Élu local : une mission impossible ?
Cette question, qui aurait paru incongrue il y a encore dix ans, témoigne du malaise autour de la place des élus dans l’action publique locale et leur capacité d’action. Que ce soit au niveau communal, régional ou métropolitain, tous les élus locaux sont confrontés au même paradoxe : la remise en cause de leur autorité cohabite avec une vision quasi-sacrée de leur fonction.
Beaucoup de citoyens pensent pouvoir se passer des élus, raillent leur impuissance ou dénoncent leur clientélisme. Mais c’est toujours vers eux qu’ils se tournent lorsqu’il s’agit d’éviter la suppression d’une école ou d’une maternité, de réagir à un attentat ou à une inondation, d’organiser les solidarités ou d’assurer la transition vers d’autres modèles de développement. Et ce décalage semble s’accentuer. Moins les élus locaux disposent de marges de manœuvre, plus les attentes des citoyens vis-à-vis de leur action sont fortes.
Ces attentes se traduisent par un certain nombre de contradictions fondamentales. On attend des élus qu’ils maîtrisent techniquement des enjeux de plus en plus complexes, tout en étant en mesure d’y porter un regard « à hauteur d’habitant », en restant au contact avec les citoyens. On attend des élus des actes à court terme, la capacité de donner des preuves concrètes rapidement, tout en fixant un cap, pour permettre aux citoyens de se projeter dans le temps long. On attend des élus qu’ils intègrent la multiplicité des usages de leurs territoires, traversés de toutes parts par des flux de plus en plus importants, tout en garantissant l’ancrage territorial et la défense des intérêts des « locaux ». On attend aussi d’eux qu’ils énoncent « ce qui fait tenir ensemble » le collectif, en portant un discours commun, universaliste, tout en portant attention aux particularismes et aux revendications identitaires.
Ces contradictions ne se réduisent pas à une question de personne, ni de bord politique. C’est la fonction même d’élu local qui est en crise. Cela explique le desarroi qui prévaut du côté des élus comme de leurs citoyens. « C’est très dur, on essuie les reproches des uns et des autres. J’avais l’impression de flouer ceux qui m’avaient élu. » confie un maire démissionnaire sur FranceInfo. L’âge d’or de la décentralisation où l’élu local était à la fois synonyme de pouvoir et de prestige touche à sa fin.
La défiance vis-à-vis des institutions publiques et la restriction des finances locales s’additionnent pour alimenter le sentiment d’impuissance des élus locaux, jusqu’à pousser les plus pessimistes à imaginer une action territoriale sans élus. Un tel scénario pose problème pour tout défenseur de la démocratie locale. Il vient renier le rôle décisif des élus pour faire tenir ensemble un territoire et mettre en discussion ses choix.
A rebours de ce fatalisme, il serait judicieux d’adopter une posture plus ouverte pour mieux cerner le problème. Et si cette déstabilisation du rôle des élus était le révélateur d’une transformation plus structurelle de la place du politique dans l’action publique territoriale ? Et si on remplaçait ces critiques incessantes par une réflexion collective sur la fonction des élus dans nos territoires ? Et si cette crise des vocations était l’occasion de réinventer le métier d’élu local, pour en renforcer la légitimité et l’utilité ?
L’évolution du « métier » d’élu : un impensé à mettre en discussion
Bien sur, élu local n’est pas un métier comme les autres. Il correspond à un mandat limité dans le temps, issu d’une élection démocratique. Le terme « métier » ne doit pas induire en erreur. Il ne s’agit pas d’acter la professionnalisation de la politique, mais de renouveler le regard porté sur la place des élus dans l’action publique.
L’approche « métier » permet d’articuler une réflexion plus philosophique sur la fonction de l’élu dans nos démocraties locales avec une analyse plus prosaïque de ses activités quotidiennes. Elle vient ainsi répondre à un impensé du devenir de nos démocraties. Le débat public s’interroge sur la crise de la représentativité, sur les apports de la démocratie participative, sur la recomposition du paysage partisan… mais rien, ou si peu, sur la fonction d’élu local, la mutation de leurs activités et des attentes qu’en ont les citoyens.
Ce déficit de réflexion se retrouve dans la littérature sur le pouvoir local. La plupart des travaux portent sur la sociologie des élus ou sur leur idéologie, mais rarement sur la transformation de leur quotidien.
Cet impensé nous conduit à adopter une vision bien trop restrictive de l’élu local, à l’origine de ce sentiment d’impuissance. Dans l’action publique comme dans les médias, les élus sont trop souvent réduits à la fonction d’arbitrage. Que ce soit lors de votes en assemblée ou de réunions en comité de pilotage, l’élu est toujours présenté comme celui qui ne fait « que » décider.
Or le métier d’élu recouvre en réalité des fonctions beaucoup plus diverses: représenter une population de plus en plus hétérogènes, énoncer le collectif dans un monde où les fractures l’emportent souvent sur le commun, négocier pour faire converger des intérêts divergents, écouter les revendications des citoyens et rendre compte de leurs aspirations, etc.
Ces fonctions sont essentielles au bon fonctionnement des territoires et de la démocratie locale. Mais elles sont insuffisamment prises en compte dans le fonctionnement des collectivités et de l’action publique, laissant chaque élu bricoler tant bien que mal des réponses à ces attentes.
Aborder le rôle des élus à partir de leur « métier » aide aussi à mieux penser les mutations à l’œuvre en dépassionnant le débat. Elle cherche à sortir d’un discours culpabilisant (« c’est la faute des élus »… ou « c’est la faute des citoyens ») pour mieux expliciter les injonctions contradictoires auxquelles tous font face.
Les élus locaux doivent à la fois développer de nouvelles politiques et réduire les dépenses, agir sur le long terme et répondre aux urgences, défendre une vision et faire preuve de pragmatisme : la liste est longue…
Dépassionner ne veut pas dire dépolitiser : bien au contraire ! Analyser ces tensions vise à identifier les marges de manœuvres dans la façon d’endosser cette fonction. Voilà l’enjeu d’une telle démarche : arrêter de subir ces transformations au jour le jour pour en reprendre la maîtrise et souligner les espaces de choix qui restent à la disposition du politique.
La prospective pour repenser la place et la fonction des élus locaux
A quoi servira un élu demain ? Quelle sera sa place dans l’action publique ? Quels seront ses liens avec des citoyens devenus à la fois plus actifs et plus méfiants ? Il ne s’agit pas d’imaginer l’élu idéal, mais de tenter de cerner les nouveaux contours d’un métier atypique.
Pour cela, l’apport de la prospective est double : « voir large » et « voir loin », pour reprendre les termes de Gaston Berger.
- Voir large, pour aborder les mutations du rôle d’élu local au regard des transformations de la société dans laquelle il prend place. L’explosion des mobilités quotidiennes, l’ubérisation de notre économie et des services publics, l’impératif environnemental mais aussi l’effondrement des appareils partisans, l’apparition des réseaux sociaux, etc. Autant d’exemples qui bousculent la place accordée aux élus locaux dans l’action publique.
- Voir loin, pour réinscrire les difficultés du métier d’élu dans le temps long. Le rôle d’élu local est souvent présenté comme immuable et intangible. Les titulaires se succèdent mais la fonction demeure. Or être élu local en 2018 n’a sans doute pas la même signification qu’être élu en 1998, en 1968 ou en 1948. Quels sont les éléments de continuité ? Et les éléments de changement et de bifurcation ? Quelles sont les ruptures à venir ? Dit autrement, quelle est la spécificité des problématiques actuelles ?
L’entrée prospective serait aussi l’occasion de mettre en regard la transformation du métier d’élus avec les mutations des formes d’action publique. Face à une demande croissante de personnalisation, comment les élus peuvent-ils mobiliser les outils classiques de l’action publique (le plan, le symbole, le guichet, le contrat…) ? En quoi les restrictions budgétaires structurelles les obligent-elles à inventer de nouveaux modes d’intervention ? Au-delà, quel rôle peuvent jouer les élus face à l’administration, aux citoyens et aux opérateurs privés dans l’invention d’un nouveau modèle d’action publique ?
Cette prospective prend une acuité particulière à l’échelle métropolitaine, avec la perspective des élections au suffrage universel direct à l’horizon 2020. En dissociant l’élu métropolitain et l’élu communal, cette mesure transforme la gouvernance des intercommunalités. Elle reconfigure aussi la relation entre les élus, les citoyens et leur administration.
L’émergence des métropoles suppose d’inventer une nouvelle figure de l’élu local métropolitain. A chaque institution correspond en effet une activité d’élu spécifique. Au quotidien, un maire ne fait pas le même métier qu’un conseiller départemental, qu’un vice-président de région ou qu’un député. Précurseur dans la construction des institutions métropolitaines, le Grand Lyon pourrait être le laboratoire de ce nouveau métier d’élu.