Fondamentalement, c’est bien la manière avec laquelle l’homme habite la Terre et partage ses ressources avec les autres terriens qui se trouve aujourd’hui interrogée. Selon Corine Pelluchon, prendre à bras le corps cette question suppose de repenser la philosophie du sujet héritée des Lumières, et notamment l’idée qu’il n’est d’autre limite à la liberté de l’individu que celle d’autrui. Corine Pelluchon questionne ainsi l’image d’un homme séparé des autres espèces et seul capable de leur conférer une valeur, et appelle à reconnaître que les droits de l’homme doivent recevoir une limite lorsque nos actions mettent en péril la survie des autres vivants.

Corine Pelluchon est agrégée de philosophie, spécialiste de philosophie politique et d'éthique appliquée. Elle est maître de conférences à l'université de Poitiers.

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Date : 10/12/2012

L’impact de l’action humaine sur la planète est devenu tel que nous sommes entrés, dit-on, dans l’ère de l’anthropocène. Quel est le sens de cette notion ?

l’idée d’anthropocène implique qu’il n’y aura à terme ni vainqueurs ni vaincus

Le terme anthropocène a justement été introduit par Paul Crutz, prix Nobel de chimie, pour désigner une nouvelle époque géologique qui aurait débuté à la fin du XVIIIe siècle avec la révolution industrielle, dans laquelle l’homme est devenu un agent géophysique, transformant l’évolution de la planète. En d’autres termes, l’homme n’est plus seulement un agent biologique, mais un agent géologique. Il est désormais capable de déterminer l’état de la planète, et même de troubler les conditions dont dépend son existence. L’empreinte écologique de l’humanité, en raison du poids démographique que représentent 7 milliards d’êtres humains et des modalités de notre mode de production et de consommation ainsi que des transformations de notre agir technologique, modifie la composition chimique de l’atmosphère, a des conséquences sur le régime des pluies, sur les sols, et contribue à l’érosion de la biodiversité. Cela va donc bien au-delà d’un impact ponctuel et localisé de l’action humaine sur l’environnement. C’est aussi l’idée d’une responsabilité collective mais diluée: personne ne se sent vraiment coupable, mais tout le monde est impliqué dans ces évolutions. 
Parce qu’elle engage l’ensemble de l’humanité et même des vivants, l’idée d’anthropocène implique qu’il n’y aura à terme ni vainqueurs ni vaincus, même si les fardeaux de la pollution sont inégalement répartis et qu’il y a des injustices liées à la dégradation de l’environnement. Par-delà les frontières, nous sommes invités à prendre conscience de notre commune vulnérabilité.

Vous expliquez que les enjeux écologiques, bien davantage que des normes juridiques et économiques, appellent la construction d’une éthique de la relation de l’homme à la nature. L’instauration de nouvelles réglementations ne peut-elle suffire ?

Qu’est-ce que coûtent mes choix de vie et de consommation aux autres hommes et à la nature ?

On se rappelle que Serge Moscovici avait dit que le XVIIIe siècle avait été marqué par la « question politique », le XIXe par la « question sociale » et, qu’à notre époque, la « question naturelle »passait au premier plan. En affirmant cela, il ne pensait pas seulement à ce qu’on appelle la crise environnementale. Prendre au sérieux la « question naturelle », ce n’est pas seulement se préoccuper de l’environnement en le pensant comme un simple réservoir de ressources. Ce n’est pas seulement anticiper les risques que la dégradation de l’environnement peut entraîner pour l’homme.
Une telle préoccupation est surtout inspirée par la crainte de voir son mode de vie et ses habitudes de consommation menacés par la crise pétrolière et la pollution. En rester à cette approche « environnementale », au sens de ce qui entoure l’homme, peut conduire effectivement à privilégier la voie d’un règlement juridique et économique de la crise avec, par exemple, l’instauration d’une taxe carbone et de la taxe pollueur-payeur. Ces nouvelles réglementations paraissent nécessaires, mais elles ne sauraient suffire. Elles laissent même entendre qu’une solution bureaucratique, sinon autoritaire, pourrait être le moyen choisi d’affronter la crise écologique, au lieu de relever ce défi de manière démocratique, voire en transformant la démocratie.
Les enjeux écologiques conduisent à s’interroger plus profondément sur la manière dont l’homme habite la Terre, et en particulier sur la tension existant entre le droit de chacun à choisir son mode de vie et le coût écologique de certaines habitudes de consommation. La question essentielle est, en effet, la suivante : comment faire en sorte que les individus consentent aux changements de mode de vie requis par la prise en compte de l’écologie ? La réponse à cette question réside, me semble-t-il, dans l’idée que le changement doit se faire à l’intérieur du sujet lui-même, qu’il renvoie à la manière dont il se rapporte à lui et à l’autre que lui. À mes yeux, le principal volet de la question écologique est le volet ontologique. Il s’agit d’une réflexion sur la subjectivité et sur le sens de l’existence. Il s’ensuit de la prise au sérieux de la manière dont nous habitons la Terre, de notre appartenance à un monde qui est aussi dépendant des autres vivants et des écosystèmes, même s’il s’en distingue aussi par certains aspects qui soulignent la spécificité –et non le propre de l’homme. Chacun est appelé à s’interroger sur son style de vie et à réévaluer son rapport aux autres vivants et à la nature. Qu’est-ce que coûtent mes choix de vie et de consommation aux autres hommes et à la nature ?

Quelle peut être la nature de cette éthique écologique ?

le point essentiel est que l’individu contemporain parvienne à intégrer au cœur de son vouloir-vivre le souci de transmettre aux générations futures un monde habitable

Ma conviction est qu’il faut enrichir la philosophie du sujet héritée des Lumières. Nous ne dirons jamais assez tout ce que nous lui devons en termes de libertés et de droits civiques et sociaux. De même, la promotion par les Lumières de la liberté de pensée et de la liberté par la pensée est toujours d’actualité. Cependant, cette philosophie ne nous permet pas de résoudre les problèmes écologiques auxquels notre modèle de développement nous confronte. Dans l’éthique et la politique classiques, le droit est fondé sur l’agent moral individuel qui peut user de tout ce qui est bon pour sa conservation. La seule limite à son action, qui rend légitime l’intervention de l’État, est l’autre homme, dont il doit préserver la vie et dont la liberté doit être compatible avec la sienne. Aujourd’hui, on ne peut pas s’en tenir à cette conception qui structure le contractualisme sous sa forme actuelle. La conception du sujet et le fondement du droit sur lesquels repose le libéralisme politique ne suffisent pas à nous faire concevoir nos devoirs envers les autres vivants et les entités non humaines. En effet, les droits de l’homme rencontrent une autre limite lorsque leur exercice met en péril la survie des autres espèces, des autres hommes et des générations futures. À cet égard, le point essentiel est que l’individu contemporain parvienne à intégrer au cœur de son vouloir-vivre le souci de ne pas imposer aux autres hommes et aux autres espèces une vie diminuée et de transmettre aux générations futures un monde habitable, qu’il se rapporte à lui-même en intégrant le souci des autres au cœur de soi. Cette manière d’installer la responsabilité au cœur du sujet le renverse et modifie le sens de la liberté, le sens de l’éthique et de la justice qui sont liées aux limites que j’impose à mon bon droit et au partage des ressources avec les autres hommes et les autres vivants.
Si nous ne plaçons pas l’écologie au cœur de l’existence, nous ne pourrons pas faire preuve de créativité sur le plan philosophique et nous ne pourrons pas procurer à l’écologie la philosophie première dont elle a besoin. Nous en resterons à un catastrophisme de bon aloi, qui ne conduira à rien d’autre qu’à un repli de l’homme sur lui-même. Il se réfugiera dans la jouissance du présent, considérant qu’il ne lui reste plus que cela. L’écologie est une invitation à transformer la crainte en espoir mobilisateur et non en culpabilité stérile.

Dans quelle mesure cette éthique écologique implique-t-elle de donner une nouvelle place à la nature ?

la crise environnementale n’est que l’expression d’une crise plus générale, où la dictature du profit produit une organisation sociale et politique fondée sur le déni du réel

Les usages que nous avons de la terre et des vivants en disent long sur nous, révèlent ce que nous sommes, les valeurs auxquelles nous accordons la priorité, la place que nous faisons ou pas aux autres hommes, aux autres cultures, aux autres formes de vie, le pouvoir que nous nous octroyons sur ces dernières et les raisons pour lesquelles nous les exploitons ainsi. Nous continuons d’honorer les valeurs d’égalité et de justice sociale, nous parlons de développement durable, nous reconnaissons que l’animal est un être sensible. Mais, dans le même temps, nos pratiques, la manière dont nous forçons les animaux à s’adapter aux contraintes de l’élevage industriel, au mépris de leurs besoins éthologiques, et l’exploitation intensive des sols montrent que nous ne reconnaissons pas de valeur supérieure à la rentabilité. Ainsi, la crise environnementale n’est que l’expression d’une crise plus générale, où la dictature du profit produit une organisation sociale et politique fondée sur le déni du réel, sur la confusion des sphères de bien, puisque l’élevage, par exemple, est confondu avec l’industrie et que le travail est organisé en fonction d’un chiffre de productivité déterminé d’avance. Bien plus, ce modèle de développement ne prend pas en considération la limite externe de la production ni la valeur des êtres, humains et non humains, impliqués. Ne faudrait-il pas reconnaître que la justice ne concerne pas exclusivement nos rapports à l’autre homme et aux autres cultures ? Nos usages des vivants et de la terre relèvent également de la justice, non seulement parce que ce sont d’autres hommes, présents et à venir, qui subissent les conséquences irréversibles de notre mode de vie et de nos décisions, mais aussi parce que notre manière d’habiter la Terre, de l’exploiter et de consommer contredit, par-delà nos déclarations d’intention et nos contradictions, les idéaux ou principes auxquels nous accordons la priorité. Enfin, les besoins éthologiques des bêtes dont il a été question plus haut limitent notre droit de les exploiter comme bon nous semble, ce qui veut dire que l’élevage intensif ne soulève pas seulement un problème moral, lié aux conditions de vie cruelles réservées aux bêtes, mais qu’il est l’épreuve de notre justice. À travers lui, ce sont les fondements de notre droit, le droit du droit, l’organisation du travail et l’aberration du capitalisme que l’on peut voir.

Comme le soulignent Michel Serres ou Bruno Latour, il ne faut plus voir la nature d’un côté et l’homme de l’autre. Il faut dépasser le dualisme nature- culture et reconnaître que nous dépendons des autres vivants, des écosystèmes, autant que nous les façonnons. L’histoire de l’humanité ne fait pas seulement intervenir les relations entre les hommes et entre les nations, elle comprend également les relations avec la nature, même si celle-ci est hybride et non vierge, et renvoie à ce dont nous vivons. Dès lors, deux notions éthiques peuvent nous aider à reconsidérer la place que nous accordons à la nature. Il s’agit tout d’abord de la notion de valeur intrinsèque. Elle signifie que les vivants et les écosystèmes n’ont pas seulement une valeur instrumentale découlant des usages qu’en fait l’homme, mais qu’ils représentent des formes de vie ayant leurs normes spécifiques et une valeur propre qui n’est pas relative au point de vue économique ou au profit que nous retirons de leur exploitation. Bien sûr, cette notion est compliquée à utiliser, car elle peut faire croire qu’il y a une valeur des choses qui existeraient en soi et que les hommes découvriraient. Il faut Dieu pour penser cela. Or, c’est toujours l’homme qui confère la valeur, qui est donc anthropogénique, mais la valeur des choses n’est pas relative au point de vue de l’homme. Il y a plus dans le monde que ce que nous y mettons, ce dont nous avons une idée quand nous contemplons la nature et que sa beauté, sa fantaisie nous émerveillent. De même, la notion de considérabilité morale est précieuse. Tous les êtres et toutes les entités qui ont un intérêt à préserver et peuvent subir un dommage à la suite d’un traitement ont un statut moral. Il s’agit des animaux qui ressentent de la douleur et du plaisir, et éprouvent du stress, mais aussi des plantes qui peuvent faner et des écosystèmes qui ne sont pas irritables mais dépendent de l’interaction entre plusieurs organismes. On comprend donc que l’on ne peut pas interagir n’importe comment avec la nature, ce qui ne veut pas dire pour autant que cette dernière ait des droits ni qu’il faille s’abstenir de la transformer. L’intérêt de cette notion de considérabilité morale, qui n’exclut pas que nous établissions une hiérarchie entre les êtres qui n’ont pas à nos yeux la même importance morale, est qu’elle suggère qu’il y a des limites à l’action de l’homme imposées par les entités non humaines. 

L’enjeu de la préservation de la nature peut-il conduire à redéfinir les droits de l’homme ?

Le droit de l’homme d’exploiter les vivants et la nature rencontre une limite. La protection de la biosphère et la protection animale, le respect pour les autres espèces et pour les individus que nous exploitons pourraient figurer parmi les principes constitutionnels. Il s’agit de principes politiques au sens fort du terme, parce que d’autres êtres que les hommes sont mêlés à nos vies et qu’en ce sens, notre politique est une cosmopolitique et une zoopolitique. Il n’en est pas encore ainsi parce que, dans une démocratie, des impératifs écologiques tels que le respect de la biodiversité ou la reconnaissance de la valeur intrinsèque des écosystèmes serviraient a priori de normes universalisables ou reconnues par tous comme étant valides. Ces impératifs écologiques ne suscitent que l’adhésion de ceux qui sont déjà convaincus par la centralité de l’écologie ! Ils doivent donc être soumis à la discussion et à la délibération publique avant de pouvoir informer nos politiques. Cependant, l’idée que les droits de l’homme peuvent intégrer les limites qu’imposent à notre action les conditions de vie des générations futures et des autres vivants est centrale. On peut y voir l’occasion d’un renouvellement des droits de l’homme.

Les enjeux écologiques ne nous rappellent-ils pas que la responsabilité est le corollaire de notre liberté ?

La responsabilité de l’homme vis-à-vis de la nature et des générations futures est unilatérale et asymétrique. On sort du donnant-donnant.

Parler de responsabilité, c’est dire que la réciprocité des droits et des devoirs n’est pas la seule définition du politique ni le seul critère pour définir le bien commun. C’est pourquoi cette notion est si importante en écologie. Bien plus, elle caractérise l’homme qui peut, à la différence du pigeon, pleurer la disparition d’une autre espèce et la protéger. La responsabilité va au-delà de l’empathie et de la pitié dont sont capables certains animaux. Elle porte aussi sur des objets qui ne suscitent pas notre compassion et concerne des êtres qui n’existent pas encore ou qui sont trop nombreux pour que nous puissions les représenter. La responsabilité est rationnelle et démesurée. La responsabilité de l’homme vis-à-vis de la nature et des générations futures est unilatérale et asymétrique. On sort du donnant-donnant. Il s’agit d’être responsable à l’égard d’êtres qui n’affectent pas notre existence, mais dont nous pouvons en revanche hypothéquer l’avenir.
La crainte pour les autres et pour la nature modifie le sens de ma liberté en installant la responsabilité au coeur du sujet. À cet égard, la révolution initiée par Emmanuel Levinas réside dans l’affirmation d’un primat de la responsabilité sur la liberté. Pour reprendre ses termes, il s’agit de s’inquiéter de ce que mon « exister », c’est-à-dire mon être au monde et mon vouloir-vivre, malgré son innocence intentionnelle et consciente, peut comporter de violence. Placer la question du droit à être au coeur de notre droit, c’est modifier radicalement la philosophie du sujet. C’est une fenêtre ouverte vers un usage moins égoïste de la Terre et une exploitation moins violente des autres, y compris des animaux. Quand je parle de l’injustice envers les animaux et les écosystèmes, je mets l’accent sur le sujet de cette injustice, sur nous qui croyons être assurés de notre bon droit d’en user à notre guise et qui nous figurons avoir une souveraineté absolue sur la création — ce qui est une posture assez récente, très différente de ce que l’on trouve dans la Genèse, mais aussi de la pensée prémoderne, et même de la plupart des penseurs modernes, comme Locke, mais aussi Descartes pour lequel seul Dieu est la cause finale de l’univers. Donner une limite à cette souveraineté, c’est reconnaître que nous devons respecter les besoins éthologiques de chaque espèce vivante. Ceci est d’abord et surtout une affaire de bon sens : qui peut penser que placer une poule dans une cage dont la surface est l’équivalent d’une feuille A4 ou que transformer une truie en machine à produire des porcelets est respectueux des besoins fondamentaux des animaux ? Reconnaître cette valeur de responsabilité constitue en soi un pas énorme. C’est un véritable déplacement du sujet.  

Plutôt que de la voir seulement comme un nouveau faisceau de contraintes, la question écologique peut-elle nous faire progresser vers la vie bonne ?

l’écologie est une invitation à concevoir un nouvel humanisme.

Une première manière de répondre à votre question consiste à dire qu’il est nécessaire d’aller au-delà de la crainte pour les autres évoquée précédemment. Certes, l’heuristique de la peur nous permet d’accéder à des affects, des émotions qui nous rendent disponibles pour ce que notre responsabilité hyperbolique exige de nous. Mais elle ne doit pas occulter l’idée que l’homme peut se donner des limites aussi parce qu’il ressent des sentiments positifs, comme l’attachement à la beauté d’un paysage, à l’amour de la vie sous toutes ses formes, celle qui l’entoure et celle à venir. Loin d’enterrer l’humaniste, l’écologie est une invitation à concevoir un nouvel humanisme. Ceci va à l’encontre de ce qu’affirment Luc Ferry et Pascal Bruckner qui critiquent à juste titre les penseurs catastrophistes et soulignent les limites des écologistes profonds, mais négligent l’aspect constructif de la pensée écologique, le fait qu’elle exige de rénover l’humanisme. Une autre réponse consiste à refuser ce qu’on nous présente comme des critères de la vie réussie et qui sont imposés, comme dit André Gorz, par le capitalisme qui est un système de domination lié, via le marketing, au fait d’inciter les individus à se tourner vers des biens que les autres ne peuvent pas encore s’offrir ou dont la possession est attachée à un certain prestige : manger de la viande tous les jours, avoir une grosse voiture, etc. La révolution industrielle et la démocratie représentative coïncident non seulement avec une explosion des flux de matières, mais aussi avec une anthropologie du « enrichissez-vous ». L’écologie nous invite bien à voir ce qu’il y a d’erroné dans cette conception de l’homme et de l’existence.

Comment faire pour que cette quête existentielle irrigue le corps social, que les individus s’en emparent ?

Le renouvellement de la philosophie du sujet auquel je rêve est déjà en cours. Je pense qu’il y a un nouvel universalisme à penser, une réflexion de fond à avoir sur les positions ontologiques, comme le rapport au corps ou à la souffrance animale, par exemple, qui sous-tendent nos positions écologiques. Il faut prendre le risque d’une position intellectuelle constructive en proposant une écriture où l’argumentation se mêle à l’esthétique et à l’émotion, pour inviter les individus à renouveler leur rapport à eux-mêmes. Plusieurs écueils sont à éviter ici, comme le perfectionnisme moral, le paternalisme politique ou encore la religiosité écologique. C’est une réflexion qui ne peut se déployer que sur le long terme. Mais elle existe. Elle a déjà commencé.

Pour aller plus loin avec Corine Pelluchon :

  • l'automne brisée : bioéthique et philosophie, Corine Pelluchon, PUF, 2009
  • la raison du sensible : entretiens autour de la bioéthique, Corine Pelluchon, Artège, 2009
  • éléments pour une éthique de la vulnérabilité : les hommes, les animaux, la nature, Corine Pelluchon, Cerf, 2011
  • comment va Marianne ? Conte philosophique et républicain, Corine Pelluchon, F.Bourin, 2012
  • tu ne tueras point. Réflexions sur l'actualité de l'interdit du meurtre, Corine Pelluchon, Cerf, 2013