Levons d’emblée toute ambiguïté. Il ne s’agit nullement de récuser la démocratie représentative. Elle garde son entière légitimité vis-à-vis des problèmes pour lesquels elle a été conçue et, au premier chef, la garantie des droits et libertés individuels. Mais le monde qu’elle a fini par produire suscite des difficultés inédites qu’elle ne parvient pas à résoudre. Or, on peut estimer qu’ignorer ces difficultés aboutirait in fine à ruiner les conditions de jouissance de ces droits et libertés. Partons d’un constat élémentaire et pourtant étonnant. Nous sommes incapables d’entreprendre ce qui est simplement à notre portée, ce que nous pouvons faire sans remettre en cause les grands principes de notre système économique. Nous avons par exemple les moyens de réduire fortement la consommation d’énergie du parc de bâtiments. On ne le fait pas. Nous ne réalisons même pas la part du chemin que l’on pourrait faire le plus facilement. Pourquoi ? Une partie de la réponse réside dans le fait que plusieurs caractéristiques des défis environnementaux mondiaux ont pour effet de miner les mécanismes mêmes dont le gouvernement représentatif tire sa force et sa justification. J’en évoquerai trois.
Premièrement, la démocratie met en jeu la faculté de jugement du citoyen. Or, force est de constater que de nombreux problèmes d’environnement d’envergure mondiale sont inaccessibles à nos sens et à l’expérience quotidienne, ce qui rend improbable une mobilisation citoyenne soutenue. Je suis incapable par moi-même, avec mon équipement sensoriel, de juger de la présence de micropolluants, de jauger la composition chimique de l’atmosphère ou d’apprécier une température planétaire moyenne. Un seul hiver froid suffit à nous faire douter de la réalité du réchauffement climatique. Pour l’instant la montée des menaces écologiques globalesne génère guère de problèmes qui font vraiment mal ici et maintenant. Il s’agit de problèmes quasiment invisibles, cumulatifs, et aux effets dommageables qui paraissent lointains. Le mécontentement ou l’aspiration à une vie meilleure, passions qui sont la puissance motrice du gouvernement représentatif, font défaut. On ne descend pas dans la rue pour défendre le climat. En ce sens, une médiation scientifique s’avère indispensable pour mieux comprendre des problèmes qui ne relèvent plus seulement de pollutions localisées mais d’une explosion des flux de matières et d’énergie qui dépasse le cadre de la vie quotidienne.
Ensuite, si l’on regarde nos démocraties sous l’angle du rapport de l’homme à la nature, on remarque que leur légitimité dépend, comme l’a si bien montré Benjamin Constant, de leur capacité à garantir les conditions de l’exploitation continue et pacifique de l’environnement physique au bénéfice de chaque citoyen. Tel est le sens du contrat social. Plus généralement, l’organisation libérale de nos sociétés a pour dessein de permettre de produire et de consommer le plus possible, et ainsi d’engendrer des flux de matière et d’énergie croissants. Or, avec les problèmes écologiques globaux, il ne s’agit plus seulement de résorber des pollutions locales, de moderniser les modes de production. C’est désormais la quantité des biens consommés qui est en cause et, partant, le système économique et le consumérisme en tant que tels. Si les démocraties représentatives ont su faire évoluer les modes de production, elles se révèlent incapables de réduire les niveaux de production et de consommation dans la mesure où se préoccuper de la finitude de la planète conduit en fait à fragiliser une source essentielle de leur légitimité.
Enfin, la représentation politique moderne s’institutionnalise au moyen d’un découpage territorial et temporel qui est souvent en décalage avec les problèmes d’environnement. Dès ses origines, le gouvernement représentatif a été conçu pour favoriser l’émergence d’un sentiment d’appartenance à un territoire limité. Les citoyens sont regroupés en collectivités ayant le droit d’élire un représentant. Le représentant élu est censé défendre les intérêts des habitants de ce territoire. Du coup, les électeurs se sentent protégés et avantagés par leur enracinement dans un territoire particulier. Cependant, quand l’aire des problèmes d’environnement est transfrontalière, alors la fonction protectrice de la représentation a tendance à faire obstacle aux solutions collectives. L’analyse temporelle est similaire. Il est essentiel au régime représentatif d’organiser des élections régulières, à relativement brève échéance. C’est son système de contrôle du pouvoir. Ce système crée en même temps des incitations fortes à privilégier le court terme, à répondre aux intérêts immédiats des électeurs et des agents économiques.