Un engagement
Qu’est-ce qui, personnellement, vous a conduit à vous engager dans la création de l’OIP ?
Lors de la création de l’OIP, nous sommes en 1990, j’ai 40 ans et je suis au carrefour de deux expériences : ma vie de militant, entre 20 et 30 ans, et celle de journaliste, entre 30 et 40 ans. La première est marquée par un engagement militant dans les différentes luttes de l’époque, celle de la résistance à la militarisation et de l’insoumission qui m’a d’ailleurs permis de découvrir l’univers carcéral alors que j’étais déjà père de deux enfants. A cette époque, je vivais de petits boulots et nous faisions l’expérience de la vie en communauté, une expérience qui se poursuit autrement aujourd’hui, 36 ans après, et qui s’est déplacée de Lyon dans les Cévennes.
Ma deuxième expérience, celle de journaliste, découle de la première et d’une forte volonté de donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas, et dont je me sentais proche : tendre le micro à ceux que l’on n’entend pas ordinairement. En 1981, Christian Delorme me sollicite à l’occasion de la grève de la faim dans laquelle il s’était engagé avec Jean Costil pour dénoncer l’expulsion des immigrés, ce que l’on appellera ensuite la double peine. J’ai alors pu mesurer le besoin de dire ce que les journaux de l’époque, à l’exception de certains comme Libération, ne disaient pas. C’est dans cet esprit que pendant des années, avec un permis permanent, j’ai pu assister les détenus dans l’élaboration d’un journal à la maison d’arrêt Saint-Paul. Ces derniers avaient été encouragés dans leur initiative par Christian Carlier, un directeur de l’administration pénitentiaire plutôt atypique, très engagé.
Au départ, il m’avait juste sollicité pour écrire un article sur la création de la publication, puis nous avons sympathisé, j’ai rencontré des détenus et nous avons continué. Je faisais aussi partie de ceux qui allaient régulièrement aux audiences des tribunaux militaires et par ailleurs, travaillais dans un bureau d’avocats. Je combinais ainsi mes actions militantes et mon métier de journaliste. Durant ces années 1980, nous étions nombreux à vouloir être des journalistes indépendants ou travailler dans la communication. Il y avait une réelle explosion de l’expression. Et c’est tout simplement dans ce contexte, et fort de ces expériences, qu’un jour, je me suis posé la question : et si, à la façon d’Amnesty International, au lieu de parrainer des détenus d’opinion, on « parrainait » des détenus de droit commun ? L’idée était d’interroger les conditions de détention par rapport au droit. Mon intention était de produire de l’information dans un champ déterminé : celui de l’enfermement.
Genèse de l'OIP
Pouvez-vous décrire la genèse de votre association ?
A l’époque, et en simplifiant, je dirais que ceux qui s’intéressaient à la prison étaient soit des chrétiens, soit des anarchistes. Les premiers s’inscrivaient dans une démarche de charité où l’on visitait « son prochain», détenu : c’était l’œuvre des visiteurs de prison (OVDP). Les deuxièmes se situaient dans une démarche politique et demandaient la destruction des lieux d’enfermement. D’autres mouvements plus ponctuels et issus des mobilisations militantes des années 1970, comme le GIP (groupe d’information sur les prisons) de Michel Foucault ou le Comités d’action de prisonniers (CAP) ont eu un éclat, une lisibilité certaine, une réelle rage, mais n’étaient pas conçus pour être des organisations pérennes. Ils ont permis à des causes de progresser, à certains détenus de prendre la parole, une mobilisation d’intellectuels et de professionnels, des prises de conscience, et ont facilité une certaine ouverture des prisons notamment en permettant l'entrée de la presse et de la radio, jusque là interdits.
Mon idée était d’aller au-delà de ces mouvements ponctuels, de créer une organisation pérenne et d’ouvrir bien plus largement le champ des personnes qui se sentent concernées par l’univers carcéral. Le principe était d’être plus audibles que les chrétiens trop discrets, ou que les anarchistes aux positions souvent radicales, aisément rejetées par les pouvoirs en place.
Comment l’association s’est-elle structurée ?1
J’ai commencé à travailler chez moi, enfin dans notre habitat collectif rue René Leynaud. Puis, grâce à Mario Faurie, le curé des pentes de la Croix Rousse, et avec l’accord de l’adjoint au Maire de Lyon délégué à l’urbanisme, Jacques Moulinier, j’ai pu récupérer un local rue Puits Gaillot que la Ville avait prêté à la paroisse mais qui ne l’occupait pas. De vrais travaux ont été nécessaires dans ce local délabré. Il a fallu installer l’électricité, peindre, meubler de bric et de broc… J’ai vécu un grand moment de solitude face à l’immensité du chantier, heureusement de courte durée grâce à l’investissement de nombreux amis, qui, sensibles au projet et à la cause qu’il portait, m’ont vite rejoint. C’est comme ça qu’est née une véritable dynamique collective.
Par ailleurs, pour créer cette organisation contemporaine, je voulais que les choses soient extrêmement cadrées et que l’on fasse preuve d’une grande rigueur. Aussi, j’ai immédiatement cherché à m’entourer de compétences à mon avis indispensables. C’est pourquoi, j’ai sollicité Plan Fixe, un studio de création graphique et un juriste, aujourd’hui de renom, François Saint Pierre. Certains ont été très étonnés de ce recours à des graphistes et m’ont même reproché d’être plus attaché à la forme qu’au fond. Or, et aujourd’hui encore, je reste persuadé que le graphisme permet de poser les bonnes questions et participe pleinement à poser les idées : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface », disait Victor Hugo.
Plan Fixe a conçu un logo et défini une charte graphique, puis nous avons lancé une petite lettre d’information et d’emblée, nous avons eu une réputation internationale. Rapidement, un réseau d’amis s’est constitué pour publier des informations sur les prisons du monde entier. Durant l’année 1992, nous avons conduit un travail fin d’observation dans plus de 23 pays, nous avons publié notre premier rapport en 1993 et nous l’avons présenté au Palais des Nations à Genève. Du fait de notre langage contemporain, de notre graphisme, de notre positionnement non idéologique et du sérieux de notre travail, nous avons été rapidement en mesure de convaincre. Dès lors, notre activité s’est développée d’année en année, nous avons élargi notre observation à plus de cinquante pays et édité nos rapports en plusieurs langues.
L'OIP aujourd'hui
Qu’est devenu l’OIP ?
Ceux qui se sont emparés de l’OIP ne sont pas aujourd’hui dans la dynamique que nous avions lancée en 1990. Actuellement, l’OIP est une organisation sans référence à l’histoire. Sur le site Internet de l’OIP, il est juste mentionné que l’organisation est née à Lyon et que sa section française est née à Paris alors qu’elle a été constituée à la Maison des avocats à Lyon ! Lorsque nous avons installé la section française de l’OIP à Paris, ceux qui y travaillaient, animés par une volonté de pouvoir et d’ascension, n’ont eu de cesse de vouloir exister sans le secrétariat général basé à Lyon. On a assisté à une sorte d’affranchissement des instances nationales qui ont voulu voler de leurs propres ailes, « tuer le père », ce qui, d’une certaine façon est tout à fait naturel.
Après, c’est une question de forme. Le délégué national tente d’effacer l’histoire pour se forger une histoire totalement personnelle et faire de l’OIP une organisation qui fait appel à des donateurs, mais sans vie démocratique propre à chaque association. L’OIP est désormais parisien avec, comme dans d’autres villes, un bureau à Lyon. La vocation que nous portions de l’OIP à travers les groupes locaux d’adhérents était aussi de permettre un engagement local, en lien avec le milieu carcéral de chaque ville. Aujourd’hui, ces groupes n’existent plus, seuls des correspondants locaux font remonter de l’information à Paris. L’OIP est devenu une association d’experts, tout ce que je ne voulais pas !
Pourtant l’OIP bénéficie d’une vraie reconnaissance, est-ce encore justifié ?
Cette reconnaissance est tout à fait justifiée. L’OIP développe une expertise de très grande qualité et un très bon travail sur le plan juridique. De plus, l’OIP a su garder une indépendance en ayant un positionnement par rapport aux autorités qui ne s’est jamais dévoyé.
Lyon semble être une ville « humaniste », profondément marquée par le catholicisme social. Cette caractéristique a-t-elle joué dans la création de l’OIP ?
A l’évidence, la création de l’OIP est une œuvre typiquement lyonnaise. Je ne nie absolument pas l’influence d’une vision « humaniste » spécifique à la vie lyonnaise. C’est bien sûr lié à l’influence de l’église, à celle des défenseurs des canuts, mais aussi de la bourgeoisie. Car dans la bourgeoisie lyonnaise, il y a de l’argent qui n’est ni montré, ni dépensé de façon ostentatoire. Cette richesse s’accompagne souvent d’un certain sentiment de culpabilité, assez chrétien. Aussi, il est bon de valoriser les actes et les actions généreuses.
Et quand un des membres de ces familles consacre son énergie et son temps pour les plus pauvres, il y a une satisfaction certaine qui rejaillit sur toute la famille, une sorte de déculpabilisation qui permet de continuer de profiter de ses richesses en toute quiétude. Ma famille maternelle appartenait à la bourgeoisie lyonnaise, et enfant, chez mes grand parents, j’ai croisé nombre d’enfants de « bonnes familles » et appris les codes de bonne conduite, les codes de la bourgeoisie. Plusieurs de ces parents ont fait de vraies études et ont aujourd’hui de belles situations. Cependant, la vraie rupture, amicale bien sûr, avec cette famille, est celle de mes parents, un père cadre moyen dans une entreprise. Mes parents étaient des militants de la gauche chrétienne. Ils ont offert à leurs enfants une vie sans grande aisance matérielle, mais confortable dans une période moins marquée qu’aujourd’hui par une consommation débridée.
Mais surtout, je crois qu’ils nous ont fait bénéficier d’un engagement certain. Ils nous ont transmis un esprit militant. De fait, lorsque nous sommes devenus de jeunes adultes, nous n’étions pas en opposition avec nos parents, nous n’avions pas souffert de liens familiaux difficiles, nous n’avions pas besoin de nous affranchir, ni de faire de démonstration. Nous avons pu construire notre vie en phase avec nos idéaux, participer modestement à la transformation de notre société, en maîtrisant les codes d’accès, et forts de cet esprit « humaniste » et militant dont nous sommes des héritiers. L’esprit militant qui nous animait au moment de la création de l’OIP était effectivement imprégné de ces influences, et avant tout, la résultante des mouvements anti autoritaires, antimilitaristes et d’insoumission des années 70.
Retour sur l'engagement
Comment avez-vous conjugué cet héritage familial et les idées très engagées des courants des années 1970 dans la construction de votre propre personnalité ?
La construction d’une personnalité est toujours une étrange alchimie propre à chaque individu. Chacun est ce qu’il est à travers ce qu’il a acquis de sa famille et de son époque, mais aussi à travers ses propres rencontres et les outils dont il choisit de se doter. Personnellement, je me sens libre, je dis ce que je veux, quand je le veux, à qui je veux, mais bien sûr, en y mettant les formes qu’il convient. Les rencontres comme les expériences sont également fondamentales. Je peux dire par exemple que lorsque j’ai rencontré Bruno Herail, qui était venu à Lyon soutenir l’insoumis Gérard Bayon dans sa grève de la faim pendant un mois à Sainte Marie de la Guillotière, ma vie a basculé. La force de sa stature et de ses idées m’a transformé. Je sais aussi que j’ai gardé de mon passage en prison, de tous les témoignages de sympathie que j’ai reçus dans ce moment d’enfermement et d’isolement particulièrement difficile, l’intention de demeurer doux (sans toujours y parvenir !).
Il est certain qu’au cours de toutes ces années, j’ai mûri, j’ai mesuré combien les choses étaient plus compliquées que ce que je pensais à vingt ans, et j’ai évolué dans ma façon de militer. Aujourd’hui, je n’ai pas toujours besoin d’être avec d’autres personnes pour exister, je peux être seul, j’ai besoin de temps pour me reconstituer. Je ne suis plus en première ligne dans l’organisation de revendications plutôt spectaculaires. Mais fondamentalement, je pense que je suis resté le même. Je demeure une sorte de libertaire et n’apprécie guère le paradoxe des « bobos » : cœur à gauche et portefeuille à droite. Je n’ai pas de drapeau. Je n’ai pas de maison à moi non plus. Je suis libre. Journaliste, j’ai écrit pour des publications alternatives comme pour un grand quotidien ou pour des publications religieuses. C’est cette façon d’être qui me convient, appartenir au camp de la gauche sans m’y laisser enfermer.
Cependant, je reste tout à fait admiratif de ceux qui s’engagent dans les partis politiques car il est extrêmement nécessaire de réfléchir en commun pour désigner les candidats qui nous représentent. L’exercice est particulièrement difficile quand trop d’avantages assortis le pervertisse. Mais, personnellement, je ne suis pas équipé pour cela. J’exerce autrement ma façon d’être en société et d’agir pour la transformer.
Lyon, l'humaniste ?
Comment définissez-vous précisément le terme "humanisme" ?
Pour moi, et sans donner de définition sociologique ou philosophique, je dirais tout simplement que l’humanisme est une façon de concevoir la société, de porter un regard sur la collectivité qui place la personne au centre du dessein. Un humaniste est quelqu’un qui porte une attention soutenue à ce et à ceux qui l’entourent. Lorsque je regarde la Place des Terreaux, j’apprécie son caractère italien de place minérale bordée d’un ensemble architecturale magnifique, mais je regarde aussi et surtout les gens qui la fréquentent. L’humanisme, c’est se soucier de l’autre en dehors de sa fonction, de son statut ou de son patrimoine. Quand j’accueille ensemble chez moi, comme j’aime à le faire, des personnes qui sont restées des années en prison, des acteurs de la vie sociale, des artistes, c’est une forme d’humanisme qui prévaut.
Pensez-vous que Lyon soit une ville "humaniste" ?
Je ne le pense plus et considère même cette expression comme désuète. L’humanisme est à Lyon ce que la France, pays des droits de l’homme, est au monde : des idées reçues qui ne sont plus d’actualité. Cela dit, il est vrai que Lyon a porté dans son histoire des hommes profondément ancrés dans des pensées humanistes. Nous ne pouvons nier l’histoire de la chrétienté et l’influence de l’Eglise dans notre ville, comme nous ne pouvons nier l’histoire des canuts et leurs révoltes. L’histoire de Lyon est profondément marquée par ces influences et par des initiatives portées par des hommes qui partageaient un certain « esprit humaniste ». N’oublions pas par exemple, que c’est à Lyon, sur les pentes de la Croix Rousse, qu’en 1835 s’est créée la première coopérative d’achat « Le commerce véridique et social », à l’initiative de Michel Derrion et de Joseph Reynier, deux hommes sensibles aux conditions de vie des canuts, issus du saint-simonisme et devenus adeptes du fouriérisme. Ce qui est spécifique à Lyon, c’est la lisibilité des actions portées par un esprit « humaniste ».
A Paris, il est plus complexe d’exister et d’opérer de larges mobilisations. A Lyon, il est possible de rassembler trois cent personnes à l’Hôtel de Ville pour une invitation à débattre avec par exemple, Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté, comme nous venons de l’organiser. La ville est assez grande pour qu’il se passe des choses intéressantes sans qu’elles soient dissoutes dans une foison de propositions. Lyon est indéniablement une ville accessible et cette caractéristique est essentielle pour permettre l’éclosion d’initiatives.
Rôle des politiques
Quelles étaient vos relations avec les élus de la ville et de l’agglomération lorsque vous avez créé et développé l’OIP ?
Nous avons toujours bénéficié d’un véritable capital de sympathie. Je n’ai jamais rencontré d’hostilité à notre action, pour notre cause. Pour autant, il n’y a pas eu non plus de réelle prise en compte, comme si la Ville n’avait jamais eu conscience de l’enjeu que notre démarche pouvait représenter pour elle. Elle aurait pourtant eu tout intérêt à se prévaloir d’abriter une telle organisation d’envergure internationale. Et tout simplement en termes d’images, elle n’a pas su capitaliser. Alors que nos entrepreneurs graphistes, Plan Fixe, ont su affirmer le soutien à notre projet devant leurs gros clients et n’ont eu qu’à s’en réjouir en gagnant ainsi un capital d’estime supplémentaire, la Ville n’a pas su le faire et elle a raté cette occasion.
Lorsque Roman Cieslewicz, l’un des plus grands graphistes du XXème siècle, a lancé un concours d’affiches auprès de graphistes du monde entier au profit de l’OIP, la ville est restée muette. Seul le conservateur de la Bibliothèque municipale de Lyon, Patrick Bazin, a saisi l’événement, alors qu’à Paris, nous avons inauguré l’exposition de ces affiches au Centre Pompidou avec Danièle Mitterrand. Cet exemple est révélateur d’un comportement typiquement lyonnais. Lyon ne sait pas capitaliser ses richesses et ses atouts intrinsèques.
Lyon / Paris
Si la taille de la ville permet l’éclosion d’initiatives, ces dernières sont-elles condamnées à devenir parisiennes pour rayonner au niveau international ?
Toute initiative locale née en dehors de Paris doit souvent se présenter ou s’installer à Paris pour acquérir une résonance internationale. L’écho international est effectivement donné depuis Paris, et c’est logique. Les correspondants de presse du monde entier sont dans les capitales. C’est pourquoi aussi par exemple, les grands événements lyonnais organisent des conférences de presse à Paris. Nous avons créé la section française de l’OIP à Lyon, mais nous avons décidé de l’installer à Paris pour assurer une représentation permanente, dans l’intention de nous rapprocher des autres organisations nationales ou internationales comme la Ligue des droits de l’homme ou les différentes organisations syndicales, concentrées à Paris. On peut facilement fonctionner à partir de Lyon grâce à Internet et aux déplacements aujourd’hui facilités, mais exister au niveau international exige une présence à Paris. C’est également pourquoi Forum réfugiés ou Handicap International ont des bureaux parisiens.
A votre avis pourquoi la ville n’a-t-elle pas saisi l’occasion de se valoriser en s’appropriant votre travail et votre image de renommée internationale ? Lyon a-t-elle un complexe d’infériorité ?
La Ville de Lyon a toujours réagi de cette façon et je ne pense pas pour autant qu’elle soit complexée. Le festival de jazz a été imaginé par des Lyonnais pour le théâtre antique de Fourvière, mais il se déroule à Vienne. Nous sommes la ville de l’invention du cinéma, mais le festival du cinéma a lieu à Cannes et celui du documentaire à Marseille. Lyon a toujours laissé filer de nombreux artistes et initiatives. Je pense qu’il s’agit là d’un certain manque d’audace et d’anticipation par rapport au capital immatériel. Lyon ne raisonne pas assez en termes de retombées symboliques ; seules les retombées économiques sont mesurées. L’investissement important dans le football est effectivement un choix aisé pour Lyon car il sert l’image de la ville, et surtout apporte d’importantes retombées économiques. Le petit secrétariat international de l’OIP, quand bien même en relation avec le monde entier et reconnu par les Nations Unies, n’entrait pas dans les préoccupations de la ville bien qu’à l’inverse, les lyonnais y soient sensibles.
Les personnalités influentes et les décideurs lyonnais partagent-ils un certain art de la conciliation et celui-ci influence-t-il les décisions publiques ?
Très certainement, Lyon a l’art d’être une ville assez consensuelle. Lyon est une ville qui est au centre, et pour le rester doit aller chercher ses relais dans les différents milieux associatifs, politiques et économiques. Cette démarche est nécessairement consensuelle, et de fait, impacte les décisions publiques.
Comment pensez-vous que cet "esprit lyonnais" va évoluer avec le double phénomène de la mondialisation et de la métropolisation ?
Je pense que cette « lyonnitude » est destinée à se dissoudre parce que les gens circulent beaucoup et que la ville se peuple de gens venus d’absolument partout. Les grandes familles bourgeoises étaient liées à de grandes industries qui, aujourd’hui, sont internationales. Les réseaux universitaires et de notables, médecins, avocats ou notaires, issus également de ces familles sont également en train d’éclater. Ce phénomène prend du temps et ne s’éteindra pas d’un seul coup, il coulera encore beaucoup d’eau dans le Rhône avant ! Mais, je pense que le processus est en route. D’autant que les Lyonnais ont toujours su aller chercher des ressources en dehors de la ville pour s’enrichir et se développer. Ils confient bien leur ville à des maires comme Raymond Barre ou Gérard Collomb qui ne sont pas nés à Lyon.
Transmission
Pour vous la transmission est-elle importante et quel passeur êtes-vous ?
Je cherche effectivement à transmettre, j’en ai envie, et c’est le moment compte tenu de mon âge. A trop attendre, on perd ses capacités de projection. Je peux, à la marge, transmettre quelques connaissances sur l’écriture de presse, l’organisation de manifestations, de campagnes, d’un certain nombre d’usages en commun au service d’une cause. Mais surtout, ce que je cherche à transmettre est une façon d’être en vie, de ne pas attendre de lendemains qui chantent. Le bonheur est là et maintenant en chacun d’entre nous. Je n’ai de cesse de dire aux jeunes gens aux côtés desquels je me trouve qu’ils n’ont qu’une vie, qu’il ne faut pas la perdre à vouloir la gagner, qu’il ne sert à rien de tirer les pétales de la marguerite pour la faire pousser.
Aujourd’hui, l’engagement est moins religieux ou idéologique. Comment appréciez-vous l’actuel engagement des jeunes et, de votre point de vue, à partir de quel socle de valeurs les jeunes s’engagent-ils ?
Contrairement à certains discours, je les considère impliqués, dynamiques et imaginatifs. Ils ont envie de dire et de faire des choses. Je pense à différentes initiatives marginales comme le récent « souk populaire » organisé par des étudiants de l’IEP, le centre social autogéré de la Croix Rousse, les numerus circus, imaginés autour de la surpopulation carcérale ou encore la ronde contre le mal logement. Nous les savons innombrables. Ces jeunes gens sont motivés par les mêmes valeurs qui nous mobilisaient déjà il y a trente ou quarante ans, mais aussi cent ou deux cents ans. Ils veulent que la société évolue vers plus de justice, d’égalité et de démocratie. Ils inventent de nouvelles formes qui nous sont parfois étrangères, mais ils sont là. Ca ne s’éteindra jamais.
Les jeunes gens d’aujourd’hui sont bien plus généreux et humanistes qu’on le pense, mais il apparaît que la marchandisation de tout flatte les instincts les plus bas, souligne ce qu’il y a de plus noir. Cependant, les systèmes autoritaires engendrent le développement d’élans collectifs qui ont tendance à s’endormir, bien à tord, quand la gauche est au pouvoir. Pensons au désastre de la dernière guerre et aux solidarités étonnantes mises en œuvre pour reconstruire : services publics, législation du travail, loi Bichet et liberté de la presse, Ordonnance de 45, mouvement mutualiste… Aujourd’hui, ces trésors sont journellement grignotés. L’expérience des uns, malgré les efforts de mémoire de beaucoup, est balayée par d’autres.
De grands vecteurs de la démocratie sont remis en cause. « Plus on s’éloigne d’une catastrophe, plus on se rapproche de la suivante » ont pour devise les assureurs. Ma vision de l’avenir n’est pas heureuse quand nous analysons depuis des décennies les inégalités qui font le lit de la violence, et que nos alertes restent vaines. Nous connaîtrons d’autres désastres et d’autres résistants. A Lyon, l’humaniste refleurira.