Que Lyon ait fait fonction, et fasse encore fonction, de « laboratoire » ne fait pour moi aucun doute, et cela pour deux séries de raisons qui tiennent, d’une part, à la prégnance de la question sociale et, d’autre part, au statut politique et juridique de la ville.
« Nulle part ailleurs en France le problème social se pose avec autant d’acuité qu’à Lyon ». Cette formule, de Jaurès, est citée dans l’introduction de l’ouvrage qu’Édouard Herriot consacre, en 1937, sous le titre Lyon n’est plus, à l’histoire du siège de la ville par les armées de la Convention. D’une certaine manière, tout est là et tout est dit : tout est dit de l’obligation où nous sommes de penser, simultanément, ladite question sociale et la question du statut politique de la ville. Ces problématiques s’intriquent et se recomposent en permanence, en très longue durée. Car, notons le bien, si le vocabulaire de la « question sociale » apparaît au 19e siècle, la question l’a précédé, et de loin ! Elle tient, principalement, aux caractéristiques d’une activité mono-manufacturière sujette à de fréquents aléas, à des tensions récurrentes entre les donneurs d’ordre et leurs exécutants. Comme elle tient aux relations de Lyon et de son arrière-pays, dans les âges où disettes et épidémies sont des fléaux récurrents. La fondation de l’Aumône générale en 1533, devenue Hôpital de la charité, ne peut se détacher de ce jeu de contraintes auxquels la bourgeoisie lyonnaise est constamment exposée : le secours aux indigents, aux chômeurs, aux affamés. On peut donc assurer que la constitution du plateau hospitalier lyonnais, de la fondation de l’hôpital du pont du Rhône, ancêtre de l’Hôtel-Dieu, à celle des hôpitaux Saint-Joseph et Saint-Luc, fondés au 19e siècle à l’initiative de l’ordre de Malte, ne peut être traitée sous l’angle exclusif de la réparation des effets de la maladie. Elle participe directement au traitement de ce que nous nommons, aujourd’hui, la question sociale. La singularité lyonnaise tient, en sus, faut-il le rappeler, au fait que l’expression de la question sociale, sous les formes émeutières qui ont précédé la Révolution, l’ont accompagné ou lui ont succédé, lui ont valu l’attention d’un myriade d’observateurs et d’analystes, dont Charles Fourier (1772-1837), Prosper Enfantin (1796-1864), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), mais aussi Michel Bakounine (1814-1876). Ces doctrinaires et agitateurs ont pu penser que se jouait, à Lyon, le dépassement de la forme politique de la révolution ; que s’annonçait, là, le futur d’une cité où se composerait autrement la relation du moment social et du moment politique. C’est bien pour cette raison que les saint-simoniens y sont venus chercher, en 1831, le « baptême du salariat ». Telle était leur mot d’ordre. C’est bien pour cette raison que Bakounine rêve d’un statut de capitale mondiale du socialisme pour la ville sur laquelle flotte le drapeau rouge lors des événements de l’hiver et du printemps 1870-1871.
Mais, me direz-vous, quel rapport cette évocation historique peut-elle entretenir avec la situation contemporaine ? Le rapport possible est un rapport de translation. La dite question des banlieues, aujourd’hui, n’est-elle pas l’avatar de la question sociale du 19e ? Précisons : la question est toujours « sociale » – il suffit de considérer les statistiques fiscales de telle ou telle commune de l’Est lyonnais, même si la question n’est pas que « sociale »… Je suis bien tenu de relever que ce sont les émeutes de Vénissieux et de Vaulx-en-Velin qui ont donné le branle, tant au niveau étatique qu’au niveau de la communauté urbaine, à ce que l’on nomme aujourd’hui la « politique de la ville ». Les violences urbaines d’octobre 2010, qui ont eu cette fois pour site, non pas la périphérie de l’agglomération, mais son plein centre, ne font que renforcer mon hypothèse. Et là où les tensions se maintiennent et se condensent, là se cherchent les moyens de les contenir, voire de les résorber. C’est bien dans ce chaudron en ébullition permanente, que s’expérimentent des formules neuves d’aménagement urbain, de traitement des espaces publics, comme des formules culturelles aussi inattendues et inédites que le défi lé de la Biennale de la danse ! Nous pouvons en venir, à présent, à la problématique récurrente de la distribution des pouvoirs, dans le champ politique. Il faudrait pouvoir la traiter sous l’angle des conflits internes à la cité lyonnaise, aussi bien que sous l’angle de ses rapports avec les entités, impériale ou monarchique, sous l’ancien régime.
Pour ma part, j’approcherai cette problématique à partir de sa projection sur la scène étatique-nationale, telle que celle-ci se constitue durant la Révolution et à sa suite. Je le ferai en recourant à une catégorie employée dans un commentaire du récent ouvrage de Gérard Collomb. La catégorie est celle du « girondisme », le girondisme du maire-président étant qualifié par le chroniqueur de « girondisme modéré ». Ce qui nous importe, ici, c’est que l’emploi d’une telle catégorie puisse paraître pertinent, deux siècles et plus, après que les circonstances historiques en aient rendu l’emploi possible. Ce qui se dit là prend sens, bien sûr, au regard du couple qui a contribué à configurer, idéologiquement, l’espace public français, soit le couple jacobinisme-girondisme. Ce n’est pas seulement affaire de mémoire. C’est bien affaire de logique historique lourde et de pensée du politique à son meilleur niveau, puisque l’enjeu en est de concevoir le rapport du particulier à l’universel : en l’occurrence, le particulier des provinces, devenues départements d’une entité nationale, et l’universel de la République, une et indivisible. Que l’universel ne soit plus d’échelle nationale mais, à tout le moins, d’échelle européenne, ne périme en rien, bien au contraire, la vertu que l’on peut prêter au couple précité.
La « question » européenne, dans son moment institutionnel, mobilise le schème de la relation particulier-universel, comme l’avatar français l’aura mobilisé à d’autres moments, sous d’autres conditions. La référence à l’espace européen me permet d’introduire, explicitement, une catégorie que la langue politique française a mise au rebut : la catégorie du fédéralisme. Un paradoxe historique majeur mérite, ici, d’être relevé : la nation française, dans sa configuration contemporaine, s’est trouvée rituellement instituée dans une liturgie civique qui a nom Fête de la fédération. Mais l’enjeu de la tragédie dont la ville de Lyon a fait les frais, au point d’y perdre son nom et plusieurs milliers de ses sujets, se noue sous motif de dénonciation du « fédéralisme ». S’il y eut expérimentation, ce fut bien celle-là, qui fut de tenter de composer un espace neuf sur un mode inédit : abolir les particularismes d’ancien régime et renoncer au régime des privilèges, qui valait pour les personnes comme pour les composants de la société monarchique. Construire l’un de la Nation, tout en consentant au pluriel de ses entités géo-politiques, tel était l’un des enjeux majeurs de l’expérience révolutionnaire. La fin de ce que je me permets de nommer « expérimentation » est connue : « Lyon a combattu la liberté, Lyon n’est plus ». Or, non seulement Lyon a survécu, mais Lyon a attiré à elle les « expérimentateurs » notoires qu’étaient ces socialistes que leurs adversaires matérialistes qualifieront d’utopiques.
Nous les avons déjà nommés : Fourier, Proudhon, Enfantin. Je ne connais pas d’expérience phalanstérienne qui se soit tenue à Lyon ou dans sa région. La marque des saint-simoniens y est, par contre, très forte, intellectuelle et institutionnelle. Forte, également, est la marque d’une pensée proudhonienne qui a pu nourrir les courants du mutualisme et du coopérativisme, dont Lyon a été l’épicentre. Dans le fil de la pensée anarchiste et fédéraliste de Proudhon, j’inscrirais volontiers les mouvements anti-autoritaires, non-violents et autogestionnaires du 20e siècle, aujourd’hui mouvements libertaires et alternatifs, pour partie déjà évoqués, dont l’expression écrite se trouve déposée et archivée, aujourd’hui, dans les locaux du Centre Michel-Marie Derion, Centre de Ressources sur les Alternatives Sociales (CEDRATS), significativement installé au bas des pentes de la Croix-Rousse.
Mais il est tout aussi important de relever que la pensée proudhonienne a pu nourrir les courants du catholicisme qui cherchaient les moyens d’une critique du libéralisme tout en récusant ceux du collectivisme. Tel fut le cas de Péguy, à la charnière des 19e et 20e siècles, mais aussi, ultérieurement, du théologien qui a tant contribué à la réputation de la faculté de théologie jésuite de Lyon, Henri de Lubac (1896-1991), qui fait paraître, en 1945, son Proudhon et le christianisme.
Tel est le cas, également, du stéphanois Pierre Haubtmann (1912- 1971), philosophe et théologien, expert au concile Vatican II, inspirateur du document majeur qu’est la constitution Gaudium et spes. C’est à la veille de l’ouverture du concile Vatican II, en 1961, que Pierre Haubtmann soutient, en Sorbonne, sa thèse de doctorat es lettres sur la pensée et l’œuvre de Proudhon !
C’est sur ce fond, qui touche aux propriétés institutionnelles qu’en longue durée la géographie et l’histoire ont imparties à Lyon, à la mémoire du traumatisme de 1793, aux ressorts du proudhonisme, aux avatars de l’autonomie municipale lyonnaise, que peut être approchée la thématique contemporaine de la décentralisation. Décentralisation dont on se plaît souvent à noter qu’en matière culturelle elle trouva son terrain de prédilection, après la seconde guerre mondiale, dans le triangle que forment les villes de Saint-Etienne, Lyon et Grenoble. Et faut-il s’étonner que, pour ce qui concerne le champ politico-administratif, ce soit à Lyon, en mars 1968, à l’occasion de l’inauguration de sa 50e foire internationale, que le général De Gaulle ait présenté son projet de constitution d’entités nouvelles, les régions ? On pourra objecter que le processus de la décentralisation opère à l’initiative de l’État et non des entités territoriales. Et que si expérimentation il y a, elle se pense et s’applique à l’avantage d’un État qui se veut encore État aménageur du territoire. Cela est vrai, mais la période récente invite à la prise en compte d’un autre scénario. Le scénario est celui de l’exercice d’un pouvoir d’expérimentation s’actualisant dans la constitution d’un « pôle métropolitain ». C’est bien à l’initiative du président de la Communauté urbaine de Lyon et à la complicité des présidents des communautés d’agglomération de Saint-Étienne et du Nord-Isère que l’on doit l’émergence d’une forme d’assemblage inédit entre entités méta-municipales. Là où nos catégories établies étaient celles de l’état-nation, où nos catégories nouvelles étaient celles de l’espace européen méta-national, quelque chose se dit, ici, d’un temps propre des villes, de procédures et de formes qui seraient conformes à leur génie particulier. Notre temps sera-t-il le temps des villes et l’initiative de constitution de pôles métropolitains en est-il un indice, à l’échelle qui est la nôtre ? Je laisse la question ouverte mais suis tenu de noter qu’une expérience est en cours qui a précédé sa traduction législative. La mesure lyonnaise se marque, toutefois, dans cette formule du président du Grand Lyon : « Nous pouvons bâtir sans la loi, mais il vaut mieux faire "avec" ! ».