Vous avez été élue Présidente de la Région Rhône-Alpes après l’invalidation, par le Conseil d’Etat, de l’élection de Charles Million qui avait fait alliance avec le Front National. Comment décririez-vous aujourd’hui cette élection ?
Pour comprendre cette élection peu commune, il faut se remettre dans le contexte de l’époque : travailler avec d’autres familles politiques ne se faisait pas. C’était même pour certains un acte de "trahison", à voir leur violence verbale et leur haine. Il est vrai qu'en 1998, notre pays n'avait pas encore connu un vote rassemblant des électeurs de droite et de gauche, comme ce fut le cas en 2002 avec l’élection de Jacques Chirac, ni de débat montrant que des partis politiques d’horizons différents pouvaient s’accorder sur un projet, comme ce fut le cas lors de la campagne présidentielle de 2007. Il convient aussi de se remettre dans l'ambiance.
L’alliance de Charles Million avec le Front National avait suscité de vives réactions et une forte mobilisation notamment du milieu universitaire, du monde de la culture, mais aussi d’associations, d’intellectuels et de syndicats. Certains, à l’initiative de Jean-Marie Albertini et de Cyril Kretzschmar, se sont regroupés au-delà de leurs propres courants de pensée, au sein du Forum Citoyen Rhône-Alpes, pour clairement faire barrage à cette alliance. Ils étaient d'ailleurs en phase avec la vocation première du Forum : lutter contre toutes les formes d’exclusion, de xénophobie et de racisme, et promouvoir la cohésion sociale et l’enrichissement de chacun par la diversité culturelle. Se rappeler enfin que le dénouement de cette crise s'est fait attendre. Presque une année marquée par des débats belliqueux et bruyants, entre l'élection de Charles Million et la mienne !
Comment avez-vous manifesté votre opposition à cette alliance ?
Pendant cette période, pour montrer notre opposition, nous n'avions que la parole car les jours qui suivirent l'élection de Charles Million, la droite républicaine, ce n'était qu'une petite poignée de personnes : des RPR autour de Marie-Thérèse Geoffroy, des Radicaux avec Thierry Cornillet et quelques centristes ; sans réel moyen donc de le convaincre de revenir sur sa position. Nous nous sommes alors engagés dans une longue phase d’opposition à travers nos votes, en nous associant au PS et aux Verts lorsque des rapports remettaient en cause la solidarité à l'égard de tous les Rhônalpins ou la reconnaissance de leur diversité sous l'influence des conseillers régionaux FN.
Mais ce n'était pas suffisant pour arrêter la très malheureuse expérience dans laquelle Charles Million s'était engagé. Au fil du temps, la position de la Région Rhône-Alpes devenait intenable, son image se dégradait, elle perdait sa crédibilité auprès de Rhônalpins, de plus en plus nombreux à s’indigner de cette situation. La Région s'éloignait de ce que doit être une démocratie apaisée et ouverte à tous. Nous en avions bien conscience avec nos collègues socialistes et verts. Mais, sans solutions alternatives, nous étions dans l'impasse.
Comment une solution, et tout particulièrement votre candidature, a-t-elle émergé ?
La solution est venue du Conseil d'État lorsqu’il a invalidé l’élection de Charles Million suite au recours d’Etienne Tête. Il y avait enfin un moyen de sortir de cette affaire en élisant un nouveau président, une nouvelle équipe exécutive sur la base d'un accord républicain. Un moyen pas facile, j'en conviens. Cependant, les responsables politiques au plus haut niveau s'étaient mis d'accord sur le principe. Pour nous, élus régionaux "républicains", il s'agissait de le mettre en œuvre, après que le chef d’équipe ou de cette équipée, ait été désigné. Dans cette phase de préparation de l’élection, Raymond Barre m’a fortement parrainée, tant auprès de Jacques Chirac que de Lionel Jospin.
Comme l’a fait le responsable de l’UDF d’alors, François Bayrou. Ma candidature à la candidature est sortie du "chapeau", rendue acceptable aux yeux de mes collègues régionaux qui connaissaient mes treize années d’activité à la Région ou à la Ville de Lyon où j’avais toujours travaillé en bonne intelligence avec les différents groupes politiques par ma propension à établir le dialogue et à rechercher des consensus. J’ai toujours été, et suis encore, un défendeur du débat à la Paul Ricoeur. Par ailleurs, je connaissais bien les mondes de l’université, de la recherche et de la culture qui dénonçaient haut et fort cette alliance avec l’extrême droite. Bref, j’avais un profil un peu atypique, mais plutôt bien adapté à la situation tout à fait exceptionnelle dans laquelle nous étions.
Comment s’est passée votre élection et qui vous a alors soutenue ?
L’élection a eu lieu dans un climat particulièrement tendu et violent. Tout se mêlait, des manifestations de haine et d’injures des uns, des revirements de dernière minute de certains qui voulaient faire barrage mais qui hésitaient au moment de passer à l'action, de l'intox et un grand silence des autres, comme si, médusés, ils retenaient leur souffle dans l’attente de ce qui allait se passer. Une fois l’élection passée, je me suis retrouvée le samedi matin dans les bureaux de la Présidence, vides, avec un profond sentiment de solitude après ces journées particulièrement intenses, et face à une masse de travail incommensurable. Il fallait faire élire l’exécutif, puis les présidents de commission.
Il y avait l'urgence du budget : je devais le soumettre aux diverses instances et le faire approuver par le Conseil régional dans un délai très court. Il fallait aussi définir point par point le contrat de plan Etat-Région qui était en sommeil depuis 1998. Une course contre la montre, particulièrement stressante, mais que je voulais gagner car les adversaires de l'accord républicain pensaient que je ne tiendrais pas le coup sous l'effet de leurs attaques en tous genres. Vous comprendrez dès lors que les encouragements que j'ai reçus m’ont particulièrement réconfortée. Je pense à ceux de Raymond Barre, de Monseigneur Billé, de Jean-Marie Albertini, de Charles Mérieux ou de François Bayrou, mais aussi à ceux de personnes moins connues qui m’ont écrit, téléphoné ou parlé. Une chaîne magique qui rassure l’esprit et permet de se consacrer, apaisée, au travail.
Un accord construit sur un programme
Sur quel socle de valeurs et quel fonctionnement avez-vous pu gérer la Région dans cette situation exceptionnelle d’un exécutif extrêmement réduit et d’un accord avec d’autres partis politiques que le vôtre ?
Quelques jours avant de déclarer ma candidature à la candidature, nous avions travaillé avec mes collègues socialistes et verts. Plus que sur un socle de valeurs, celui qui nous avait réunis pour lutter contre cette alliance avec l’extrême droite, nous nous sommes entendus sur un ensemble programmatique. Ce qui était important, c’était ce que nous allions faire pour les Rhônalpins. Nous avons donc adopté une démarche très pragmatique où chacun a exposé ses priorités et nous avons construit ensemble les grandes orientations de notre action pour Rhône-Alpes : le respect de la pluralité dans la formation, la prise en considération de tous les territoires, l’amélioration des transports collectifs, la reconnaissance des activités économiques qui créent l’emploi. Une sorte de conférence du consensus qui donne des bases saines et une feuille de route claire. Nous nous sommes aussi entendus sur la recherche d’un vrai fonctionnement démocratique entre l’exécutif et le délibératif. Au modèle mis en place au Grand Lyon par Raymond Barre, j’ai préféré proposer un exécutif d’une seule couleur politique et confier la présidence des commissions aux autres partis politiques qui m’avaient soutenue. Il me semble que ce modèle est plus lisible, l'exécutif est responsable et il est contrôlé par le délibératif, et plus démocratique.
L'élaboration des politiques régionales n'est pas que le seul fait de l'exécutif, le délibératif y participe, il y a co-production. Je ne regrette pas le temps consacré à l'animation de cette méthode de travail. De ce dialogue intense sur le contenu des actions régionales sont nées de bonnes initiatives, au bénéfice du plus grand nombre et non au seul bénéfice d'une partie de la société. Bien sûr les chemins du consensus sont longs, mais c’est je crois, un bel exercice de démocratie. Certains diront que les séances du Conseil étaient longues et les amendements nombreux. Je préfère les assemblées avec des élus qui amendent avec raison, à celles dociles où ils se contentent de lever la main pour approuver ! Nous avons réussi : la Région s’est remise à fonctionner et les Rhônalpins, certes un peu surpris qu’après une longue période d’attente, une solution apparaisse enfin et que ce soit une femme pas très connue qui reprenne les rênes, étaient enfin soulagés.
Modèle lyonnais
Il est souvent fait référence à un certain "modèle lyonnais", un modèle fondé sur le brassage des points de vue et un certain art de la conciliation où le catholicisme social est très présent. Pensez-vous que ce modèle a inspiré votre stratégie de pilotage de la région ?
Ce qui caractérise Lyon, c’est le faire ensemble, le faire avec l’autre. "A Lyon, les grandes choses se font ensemble" disait Raymond Barre. Et si l’on fait des choses ensemble à Lyon, c’est parce qu’il y a une certaine habitude à se rencontrer et à échanger que le catholicisme social a très probablement contribué à instituer en règle. A Lyon, on se cause !
Ces habitudes sont aujourd’hui largement partagées. C’est une manière d’être qui s’est diffusée dans la population. Je ne sais pas si, consciemment, j’ai voulu appliquer ce modèle à la Région, mais force est de constater qu’effectivement, ce sont ces principes d’échanges et de co-construction des décisions publiques que j’ai voulu mettre en place.
Une autre dimension caractérise, me semble-t-il, le modèle lyonnais, c’est une capacité à accueillir celui qui va lui permettre de progresser et de rayonner. Fernand Braudel ne se trompait pas non plus lorsqu’il écrivait dans "l’Identité de la France" que "Lyon ne trouve son ordre et les conditions de son épanouissement que sur le plan international, il lui faut la complicité du dehors et les fées qui la favorisent sont étrangère." C’est peut-être pour cela que Lyon a su par exemple accueillir Les Gadagne, ces riches commerçants et banquiers florentins qui vinrent vivre et exercer à Lyon, attirés par les fameuses foires. Cette capacité renforce la caractéristique d’ouverture et de dialogue qui définit le « modèle lyonnais ».
Religion et engagement politique
Vous n’avez jamais caché votre appartenance au catholicisme, de quel courant de l’Eglise vous sentez-vous la plus proche et pourquoi ?
Mon intérêt va aux changements qui font progresser les hommes comme les structures, aux capacités humaines de contrôler les déséquilibres du développement, aux besoins des hommes d’ "être davantage." Je me sens donc proche des personnalistes ; parfois, des progressistes. Cependant, je reconnais que la complexité du développement humain, des progrès techniques et sociaux, nous impose de la mesure, et d’agir à bon escient. C'est souvent un exercice mental lourd, il faut chercher à ne pas exclure celui qui porte une idée nouvelle, le comprendre en faisant interagir consciences et intelligences. Un exercice avec des doutes, l'impression de se perdre dans une masse d'informations qui tire l'esprit à hue et à dia. Mais, la Lumière un jour vient. D'où l'intérêt dans nos sociétés rapides et en accélération permanente de savoir "poser sa tête", de méditer, et aussi parfois de savoir faire silence.
Peut-on confondre doctrine sociale de l’Eglise et personnalisme ?
Je ne peux en parler en termes savants, je ne suis pas un expert. Je pense simplement que le courant du catholicisme social et celui des personnalistes se sont rejoints pour dire que la réflexion seule n’était pas suffisante, qu’il convenait de traduire en acte la pensée de l'Église. Regardez, au début du siècle dernier, la Chronique sociale a construit une véritable réflexion et une position sur la condition ouvrière. Mais dans le même temps, différentes initiatives se sont concrétisées, notamment en matière de formation à l’exemple de l’école de production créée en 1882 par l’Abbé Boisard, de l'École d'Apprentissage Supérieure créé en 1920 par le Père La Mache à la demande du Syndicat Catholique de la métallurgie ou encore du lycée Don Bosco crée en 1926 par les sœurs salésiennes. N’oublions pas que le XXe siècle a été celui de la crise de l’Homme et qu’il fallait des cercles de pensée qui puissent affirmer la dignité inaliénable de la personne humaine, en témoigner et fonder les droits de l’homme. Ces courants se sont rejoints pour former, éduquer. Ils l'ont aussi fait pour des raisons douloureuses, dans le combat contre l’occupant, mais aussi pour des causes sociétales, liées à la vie quotidienne. Je pense notamment à la question de l’insertion ou à celle du logement comme la porte Habitat et Humanisme par exemple.
Comment conjugue-t-on un engagement religieux et un engagement ancré dans les valeurs de la République et de la démocratie ?
Je ne me suis pas engagée en politique au nom d’une démarche spirituelle. C’est avant tout en tant que personne que je me suis engagée pour une cause, pour un territoire. Cependant, et je reprendrai une expression de Jean-Marie Domenach, ancien directeur d’Esprit, l'engagement religieux est une "matrice philosophique" de ma propre personnalité. Les religions, les valeurs philosophiques, la culture façonnent la personnalité de chacun.
Quelles sont vos références de pensée ?
Bien sûr, je porte intérêt aux textes établis par les Pères de l’Eglise. Je garde par exemple à l’esprit la Lettre des évêques de France qui s’intitulait "Qu’as-tu fais de ton frère ?", un texte très constructif notamment sur la relation entre l’homme et le travail, un programme en sorte, comme l’est en économie, un domaine où j’essaie toujours de me perfectionner, l’encyclique Caritas in veritate sur le développement dans le cadre d’une mondialisation progressive et généralisée. Mais, ils ne sont pas les seuls à écrire ou parler sur des sujets de Société. Il faut lire ou entendre toutes les autorités morales ou intellectuelles et repérer les zones de convergence. Il y a des liens entre des principes républicains et des préceptes religieux : la Liberté et la quête de l’autonomie qui épanouit, l’Egalité et le "nous sommes à la fois différents et semblables", la Fraternité et la Caritas. S’aligner sur un seul mode de pensée revient à exclure tous les autres, peut représenter un réel danger, et malheureusement l’histoire est là pour nous le rappeler.
C’est en confortant les points de vue que l’on progresse, c'est en élargissant nos cercles de réflexion que l'on s'enrichit mutuellement et c'est en construisant par l'échange et le dialogue des zones de convergence que nous parvenons à nous construire collectivement. C'est une discipline à laquelle il faut se plier en politique pour aborder une question difficile, délicate ou complexe. On s’adresse à tous et l’on se doit de connaître les principes fondateurs des autres, différents des siens, mais tout autant respectables. C’est ainsi, par une reconnaissance de l’autre dans sa différence, que l’on peut progresser pour comprendre le monde, ses problèmes, et en débattre. C’est la démocratie et elle reste le meilleur système.
Elle est même aujourd’hui au cœur des réflexions sur notre devenir. En 2009, à l’occasion d’un Forum à Grenoble, Pierre Rosanvallon précisait : "Une appréhension élargie de la notion de volonté générale est en train d'émerger et une nouvelle culture de la responsabilité politique qu'il faut en conséquence développer. Fait significatif, le vocabulaire français est pauvre pour aborder cette question, alors que l'anglais pense aussi en termes de responsabilité-réactivité (responsiveness) ou de responsabilité-reddition de compte (accountability). Il est temps de reprendre les choses à la racine et de définir la démocratie comme l'exercice d'une responsabilité permanente et multiforme." Je partage à la fois son approche et son enthousiasme.
Catholicisme social
Les courants de pensée, et notamment le catholicisme social, ne perdent-il pas en visibilité et en influence en se noyant dans un mouvement plus large ?
C'est vrai, le catholicisme social, par sa démarche d’ouverture et d’action avec les autres forces de militance, s’est au cours du XXème siècle, fortement brassé avec d’autres courants inspirés par une foi ou une morale laïque. Aujourd’hui, chaque courant est peut-être moins lisible, il y a eu un tel brassage avec le temps. Cependant, tout l’intérêt ne réside-t-il pas dans l'appropriation collective de pensées, dans leur partage. En défendant une certaine conception de la formation, des relations du travail, en promouvant le mutualisme et l’économie solidaire, ces courants n'ont-ils pas contribué à façonner un état d'esprit lyonnais aujourd'hui inscrit dans notre histoire locale, et même devenu une seconde nature. Bien au-delà des élites, cette manière d’être s’est diffusée dans la population. Des hommes et des femmes dans l’anonymat, la pratique, comme le font les associations.
Humanisme lyonnais
Comment concrètement cet "esprit lyonnais" peut-il se traduire ?
Par exemple, pour dénoncer la grave situation du logement, des organisations aussi diverses qu’Habitat et Humanisme, ARALIS (Association Rhône-Alpes pour le Logement et l'Insertion Sociale), le DAL (Droit Au Logement) ou l’ALPIL n’hésitent pas à se mobiliser ensemble sans craindre d’être chacun illisible.
Les intentions et les objectifs de formation du lycée La Mache, de l’école de production de l’Abbé Boisard ou du lycée Don Bosco ne sont aujourd’hui probablement pas très éloignées des motivations de la Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiment ou de la SEPR. Dans tous ces domaines et bien d'autres, comme les visiteurs de prisons, les parrains de jeunes s'insérant dans le monde du travail, les Restos du Cœur… nous trouvons en fait des humanistes issus de différents courants.
Le militant d’aujourd’hui s’investit moins pour défendre une idéologie ou une paroisse, et plus pour une cause qui le touche personnellement, qui résonne avec ses propres valeurs. Les jeunes qui s’engagent ou tentent de ranimer les formes générales de la solidarité, se construisent un corps de doctrines collectives, probablement pas très éloigné des zones de convergences que j’évoquais. C’est peut-être ça l’humanisme d’aujourd’hui.
Comment appréciez-vous l’engagement des jeunes ?
Aujourd’hui les jeunes ont la planète comme échelle de référence, ils peuvent se déplacer et communiquer facilement, mais sont-ils frères ? Je n’en suis pas certaine. Les cadres collectifs formateurs que représentaient les structures d’encadrement de la jeunesse, dans une dimension religieuse à l’exemple du scoutisme, ou laïque à l’exemple des patronages, permettaient une prise de conscience de la vie collective, de la place de l’homme dans la société, du nécessaire respect à porter aux autres, à l’environnement et au travail. Ils permettaient aussi un apprentissage de la responsabilité.
A l’évidence l’esprit de solidarité ou de générosité existe encore, même si les volontés d'engagement se manifestent différemment aujourd’hui. Cependant, ce qui manque probablement aux jeunes aujourd’hui, c’est l’apprentissage de la vie collective, une certaine formation à l’accueil de l’autre, à l’hospitalité et à la responsabilité envers soi même et envers les autres. D'où la nécessité de développer la culture, au sens de pratique sociale qui ne vit que par la dynamique de la richesse du partage et de l'échange. Comme disait Jacques Rigaud « La culture est l'âme même d'un peuple, l'expression d'un " vouloir-vivre " ensemble, au-delà des inévitables différences de convictions, de références et de goûts qui lui donnent d'ailleurs son sens, sa dynamique et sa fécondité ».
Transmission
Dans un tel contexte, comment la transmission des valeurs s’opère-t-elle ?
J'ai toujours été impressionné par le modèle japonais. Au Japon, le concept de disciple qui apprend tous les jours du maître, par touches successives et légères, mais pourtant profondes, est toujours vivace. Or, nous, nous avons jeté le principe de maître à penser, de mandarins, de guides. Cette réalité se retrouve d’ailleurs aussi dans l’entreprise où l’on néglige l’apport des seniors en termes de transmission de savoirs et de compétences. Je regrette que l’on n’ait plus cette culture du transfert du savoir, que l’on néglige la phase de préparation de ceux qui prennent la suite.
Quel passeur êtes-vous ?
Le directeur d’Iséor, Henri Savall, m’a proposé d’intervenir auprès de jeunes en Master, en formation continue ou en alternance, sur les thématiques du commerce international et du management public. J’ai accepté bien volontiers car l'analyse socio-économique proposée par Iséor, même si elle est exigeante, apporte aux entreprises un soutien méthodologique pour analyser les dysfonctionnements et y remédier en faisant intervenir tous les salariés, du diagnostic à l’élaboration des projets. Elle tend ainsi à reconnaître leur part de création de potentiel, à développer au quotidien un management des hommes et non, des seuls ratios de rentabilité. Après tous les excès que nous avons malheureusement connus, ici et ailleurs, explorer la voie du management socio-économique, le proposer à des entreprises est un beau challenge. Je comprends l'enthousiasme que manifeste toute l'équipe d'Iséor pour cette méthode qui privilégie la participation de tous, stimule l’intérêt du travail et l’accroissement des responsabilités. Déjà plus de mille entreprises suivent cette méthode et la progression constante de ce chiffre est porteur d’espoir.
A travers ces cours, je souhaite insister sur ce que j'appelle les réalités incontournables : l'influence de la culture d'un pays sur son marché, tous les marchés ne se ressemblent pas, les nouveaux besoins plus qualitatifs des consommateurs ou encore la complexité des contextes et des mécanismes. Je voudrais que ce soit pour les étudiants, une occasion personnelle de discernement et de développement d’une capacité à élaborer des principes en se libérant de ceux qui simplifient de façon artificielle la réalité. Je tente un certain apprentissage du feu tricolore : le rouge parce que l’on n’est pas prêt et à l’arrêt, l’orange lorsque l’on doit prendre le temps de l’analyse et de la réflexion, et le vert quand on décide de s’engager, alors avec détermination !
François Perroux : un guide de pensée
Vous faites partie de l’association des Amis de François Perroux, qui elle aussi, prône une économie respectueuse de la personne humaine. Comment cette association peut-elle influencer les modes de penser et de décision ?
Dans les années 1980, Raymond Barre, Gérard de Bernis et Gilbert Blardonne ont souhaité organiser à Lyon les Journées annuelles « François Perroux » pour continuer à faire vivre l’œuvre de ce grand économiste et son anticipation créative de première grandeur. En effet, en dehors d’un cercle étroit de spécialistes, ses réflexions sur l’Europe nécessaire au monde, sur l’Europe sans rivages, sont peu connues alors qu’elles restent d’une grande actualité. Elles sont peu mises au service de la compréhension du monde qui s’est dessiné à la fin du XXème siècle ; et pourtant nous aurions à tirer profit aujourd'hui de ses apports sur l’aménagement du déséquilibre économique intercontinental, sur le développement des pays du Tiers-Monde et sur ce qu’il appelait la couverture systématique des coûts de l’homme afin - je cite - "que les hommes meurent moins, se portent mieux et jouissent du minimum de connaissances et de loisirs". On a eu tord d’oublier François Perroux. Quelques universitaires comme Henri Savall à travers les principes qu’il met en œuvre à l’Iséor, ou l’approche de la coopération décentralisée qu’à pu développer Bernard Husson au sein de CIEDEL, le Centre International d'Etudes pour le Développement Local rattaché à l’Université Catholique de Lyon, ont donné une application concrète à la pensée de François Perroux. Or, nous avons tous à apprendre de François Perroux, par exemple pour envisager une saine coopération autour de la Méditerranée ou pour considérer à sa juste valeur la place de l’homme au travail. On peut d’ailleurs regretter que le Président de la République n’ait pas construit l’Union Pour la Méditerranée sur ces principes ou que les managers de France Télécom aient oublié que l’homme demeure la première ressource d’une entreprise.
Notre société, obnubilée par l’appât du gain. La rentabilité, la consommation ou encore la satisfaction immédiate des désirs, semble vouloir fonctionner sans référence, sans maître à penser, en tournant le dos aux grands penseurs. Quand une crise survient, alors on repense à Keynes, mais ça ne dure pas. On crie au scandale parce que les économistes n’ont pas su prévenir la crise, alors que des alertes et des réponses existaient, mais que nous ne voulions pas les écouter ni entendre les sonnettes d’alarme.
Personnellement, qu’avez-vous retenu comme enseignement essentiel de la pensée de François Perroux ?
François Perroux évoquait la pertinence des « structures neuves », des pôles de compétences. Et dans cette idée, je reste convaincue que le rapprochement des acteurs fertilise la connaissance et permet l’innovation et l’élaboration de nouvelles technologies quelque soit l’époque dans laquelle on vit. L'histoire nous enseigne que les comportements ou les modes de consommation ne naissent pas des innovations, mais souvent les précèdent, puis les accompagnent et les attisent, comme le vent sur la braise. Celui qui contribue à l’action collective doit toujours garder à l’esprit le souci d’accompagner l’évolution et la diffusion de l’innovation pour qu’elle demeure au service des hommes, de tous les hommes.