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De Lyon au Grand Lyon : composition et recompositions de l'espace civique

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Portrait de Philippe Dujardin
Politologue et chercheur au CNRS

Interview de Philippe DUJARDIN

<< Reconnaissant que l’humanisme "a fait son temps", nous pouvons nous dire dans un temps "post-humaniste" >>.

Nous observons un fort renouvellement des formes de pensée et des forces historiques qui les supportent. On aperçoit bien celles qui s’étiolent. Les courants de pensée portés par le radicalisme ou les mouvements religieux ne sont plus aujourd’hui aussi influents, du fait même de la sécularisation des valeurs dont ils étaient les porteurs.

La question sociale a conduit à différentes variantes du socialisme, mais l’expérience du communisme étatique a conduit à une impasse, et le modèle réformiste, ou social-démocrate, est, quant à lui, passablement essoufflé. Cependant, d’autres configurations sont apparues et modèlent nos sociétés, au premier rang desquelles l’ultralibéralisme. D’autres émergent, telles l’écologie politique, l’altermondialisme, ou encore le mouvement pour la décroissance.

Au total, à quel renouvellement des formes et des forces assiste-t-on ?  Lyon et son agglomération peuvent-elles encore prétendre jouer un rôle dans ce type de reconfiguration ?

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Date : 29/05/2011

QU’EN EST-IL DE L’HUMANISME EN GÉNÉRAL ET DE L’HUMANISME "LYONNAIS", EN PARTICULIER ?

C’est en 2004, qu’à l’initiative de la Communauté urbaine de Lyon paraît,chez Autrement, l’ouvrage Lyon, l’humaniste, coordonné par Claude Royon (membre de l’association Économie et Humanisme). Que pensez-vous de cette formule "Lyon, l’humaniste" qui passe, aujourd’hui, pour une formule "consacrée" ?

Si la fraternité maçonnique relève d’un humanisme que je nomme philosophique, c’est au regard du contexte qui est le sien, celui des Lumières

A mes yeux, on ne peut user de cette formule, qui est censée valoir pour 20 siècles d’histoire, qu’au prix d’une confusion et d’un amalgame. La confusion tient à la double acception, littéraire et philosophique, que l’on peut prêter à l’adjectif et au substantif « humaniste ». L’acception littéraire, qui est historiquement première, se trouve ainsi attestée dans l’édition du Dictionnaire de l’Académie française de 1762 : se dit de « celui qui connaît ou enseigne les humanités ». Cette définition est encore celle du Littré, plus d’un siècle plus tard, en 1873. Par « humanités » il faut entendre le cursus suivi dans les collèges jésuites, puis les lycées publics, reposant sur l’étude des langues, de la littérature, de l’histoire, grecques et latines. Le vocable est emprunté à Cicéron, l’humanitas étant la qualité atteinte par l’homme civilisé, entendons l’homme de haute culture lettrée. Ce vocabulaire est repris à la Renaissance, lorsque les érudits de ce temps entendent faire retour à la culture antique, et dessinent la figure de l’honnête homme, dégagé du savoir scolastique qu’avait nourri, jusqu’alors, la science des sciences, la théologie. Pétrarque (1304-1374), Erasme (1469-1536), Rabelais (1483-1553) sont trois des grandes figures de l’humanisme ainsi entendu.

L’acception, que je nomme philosophique, est plus tardive. Elle apparaît au 18e siècle. Il me semble qu’elle ne peut être dissociée de la doctrine « philanthropique », qui se donne pour visée, non l’amour de Dieu et du prochain, tel qu’entendu par la tradition chrétienne, mais bien « l’amour de l’humanité ». Le fond sur lequel est inscrite la prescription de l’amour de Dieu et du prochain est théologal. Le fond sur lequel est inscrit la prescription de l’amour de l’humanité est séculier, philosophique. Ce passage s’actualise, assez paradoxalement au premier abord, dans l’institution de la franc-maçonnerie initiée au début du 18e siècle par les pasteurs Anderson et Désaguliers. C’est à eux, en effet, que l’on doit les premières codifications, dites précisément « constitutions », de l’appareil de la franc-maçonnerie spéculative (1723). Si la fraternité maçonnique relève d’un humanisme que je nomme philosophique, c’est au regard du contexte qui est le sien, celui des Lumières. L’enjeu immédiat de la sociabilité maçonnique est sans doute de promouvoir, dans les loges, un espace de tolérance tel que des personnes relevant d’affiliations religieuses diverses puissent travailler à leur propre perfectionnement et à la promotion de l’idéal de la fraternité universelle. Mais la reconnaissance de la liberté de conscience, et de la tolérance qu’elle est censée autoriser et actualiser, trouve bien son étayage dans un principe philosophique, celui de l’autonomie. C’est à Kant, dans la réponse fameuse à la question Qu’est-ce que les Lumières ?, parue en 1784, que l’on peut demander une formulation synthétique de ce principe.

Je vous donne lecture de ce texte, très court :

Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable.L’état de tutelle, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.

Sortir de l’état de tutelle induit par le magistère religieux, tel est l’enjeu de la réforme religieuse initiée au 16e siècle. Sortir de l’état de tutelle induit par le dispositif monarchique de droit divin, tel est l’enjeu des révolutions anglaises du 17e siècle, puis, bien évidemment, de la guerre d’indépendance américaine et de la révolution française du 18e siècle. Le principe de l’autonomie s’actualise alors dans une catégorie nouvelle, dite du  « sujet de droit ». Est sujet de droit celui qui n’étant plus sujet d’un prince met en oeuvre la capacité, paradoxale, de se soumettre à la règle dont il est l’auteur. Dès lors, l’humanisme philosophique peut se dire, également, « humanisme juridique ». Au sortir de cette séquence historique décisive, qui court sur deux siècles, notons le bien ! l’humanisme trouve la possibilité d’être ainsi défi ni par Proudhon, dans le texte qui a pour titre Le Système des contradictions ou philosophie de la misère : « doctrine qui prend pour fin la personne humaine ».

C’est bien à ces définitions que fait écho, dans l’après seconde guerre mondiale, le texte célèbre tiré d’une conférence de Jean-Paul Sartre L’Existentialisme est un humanisme (1945), et la non moins célèbre Lettre sur l’humanisme (1946) adressée par Martin Heidegger à Jean Beauffret. L’humanisme de Sartre étant un humanisme athée, on mesure l’écart qui s’est creusé, du 18e siècle au 20e siècle, entre un humanisme déiste et l’humanisme athée prôné par Sartre mais aussi, ultérieurement, par certains marxistes. Mais c’est dire, aussi, du même coup, la puissance doctrinale attachée au principe d’autonomie et à son actualisation dans des avatars, très distants dans le temps, et très contrastés quant à leurs étayages doctrinaux.

Les résistances à ce type de paradigmes ont été à la mesure de leur puissance et de leur efficacité. Prônés et salués par les uns, ils ont été vilipendés et combattus par les autres. Au paradigme de l’autonomie ne pouvaient pas ne pas s’opposer les tenants d’écoles actionnant celui de l’hétéronomie. Aux tenants de l’individualisme, induit par le concept d’autonomie, ne pouvaient pas ne pas s’opposer les tenants d’une conception organique de la société. Quels en sont les tenants ? Sans aucun doute, les catholiques romains, alors avocats éminents d’une conception hiérarchique du monde et de la société. Cette conception va se condenser, sur un mode réactionnel, dans le Syllabus ou Catalogue des erreurs de l’époque moderne, paru à l’initiative de Pie IX, en 1864. Et si, trente ans plus tard, à la suite de la parution de l’encyclique Rerum novarum (1891) et de l’invitation faite aux catholiques français de se rallier au régime républicain (1892), la position de la papauté est plus conciliante, elle n’en reste pas moins, par principe, anti-individualiste. Mais c’est aussi aux promoteurs des différentes écoles du socialisme, et de la pensée sociologique qui, en France, leur est synchrone, que l’on doit la critique du leurre de l’autonomie et du schème politico-juridique qui en est l’expression, celui du « contrat social ». La mise en cause, radicale, de l’humanisme juridique aura été, catastrophiquement, le fait des régimes autoritaires du 20e siècle, contestant le privilège accordé à l’individu au nom de la classe (cas du bolchevisme), de la race (cas du national-socialisme), de la nation organisée en corps (cas du fascisme italien ou du salazarisme).

Comment, alors, situer Lyon dans cette configuration qui n’est plus celle de "l’Humanisme" mais, plutôt, celle des "Humanismes" ?

Lyon, en d’autres termes, met un savoir faire technique et commercial au service de la pensée, plutôt qu’elle n’est le siège d’une production de la pensée. Mais il est incontestable, qu’à ce titre, Lyon a joué sa partition dans l’histoire de l’humanisme lettré, de l’humanisme érudit

Si j’entends par humanisme, l’humanisme des lettrés, celui promu durant la Renaissance, alors Rabelais (1483-1553), déjà nommé, Sébastien Gryphe (1492- 1556), Maurice Scève (1501-1564), y ont leur place, et Lyon y a sa place. Et si Lyon y a sa place, c’est en raison de sa position géographique et du rôle qu’y jouent les imprimeurs. Les humanistes trouvent à Lyon, capitale de l’imprimerie, à distance de Paris et des maîtres de la Sorbonne, les moyens de faire connaître et de diffuser leurs travaux. C’est bien là la singularité lyonnaise, de n’être pas tant une capitale intellectuelle que la plate-forme logistique, dirait-on aujourd’hui, au service d’une activité lettrée. Lyon, en d’autres termes, met un savoir faire technique et commercial au service de la pensée, plutôt qu’elle n’est le siège d’une production de la pensée. Mais il est incontestable, qu’à ce titre, Lyon a joué sa partition dans l’histoire de l’humanisme lettré, de l’humanisme érudit.Si, à présent, j’entends par humanisme, l’humanisme philanthropique, celui qu’alimente, notamment, la franc-maçonnerie, je dois reconnaître également que Lyon joue un rôle non négligeable dans sa promotion. Soit que l’on considère le nombre de loges maçonniques implantées dans cette ville, soit que l’on prête attention aux variantes de la maçonnerie, notamment mystiques, qui se disputent cet espace, soit encore que l’on s’étonne qu’ait pu apparaître, ici, au cours du 19e siècle, une obédience agnostique qui déroge, jusqu’à nos jours, aux canons initiaux de la maçonnerie : cette obédience est celle du Grand Orient de France. En tout état de cause, le titre de l’exposition installée au Palais des beaux-arts, en 2003, Lyon Carrefour européen de la franc maçonnerie, n’est pas usurpé.

Si vous me demandez compte, maintenant, du moment de l’humanisme juridique ou, pour faire simple, de l’humanisme des droits de l’homme, je ne vois pas que Lyon y joue un rôle particulier. Au moment de la préparation des états-généraux de 1789, la bourgeoisie lyonnaise me paraît d’abord préoccupée par la problématique de l’unité des mesures, alors distinctes selon les provinces, et par celle de la multiplicité des droits de douane existant à l’intérieur du royaume. Il est bien vrai que c’est à Proudhon que nous devons la définition de l’humanisme comme cette doctrine qui « prend pour fin la personne humaine ». Et que c’est à Lyon que Proudhon rédige, en 1836, son Système des contradictions où cette définition est présentée. Mais ceci ne suffit pas à faire de Lyon une place proudhonienne et, moins encore, à cette date, l’épicentre d’une école philosophique. Si je devais trouver une expression de l’humanisme juridique à Lyon, je la chercherais du côté de l’école solidariste. Cette école a fourni le corps de doctrine nécessaire au premier parti qui se soit fait connaître comme tel, en France, le parti radical et radical-socialiste (1901). Mais les attendus de cette école n’ont pas été produits à Lyon, même si je dois reconnaître que les fruits en ont été particulièrement féconds à Lyon. Je pense, notamment, à l’œuvre législative d’un Justin Godart (1871-1956), inspirée qu’elle est par les travaux du juriste Emmanuel Lévy (1870-1944), théoricien du « socialisme juridique », et de l’économiste Paul Pic (1862-1943), l’un des penseurs de l’économie sociale à Lyon.

Mais le point le plus original, à ce moment de notre échange, est de relever qu’il existe bien une école philosophique, et une seule, qui soit proprement lyonnaise. Je suis, sur ce point, l’opinion de Bernard Bourgeois. Ce spécialiste reconnu de la philosophie idéaliste allemande – il a été le traducteur et commentateur de Hegel notamment – estime, en effet, qu’à la différence de l’Allemagne, il n’existe pas, en France, d’écoles de pensée que l’on puisse territorialiser. Tant il est vrai que toute carrière philosophique est censée échapper à son ancrage géographique pour conduire à Paris et être consacrée par la Sorbonne ! Il ne voit qu’une exception à ce tableau : l’école du personnalisme chrétien animée, à Lyon, par Joseph Vialatoux (1880-1970) puis Jean Lacroix (1990-1986). Mais quel rapport, me direz-vous, avec l’humanisme philosophique et/ou juridique ? Le rapport est un rapport complexe, que je dirais tangentiel. Le personnalisme chrétien « tangente » l’humanisme juridique au sens où il s’en approche et s’en écarte. Il s’en approche puisqu’il consent au principe personnel et collectif de l’autonomie et met à distance la conception hiérarchique-organique portée par les tenants d’une certaine tradition catholique-romaine. Il s’en écarte, puisqu’il substitue à la catégorie d’individu celle de personne, qu’il substitue à la catégorie de droit celle de dignité, et qu’il maintient l’idée que la société n’est pas tant un agrégat d’individus qu’un ensemble de corps, où se signifie et s’actualise l’appartenance des personnes à leurs ensembles « naturels » : familles, provinces, métiers… Si l’on consent à la mesure de cet écart, on ne s’étonnera pas que la partie des catholiques sociaux lyonnais qui a trouvé dans le personnalisme l’étayage philosophiqued’une pratique inscrite, notamment, dans les Semaines sociales de France, ait pu amorcer dès l’entre-deux guerres, et plus encore dans l’après-seconde guerre mondiale, un « dialogue » avec des communistes se réclamant, à priori, d’un matérialisme athée. Jean Lacroix fut l’artisan d’un tel dialogue, à Lyon. C’est que communistes et personnalistes ont été tenus, les uns comme les autres, de « tangenter » l’humanisme juridique : ils ne pouvaient récuser radicalement l’humanisme des droits de l’homme ; ils ne pouvaient pas, simultanément, ne pas en instruire la critique. C’est sous cette configuration que je puis inscrire l’association fondée par le Père Lebret, Économie et Humanisme, mais, aussi, l’association fondée, plus récemment, par le Père Devert, Habitat et Humanisme.

Vous parliez de confusions lorsque l’on aborde la notion d’humanisme,à Lyon, mais également d’un amalgame. De quel amalgame s’agit-il ?

L’institution hospitalière, qui a tant contribué à la renommée de la cité de Lyon, et même puissamment contribué à son ordonnancement civique, s’inscrit, bien évidemment, dans le fil de cette exigence de charité où se confondent amour de Dieu et service d’autrui

Comme je viens de l’indiquer, différentes acceptions de l’humanisme sont recevables, dont la relation méritait d’être problématisée. En sus, les deux derniers chapitres de l’ouvrage Lyon, l’humaniste introduisent une problématique nouvelle que je ne puis rabattre sur les acceptions et problématiques que je viens de discriminer. Cette dimension est celle des « œuvres charitables » du 19e siècle, pour tenir le langage des catholiques romains, et celui de l’effervescence « humanitaire » actuelle, pour tenir le langage de nos contemporains. C’est à ce moment que joue, à mes yeux, l’opération d’amalgame entre la variante philosophique et juridique de l’humanisme et ce que je vous demande d’entendre comme un « humanitarisme », terme qui, vous le verrez, n’est pas un néologisme. En tout état de cause, il convient, une fois encore, d’interroger les catégories utilisées. En l’occurrence, nous ne pouvons nous dispenser de questionner le lexique qui autorise l’emploi de l’adjectif et/ou du substantif « humanitaire », emploi qui se construit au 19e siècle. Voyons ce qu’il en est.

Selon le Dictionnaire historique de la langue française, humanitaire se définit ainsi : « Est humanitaire ce qui vise au bien de l’humanité ». Lamartine, passe pour l’un des premiers promoteurs de cette acception, lui qui qualifie « humanitaire » l’un de ses poèmes. En 1842, Sainte-Beuve tient sur George Sand le propos ironique suivant : « George Sand est plus que jamais dans l’humanitaire ; elle appelle cela croire ». Pareilles définitions, notez-le, se posent en concurrence avec le philanthropisme dont nous nous sommes déjà entretenus. En 1873, le Littré présente le terme humanitaire dans son emploi adjectivé et lui donne le sens suivant : « qui intéresse l’humanité entière » ; mais aussi, dans un emploi substantivé : « partisan de l’humanité considérée comme un être collectif ». C’est alors qu’est forgé le terme humanitarisme qui désigne un système ou un corps de doctrine.

Mais au regard de la visée qui nous occupe, qui doit nous conduire jusqu’à ladite effervescence « humanitaire » actuelle, c’est une acception amendée qui est appelée. Cette modification intervient dans la seconde moitié du 19e siècle. L’acception antérieure est maintenue - l’idée d’une humanité considérée comme « être collectif » est conservée, mais l’acception est modifiée, puisque l’adjectif « humanitaire » va désigner « cela qui vise au bien de l’humanité » et, plus précisément encore, « cela qui s’attache à soulager l’humanité souffrante ». Les conditions de production de cet avatar sont à rechercher, notamment, dans l’activisme des abolitionnistes, avocats de l’interdiction de l’esclavage, dont les premiers représentants passent pour être les Quakers américains, au 18e siècle, mais plus encore, sans doute, dans la création de la Croix-Rouge internationale par Henri Dunant, en 1862. Une voie est alors ouverte, dans le champ juridique, qui permettra de passer du droit de faire la guerre au droit de la guerre, au fil des conventions internationales des 19e et 20e siècles.
La voie était également ouverte à la multiplication des pratiques et des organismes œuvrant à ce que Didier Fassin a récemment nommé une « politique compassionnelle » répondant aux canons d’une raison devenue « raison humanitaire ». Il ne fait aucun doute que la cité lyonnaise ne pouvait pas ne pas entrer en forte résonance avec ce moment désigné comme le moment humanitariste. Elle doit cet effet de résonance à une tradition religieuse fortement ancrée dans son espace, ses institutions, ses mœurs. Cette tradition est celle qui autorise la reconnaissance de l’entité divine dans la figure de l’homme souffrant : que l’homme souffrant soit celui qu’assiste le bon Samaritain, ou qu’il soit Jésus de Nazareth, lui-même, le crucifié. Le secours à l’affligé, l’assistance aux pauvres, aux malades, aux veuves, la visite des prisonniers, sont des devoirs auxquels répond l’institution précoce des diacres, dans l’Église des premiers âges, et auxquels répondront, ultérieurement, une multitude de congrégations religieuses et de confréries. C’est dans ce lignage que s’inscrit Lyon, honorée du double titre de « Ville des Martyrs » et « Ville des aumônes », pour user de la formule du chanoine Bez, dressant, en 1840, le tableau des œuvres de charité de la ville de Lyon. L’institution hospitalière, qui a tant contribué à la renommée de la cité de Lyon, et même puissamment contribué à son ordonnancement civique, s’inscrit, bien évidemment, dans le fil de cette exigence de charité où se confondent amour de Dieu et service d’autrui.
S’y inscrivent, au 19e siècle, les « œuvres » catholiques répondant à ladite « question sociale » : que l’on pense, ici, à Pauline-Marie Jaricot (1799-1862), Frédéric Ozanam (1813-1853), Camille Rambaud (1822-1902), Antoine Chevrier (1826-1879). S’y inscrivent, aussi, les institutions missionnaires combinant les tâches d’évangélisation, d’enseignement et de soins.

S’il faut donc considérer avec distance et mesure la formule "Lyon, l’humaniste", on ne peut douter que, tout au long de son histoire, Lyon ait servi la cause que nous nommons, aujourd’hui, humanitaire. Et l’on peut donc, légitimement, parler de la place lyonnaise en termes d’« effervescence humanitaire » pour caractériser le dernier quart du 20e siècle. Lyon apparaît bien comme cette « plate-forme » humanitaire, au titre des organismes qui y ont été créés : aussi bien Handicap International que Bioforce, l’Observatoire Internationale des Prisons que Forum réfugiés ou Vétérinaires Sans Frontières … Une mention spéciale mérite d’être faite au titre de Handicap International, puisque cette ONG honore particulièrement la ville où elle est née : elle a en effet partagé le Prix Nobel de la Paix, en 1997, avec les membres de la Campagne internationale pour l’interdiction des mines anti-personnelles et reçu, en 2011, le prix humanitaire Conrad N. Hilton. Trois dimensions du génie du lieu se condensent dans cette institution : les valeurs du catholicisme social et du personnalisme, le savoir-faire médical et technique, la capacité de projection sur la scène internationale. Mais il est vrai que celles-ci s’étaient antérieurement actualisées dans les pratiques et initiatives d’un Charles Mérieux !

Vous mettez en cause un emploi, que vous jugez "intempestif", de la formule "Lyon, l’humaniste". Mais qu’avez-vous à dire, à titre personnel,des acceptions de l’humanisme que vous avez distinguées ?

Si l’humanisme a "fait son temps" c’est que, plus profondément encore peut-être, nous sommes aujourd’hui tenus de renoncer à la catégorie connexe de celle d’autonomie qui est celle de "souveraineté". Car celle-ci n’engage pas seulement la relation des humains à d’autres humains ou à des entités supra-humaines. Elle engage la relation des humains à l’ordre infra humain de la nature

Si je dis « intempestif » c’est que, au sens propre, je crains et dénonce la confusion des temps. Et que j’estime que l’on avantage à distinguer le temps des érudits de la Renaissance du temps des promoteurs de la philosophie des lumières, le temps des philanthropes du temps des existentialistes, le temps des « œuvres » du 19e siècle du temps des ONG du 20e siècle !Ensuite, je vous répondrais que l’humanisme qui me soucie, en qualité de politologue, est celui que je place à la jointure des champs philosophique et juridique. L’humanisme qui m’importe et que je voudrais questionner est celui des droits de l’homme. La catégorie qu’il faut retravailler, à ce titre, je l’ai déjà avancée : elle est celle du sujet de droit. A votre question je vais alors répondre par une autre question : peut-on, aujourd’hui, ne pas être humaniste ? Et le mode de la réponse se fera en deux temps, de telle sorte que je puisse user des vertus de la formule que j’emprunte à un collègue et ami, sociologue, André Micoud : l’humanisme « a fait son temps ». Incontestablement, l’humanisme des sujets de droit a rendu possible et pensable ce temps qui est le nôtre, celui des individus et des collectifs agissant et pensant, sous une condition intangible, sous un ressort quasi-sacré, celui de l’autonomie. Du droit au divorce, garanti au départ du 19e siècle dans le code civil français, au droit au mariage de couples homosexuels, assuré dans un certains états au 21e siècle, du « printemps des peuples » européens, au 19e siècle, au dit « printemps des peuples arabes », en ce départ du 21e siècle, tout semble répondre au même mouvement, irrépressible, de la satisfaction de l’exigence d’autonomie. L’humanisme des sujets de droit est donc bien le nôtre. Il est même plus que jamais le nôtre, pour autant que notre vie personnelle comme notre vie civique semblent répondre, de plus en plus, à des canons contractuels plutôt qu’à des canons normatifs. En d’autres termes, nous sommes plus que jamais « modernes », pour autant que nous nous dispensons de faire place au moment de l’hétéronomie. L’humanisme des sujets de droit a bien fait un temps, le nôtre, où il paraît de plus en plus difficile de recourir à et de faire valoir le principe de l’hétéronomie. Or, c’est bien du référentiel de cette modernité là que nous sommes en train de sortir. Je vais en exposer deux moments.

Le premier est éminemment paradoxal : il est celui de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Moment paradoxal car, au premier regard, une telle déclaration ne fait que renchérir sur l’universalisme de la Déclaration française de 1789 et consacrer les valeurs et principes qui l’étayaient. Mais, en second examen, la discontinuité entre les deux déclarations ne peut pas ne pas apparaître. Elle tient, bien évidemment, à l’argument le plus souvent avancé : des droits économiques et sociaux y sont reconnus qui obligent à penser l’individu sur un autre mode que l’autonomie. La reconnaissance de droits économiques et sociaux obligent à penser l’individu dans sa relation aux dispositifs de médiation qui peuvent assurer la représentation de ses intérêts et prétendre les garantir. Ce n’est plus   « l’individu nu » des droits de l’homme qui est interpellé mais l’individu socialement situé. Mais l’argument que je voudrais faire valoir est d’un autre ordre : l’article 1 de la déclaration universelle fait place à une catégorie nouvelle qui préempte, si je puis dire, la catégorie juridique classique. En effet, en son article 1, la Déclaration reconnaît les individus égaux en « dignité », avant de les dire égaux en « droit ». Ce n’est pas le lieu, ici, de rendre compte des conditions dans lesquelles ce que je désigne comme une préemption a pu se réaliser. Je demande que l’on reconnaisse que les horizons sur lesquels la dignité, d’un côté, les droits, de l’autre, peuvent être pensés sont hétérogènes. On peut aisément mesurer les effets de cette hétérogénéité à ceci : l’attribution des droits et l’exercice des droits sont toujours conditionnés (par l’âge, le la nationalité…). La dignité, à l’inverse, ne s’attribue pas : elle ne peut être que reconnue. La dignité est inconditionnelle. C’est l’intrusion de cette catégorie, à mes yeux dépendante, en tout premier lieu, d’un fonds religieux et théologique chrétien – celui de la dignité des personnes humaines réfléchissant les propriétés des personnes divines – qui introduit une solution de continuité entre la Déclaration française et la Déclaration universelle. 
Ce n’est pas le lieu, non plus, de débattre des effets en droit – ils sont considérables – de l’intrusion de ce référent extra ou méta juridique. Mais je vous demande de prendre en considération la proposition suivante : user du langage de la dignité c’est user d’un langage qui n’est pas celui de la Modernité. Ce langage la précède et la déborde. Il la précède, car ce langage est celui que l’on trouve chez les Pères de l’Église, dans les premiers siècles de notre ère, comme chez un Jean Pic de la Mirandole, auteur d’un Discours sur la dignité de l’homme, en 1486 ! Mais il la déborde, puisque l’on peut penser que son activation actuelle désigne le présent-futur d’un nouveau mode de légitimation de nos pratiques. En d’autres termes, le vocabulaire de la dignité réintroduit, subrepticement, le moment de l’hétéronomie dont les Modernes font si facilement l’économie. Si j’osais, je dirais que l’ordre de la dignité transcende celui du droit. « Transcender », tel est bien l’enjeu que nous pouvons désigner comme celui de l’hétéronomie.L’humanisme a donc fait son temps pour autant que nous ne fétichisons plus la valeur d’autonomie et sommes capables d’appeler d’autres référents, de mobiliser d’autres instances de légitimation de nos pratiques. Si l’humanisme a "fait son temps" c’est que, plus profondément encore peut-être, nous sommes aujourd’hui tenus de renoncer à la catégorie connexe de celle d’autonomie qui est celle de "souveraineté". Car celle-ci n’engage pas seulement la relation des humains à d’autres humains ou à des entités supra-humaines. Elle engage la relation des humains à l’ordre infra humain de la nature.Souverain était l’être de raison, "maître et possesseur" de lui-même. De cette souveraineté, nous sommes désormais déposés, en qualité d’êtres de raison. Nous le sommes pour autant que nous consentons à reconnaître l’existence et l’efficience d’instances autres que celle de la raison, qu’elles aient noms désir, l'imagination, rêve, pulsions, sensibilité. Telle est la leçon de la psychologie des profondeurs, ou de la psychanalyse, de nous enseigner que la raison législatrice ne commande pas tous nos modes d’être. Telle est la leçon de l’anthropologie de nous enseigner que l’institution de l’humain tient autant et plus à la compétence rituelle qu’à la raison calculante.

Souverain était le collectif des êtres de raison, s’instituant « maîtres et possesseurs » d’une nature au contrôle et à l’exploitation de laquelle semblait les autoriser le récit biblique des origines. De cette souveraineté nous sommes également déposés. Le paradoxe, cette fois, consiste à relever que c’est bien à la raison scientifique que nous devons d’avoir pris conscience du continuum de la matière et du vivant : à quel privilège statutaire, de source religieuse ou philosophique, prétendre, si nous sommes bien, selon la formule d’Hubert Reeves, « poussières d’étoiles » ? À quel arraisonnement de la nature pouvons-nous encore prétendre si nous sommes dépendants du pouvoir de pollinisation de telle espèce d’insectes ? En d’autres termes, il est bien clos ce moment prométhéen où des humains pensaient trouver dans une nature, qu’ils mathématisaient, contrôlaient, exploitaient à merci, la condition première de leur  Ou encore, si une pensée de l’écologie politique n’est pas devenue seulement possible, mais indispensable, alors nous ne sommes plus « modernes ». Nous ne sommes plus dans le temps de l’ Reconnaissant que l’humanisme « a fait son temps », nous pouvons nous dire dans un temps « post- humaniste».

Dans ce contexte, Lyon est-elle dans une position d’influence comparable à celle qu’elle a pu avoir à travers les mouvements mutualistes, au 19e siècle, solidaristes puis personnalistes au 20e ?

Mais si nous adoptons une échelle de réflexion plus mesurée, celle de la promotion, sur les 30 dernières années, de la cause écologique, il n’est pas impossible de tirer un fil qui nous rapproche de la Région Rhône-Alpes et donc de Lyon

Permettez-moi de citer, une nouvelle fois, Bernard Bourgeois, et de lui emprunter cette formule : notre temps est celui où, dit-il,  "l’historique est à la merci du cosmique et de l’ atmosphérique". Cette formule est abrupte, mais elle a le mérite de marquer l’écart entre les temps d’où nous venons, les temps prométhéens de l’émancipation par la science et la technique et les temps dans lesquels nous entrons : ceux où les faits de nature se rappellent très brutalement à notre attention. Faits de nature qui sont désormais, voilà le neuf, sous effet de l’action humaine ! Telle est la signification que le glaciologue grenoblois, Claude Lorius, avec d’autres collègues, prête à une découpe nouvelle des temps géologiques complétée par cette catégorie géologique inédite, l’anthropocène. Si l’on consent à ce mode de réflexion, il devient, a priori, difficile d’imaginer que Lyon puisse prétendre à un rôle singulier. Lyon a bien été l’épicentre religieux et politique d’un certain nombre de provinces romaines ; Lyon a été l’épicentre de réseaux commerciaux et financiers européens, à la Renaissance ; Lyon a été l’épicentre de ladite "question", au 19e siècle. Mais il est bien évident que nous ne pouvons assigner une position privilégiée à Lyon sur  échelles d’espace et de temps que convoque la catégorie d’anthropocène !

Mais si nous adoptons une échelle de réflexion plus mesurée, celle de la promotion, sur les 30 dernières années, de la cause écologique, il n’est pas impossible de tirer un fil qui nous rapproche de la Région Rhône-Alpes et donc de Lyon. C’est bien dans cette région, en effet, qu’un moment significatif de la néo-ruralité s’est joué, dans les années 70-80, dans les espaces ardéchois ou cévenols. C’est bien, à la frontière de cette région, sur les plateaux du Larzac, que s’effectue la jonction de militants anti-militaristes, écologistes, régionalistes. C’est bien dans cette région qu’a été fondée, dès 1972, à l’instigation de Philippe Lebreton, professeur de physiologie végétale à l’université Lyon 1, une fédération de protection de la nature particulièrement active qui contribuera à la création de la fédération nationale France Nature Environnement. Et c’est bien sous l’égide du même Philippe Lebreton, président de la Fédération Rhône- Alpes de Protection de la Nature (FRAPNA), que les premiers élus écologistes investissent un conseil régional. C’est bien dans cette région qu’est apparue, à Givors, dans les années 90, une institution très singulière, la Maison du Fleuve Rhône, où a pu s’élaborer une pensée croisée des patrimoines naturels, industriels et immatériels ; pensée inspirée, entre autres, par le Mouvement National de Lutte pour l’Environnement (MNLE), proche du PCF. C’est bien dans cette région, à l’initiative de la Communauté urbaine de Lyon, qu’a été élaborée l’une des premières chartes d’écologie urbaine de France. C’est bien dans cette région que s’est joué, à l’avantage du nouveau mouvement Europe Écologie Les Verts, le succès d’un candidat, Philippe Meirieu, devenu 2e vice-président de la Région… Et je note que les analystes politiques que sont Daniel Navrot et Bernard Lachaise ont récemment mis en exergue, dans le numéro 2 de la revue Rhône-Alpes-Méditerranée (2011), le déplacement en cours vers l’écologisme politique d’un grand Sud-Est où le vote écologiste dépasse les 15 % dans neuf départements ! Je m’en tiens là, mais j’avance, à mes frais, l’hypothèse qu’il y a, à la fois, solution de continuité et continuité, entre la mystique du « Bien commun » que pouvait développer un Louis-Joseph Lebret (1897-1966), le fondateur d’Économie et Humanisme, et la notion de « biens communs » dont se saisissent aujourd’hui les mouvements écologistes comme les associations de défense et protection du patrimoine.

Les personnes qui ont influencé le « modèle lyonnais » depuis les années 1960, à l’exemple des fondateurs d’associations humanitaires ou sociales comme Jean-Baptiste Richardier (Handicap International), Bernard Husson (Resacoop, structure d’appui à la coopération décentralisée), Bruno Rebelle(Green Peace), Bernard Bolze (Observatoire International des Prisons), André Gachet (ALPIL, Association Lyonnaise pour l’Insertion par le Logement), ou encore Olivier Brachet (Forum Réfugiés), s’inscrivent-elles dans ces nouveaux modes de pensée ?

nous pouvons être assurés que la trajectoire militante des uns et des autres, les initiatives prises en faveur de la création d’organisations humanitaires, aujourd’hui internationalement reconnues, répondent à des conditions qui tiennent, en longue durée, à la sécularisation des valeurs religieuses que le personnalisme avait maintenues et activées

Il est, pour moi, difficile et risqué d’amalgamer autant d’itinéraires individuels et je ne puis préjuger des positions des uns et des autres au regard de ce que je viens de désigner comme le moment post-humaniste. Mais nous pouvons être assurés que la trajectoire militante des uns et des autres, les initiatives prises en faveur de la création d’organisations humanitaires, aujourd’hui internationalement reconnues, répondent à des conditions qui tiennent, en longue durée, à la sécularisation des valeurs religieuses que le personnalisme avait maintenues et activées. Et qui tiennent, sur la période la plus récente, au contexte contestataire des années 70, où les mouvements anti-autoritaires, antimilitaristes et antinucléaires, composent avec les tenants de l’écologisme naissant. Il y aurait lieu, à ce titre, de revenir sur les mobilisations qui ont conduit aux manifestations contre l’implantation de la centrale nucléaire de Creys-Malville (1977) mais aussi celles de l’occupation du centre stratégique du Mont Verdun, à l’initiative du Groupe d’Action et de Résistance à la Militarisation (GARM) et de réinterroger leurs leaders. Car c’est ici que s’expose, à nouveaux frais, me semble-t-il, la problématique de l’humanitarisme. Celui-ci m’apparaît comme un effet de la sécularisation des valeurs religieuses, de la symbiose des valeurs du personnalisme et du solidarisme, mais aussi comme le mode de mise à distance des formes militantes idéologiques et partisanes antérieures. La cause révolutionnaire, que prétendait synthétiser la formule des surréalistes « changer la vie, changer le monde, ces deux mots d’ordre n’en font qu’un » a cédé la place à une multiplicité de causes que leurs promoteurs n’entendent plus servir sur le mode sacrificiel de leurs aînés. Il me semble que la « raison humanitaire » vise moins à servir l’histoire qu’à s’en protéger et à en réparer les effets.

EVOLUTION DU MODÈLE POLITIQUE LYONNAIS

Depuis plus de vingt ans vous auscultez le modèle lyonnais et analysez ses propriétés. D’après vous, la pratique dite du « tour de table » est-elle une réelle caractéristique du modèle lyonnais et pourquoi ?

Lyon n’a ni parlement, ni université, et vous avez tous les moyens d’exposer le paradoxe d’une ville de statut majeur-mineur : ville majeure, voire éminente, par ses fonctions religieuses, hospitalières, commerciales, financières, manufacturières, et ville mineure, par le défaut des institutions dévolues aux savoir-faire politiques ou intellectuels. Une nouvelle fois, donc, la scène lyonnaise se présente, sur le plan politique, sur un mode qui n’est ni celui de la domination ni celui de l’imposition

La formule que vous employez « l’art du tour de table » désigne, a priori, un mode de régulation de l’espace public caractéristique de la période actuelle. Je voudrais, si vous y consentez, extraire de votre question une problématique que je vais installer sur la longue durée historique. Je le fais à mes risques et périls, sachant qu’un historien ne se permettrait pas d’embrasser les siècles de cette manière. Mais je tente l’exercice, malgré tout, en qualité de politologue, et annonce ma problématique : elle est celle des conditions d’exercice de la fonction politique sur un espace donné, fonction que je ne puis détacher des catégories qui sont celles de la domination, de l’imposition d’un ordre. Or, il me semble que l’histoire longue de Lyon appelle d’autres catégories que celle de la domination. Voyons ce qu’il en est à différent moments de cette histoire. De la période antique, Lyon a hérité le titre de capitale des Gaules. Mais je suis obligé, immédiatement, de préciser le sens que je puis prêter à ce titre flatteur. Les fonctions qui s’exercent à Lyon, le cens - qui vise à connaître l’état de la population en vue du prélèvement de l’impôt, la levée des droits de douane, la frappe, plus ou moins régulière, de la monnaie, ne sont pas des fonctions négligeables, certes. Mais Lyon n’est jamais que le chef lieu de territoires dominés et administrés par l’entité romaine, républicaine puis impériale. Le statut symbolique de capitale tient, sans aucun doute, à la tenue de l’assemblée des représentants des différentes composantes des Gaules. Mais la tenue de ces assemblées a vocation première, non pas à instituer un pouvoir délibératif desdits représentants, mais à signifier l’allégeance de ces représentants à l’autorité romaine tutélaire. La scène constituée n’est pas une scène de la domination ou de l’imposition d’un ordre, elle est, d’abord, une scène de l’obédience cultuelle et civique.

Lorsque Georges Duby (1919-1996) traite de Lyon à l’époque médiévale, il évoque  « l’inconsistant pays lyonnais ». Cette « inconsistance » tient, sans aucun doute, au fait que Lyon déroge aux canons de la société monarcho-féodale. Notons, au préalable, que son statut est, jusqu’au 14e siècle, celui d’une ville du Saint-Empire flanquant l’espace en cours de constitution de la monarchie française. Relevons, ensuite, que son ordre propre ne répond pas, en effet, aux canons de l’ordonnancement hiérarchique convenu des sociétés monarchiques. Lyon n’abrite pas de noblesse de sang, ni d’épée, ni même de robe. La seule seigneurie qui s’y exerce est ecclésiastique. Les seigneuries civiles sont celles des comtes du Forez ou des sires de Beaujeu, en Beaujolais. Et quand Lyon parviendra à créer sa propre aristocratie civile – je m’en suis déjà expliqué dans un précédent entretien, ce sera une aristocratie de bienfaisance : les échevins peuvent faire l’objet d’un anoblissement, sous condition de la bonne gestion du bureau des hôpitaux. L’échevinat est bien l’expression d’un pouvoir, mais d’un pouvoir qui a peu à voir avec les attendus d’un pouvoir seigneurial et moins encore monarchique. Ajoutez à cela, comme je l’ai déjà signifié également dans les entretiens évoqués, que Lyon n’a ni parlement, ni université, et vous avez tous les moyens d’exposer le paradoxe d’une ville de statut majeur-mineur : ville majeure, voire éminente, par ses fonctions religieuses, hospitalières, commerciales, financières, manufacturières, et ville mineure, par le défaut des institutions dévolues aux savoir-faire politiques ou intellectuels. Une nouvelle fois, donc, la scène lyonnaise se présente, sur le plan politique, sur un mode qui n’est ni celui de la domination ni celui de l’imposition.

J’omets volontairement, ici, le moment tragique qui voit Lyon pâtir du sort d’une ville assiégée et meurtrie. Cette séquence de l’histoire de la Révolution ne peut être traitée dans le cadre de notre entretien. Mais je suis tenu de relever que cet épisode a valu à Lyon d’être privée d’une administration municipale autonome durant des décennies et suis en position de confirmer le diagnostic de la non-domination, ou encore, du statut politiquement mineur de la ville. Si, à présent, je me porte vers la période post-révolutionnaire, quelles caractéristiques puis-je attribuer à la scène politique qui s’y constitue ? Sa caractéristique principale me paraît être la « transaction ». User du terme « transaction » me permet de nouer un sens commercial et financier à un sens juridique et politique. L’institution témoin de ce double sens est celle des prudhommes instituée à Lyon en 1806. Le différend sur la lancinante problématique du « tarif », autrement dit de la rémunération du travail ouvré dans les ateliers des canuts lyonnais, cherche la voie de sa régulation dans une procédure judiciaire associant les parties en litige. La prudhommie est bien le moment « transactionnel » de ce qui se traitera, à d’autres moments, sur le mode insurrectionnel. Et, en remontant le siècle, à quelle idéologie Lyon adosse-t-elle ses pratiques municipales et sa réputation politique ? L’idéologie est celle du radicalisme d’un Antoine Gailleton (1829-1904), du radical socialisme d’un Herriot (1872-1957) et d’un Justin Godart (1871-1956). Le propre de ces mouvements, qui ont fourni la matrice de l’espace républicain français, et de l’espace politique lyonnais en particulier, est la recherche de l’alliance entre les classes populaires et les classes moyennes. Leur enjeu est de concilier les valeurs et les principes républicains, chers aux classes moyennes, avec les attentes des classes populaires, en proposant à ces dernières un socialisme de la redistribution assurant une protection contre les risques vitaux majeurs, le chômage, la maladie, l’accident, la vieillesse. De cette mise en composition des intérêts des uns et des autres a résulté une « transaction » dont les effets se sont encore puissamment marqués, à la fin de la seconde guerre mondiale, quand a été reconfiguré le système français de protection sociale.Si je devais conserver le vocabulaire de « l’art du tour de tale » je l’indexerais donc sur la notion de transaction.

La « gouvernance » est devenue un maître mot. Peut-on référer « l’art du tour de table » à l’idéologie et à la pratique de la « gouvernance » ?

Triangulation, puisque trois partenaires sont nécessaires à la mise en place d’un pôle de compétitivité : une entreprise, un laboratoire, une collectivité publique territoriale. Un tel mode de faire rompt avec les mœurs françaises, bien plus façonnées par les polarités disjonctives du privé et du public, de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée, que par la mise en composition des savoir-faire politiques, entrepreneuriaux et techniques-scientifiques

Je traite de la gouvernance, vous le savez, non pas comme d’un concept, mais comme d’un fait de langage. On parle, aujourd’hui, de gouvernance politique, économique, culturelle, et Lyon et son agglomération s’enorgueillissent d’être, à plus d’un titre, des modèles de « bonne gouvernance ». Je préfère considérer ce fait de langage comme un indice : l’indice d’une « privatisation » de l’espace public. Celui-ci, en effet, ne s’ordonne plus tant sur un mode hiérarchique, ou normatif, que sur le mode du contrat : contrat de plan, contrat de région, contrat de pays, contrat de ville, contrat d’établissement… De nos jours, il semblerait que tous doivent contracter sur tout, avec tous. Je vois, aussi, dans l’usage de ce vocabulaire, l’indice de la constitution d’une scène nouvelle, qui échappe aux canons juridiques et administratifs qui étaient les nôtres. Cette scène nouvelle est celle où lesdites « parties prenantes » sont censées être mobilisées au motif d’un objet qui fournit le motif de leurs synergies et/ou de leurs controverses. Mais j’écarte, ici, la problématique, fort délicate à manier, de cette langue nouvelle, et je me dispenserai de la formaliser. A l’inverse, il m’importe, ici, de prendre en compte quelques-uns des dispositifs qui donnent corps à ce vocabulaire, qui lui permettent, institutionnellement, de s’actualiser. C’est cette prise en compte, en effet, qui va nous permettre de retrouver la thématique de la transaction que je viens d’esquisser. De la thématique de la transaction je puis induire celle de l’aptitude au mode de faire partenarial. Une telle aptitude s’est vérifiée, avec un éclat certain, lors de l’élection par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, en 2006, des premiers pôles de compétitivité, de portée nationale ou internationale. Près du quart de ces pôles de compétitivité sont revenus à la Région Rhône- Alpes, Lyon et Grenoble se trouvant être les moteurs de cette success-story. La clé de ce succès tient, à mon avis, à la modalité par laquelle le schème de la transaction a été déployé : je nomme « triangulation » cette modalité. Triangulation, puisque trois partenaires sont nécessaires à la mise en place d’un pôle de compétitivité : une entreprise, un laboratoire, une collectivité publique territoriale. Un tel mode de faire rompt avec les mœurs françaises, bien plus façonnées par les polarités disjonctives du privé et du public, de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée, que par la mise en composition des savoir-faire politiques, entrepreneuriaux et techniques-scientifiques.Il ne fait aucun doute que le déploiement de la formule que je nomme de « triangulation » est redevable, notamment, à l’ingénierie des services d’une communauté urbaine dont le maire de Lyon est aussi président. Mais son déploiement doit tout autant, sur la longue durée, aux propriétés négatives-positives que j’essaye de faire valoir. L’espace public de la cité lyonnaise n’a pas pu se construire sur le mode de la domination politique. Et Lyon n’a jamais pu prétendre exercer un quelconque contrôle sur les territoires qui l’environnaient. À ce titre, et contrairement à ce que l’on suggère parfois, rien ne ressemble moins à une cité-état italienne que la cité lyonnaise. Car ce qui caractérise la cité lyonnaise, ad intra et ad extra, c’est l’incapacité à la domination, l’inaptitude à l’hégémonie. Ce sont cette incapacité et cette inaptitude qui ont induit le mode de faire transactionnel que l’on nomme, aujourd’hui, partenarial et qui fait, aujourd’hui, la force de Lyon. Mais disons « atout » plutôt que « force », pour tenir le fil de notre propos ! Si j’osais, je reviendrais à la formule de Georges Duby « inconsistance du pays lyonnais ». Mais je la retournerais pour faire de ladite « inconsistance » un avantage insigne. On pourrait, également, traiter la situation lyonnaise en termes de « force faible », pour user de l’un des nombreux oxymores chers à la physique contemporaine.

Cela fait-il de l’actuel maire de Lyon et président du Grand Lyon un thuriféraire de la gouvernance et un continuateur de son prédécesseur, Raymond Barre ?

L’un comme l’autre ont foi dans l’économie de marché, l’un comme l’autre ont foi dans l’entreprise, source de la richesse et de l’emploi

Je pense, qu’à plus d’un titre, il y a eu passage de témoin entre Raymond Barre et Gérard Collomb. Raymond Barre (1924-2007), maire de circonstance, mais président d’une agglomération qu’il a su hisser au niveau européen et international, était, vous le savez, professeur d’économie politique. Mais avant d’être un enseignant très réputé, Raymond Barre a été l’élève de l’économiste lyonnais François Perroux (1903-1987), et du sociologue Raymond Aron (1905- 1983). Inspiré par François Perroux, Raymond Barre s’est fait l’avocat des thèses développées en Allemagne sur l’économie sociale de marché. En d’autres termes, Raymond Barre a défendu l’idée d’une économie capitaliste régulée, maîtrisée. Une telle école de pensée s’est forgée dans les milieux démocrates chrétiens allemands, violemment hostiles au collectivisme, et réticents à l’égard d’un libéralisme débridé. Notez que cette école est, depuis le traité de Lisbonne de 2007, le référent officiel de l’Union européenne !  Il est clair que les référents doctrinaux du successeur de Raymond Barre à la mairie de Lyon et à la Communauté urbaine ne sont pas démocrates-chrétiens. Quels sont-ils ? Ils sont exposés dans l’ouvrage récemment paru, chez Plon, sous le titre Quand la France s’éveillera. Ces référents sont présentés, explicitement, comme ceux du socialisme utopique, dont les représentants lyonnais ont été Fourier, Proudhon et les émules de Saint-Simon. C’est dans la filiation de cette dernière famille que se place Gérard Collomb. Le credo des saint-simoniens a été exposé par leur fondateur, Saint-Simon, en 1825, sur le mode suivant : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration morale, physique et intellectuelle du sort de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse. A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ». On ne peut douter qu’un tel projet puisse, encore aujourd’hui, nourrir les professions de foi d’élus se réclamant du socialisme. Mais il importe de qualifier plus précisément l’apport doctrinal du socialisme saint-simonien, afin de saisir ce qu’il peut avoir de discriminant au regard d’autres variantes socialistes. Le saint-simonisme se caractérise par l’alliance qu’il propose de réaliser entre trois corps de cette « société industrielle » nouvelle qu’il appelle de ses vœux : les industriels, les savants et les artistes. Le socialisme de type saint-simonien se conçoit, non comme un socialisme collectiviste, non comme un socialisme de la redistribution, mais comme un « socialisme des producteurs ». Cette formule est celle que le sociologue Célestin Bouglé lui applique, dans l’entre deux-guerres. Mais, plus singulier encore, est le projet de mise en série de la production des biens, de la production des connaissances et de la production des formes esthétiques indispensables à tout collectif humain.

Les « lieux communs » entre Raymond Barre et son successeur se dessinent mieux, à présent. L’un comme l’autre ont foi dans l’économie de marché, l’un comme l’autre ont foi dans l’entreprise, source de la richesse et de l’emploi. Et, par ailleurs, si l’on n’a aucune de raison de croire que Raymond Barre se soit jamais inspiré de référents socialistes, utopiques ou non, il ne fait guère de doute que les valeurs d’un centriste, d’obédience chrétienne, et celles d’un socialiste, héritier des valeurs solidaristes, convergent plus qu’elles ne se distinguent. Cette convergence ne s’est pas vérifiée sur le seul plan des alliances nécessaires au combat contre l’extrême droite, à laquelle s’était allié Charles Millon, en 1998, au sein du conseil régional. Elle s’est vérifiée, notamment, dans le mode de composition de l’assemblée communautaire, dans la stratégie conduite en matière d’espaces publics, au titre de la politique de la ville conduite dans les villes de la périphérie lyonnaise, dans la mise en place des procédures d’une stratégie et d’une démocratie dites participatives. Elle s’est objectivée, également, dans le vocabulaire de la « solidarité », usité par l’un comme par l’autre. Mais notons que l’emploi de ce vocabulaire de la solidarité qui, à la fois, maintient, met en oubli, déborde celui de la fraternité, n’est pas le propre des familles politiques occupant le centre de l’espace partisan. À quelques exceptions près, il est littéralement devenu « lieu commun ».

LYON : LABORATOIRE ?

Vous qualifiez souvent Lyon de ville-laboratoire : pouvez-vous justifier cette qualification et l’appliquez-vous à l’agglomération contemporaine ?

Le scénario est celui de l’exercice d’un pouvoir d’expérimentation s’actualisant dans la constitution d’un "pôle métropolitain"

Que Lyon ait fait fonction, et fasse encore fonction, de « laboratoire » ne fait pour moi aucun doute, et cela pour deux séries de raisons qui tiennent, d’une part, à la prégnance de la question sociale et, d’autre part, au statut politique et juridique de la ville.

« Nulle part ailleurs en France le problème social se pose avec autant d’acuité qu’à Lyon ». Cette formule, de Jaurès, est citée dans l’introduction de l’ouvrage qu’Édouard Herriot consacre, en 1937, sous le titre Lyon n’est plus, à l’histoire du siège de la ville par les armées de la Convention. D’une certaine manière, tout est là et tout est dit : tout est dit de l’obligation où nous sommes de penser, simultanément, ladite question sociale et la question du statut politique de la ville. Ces problématiques s’intriquent et se recomposent en permanence, en très longue durée. Car, notons le bien, si le vocabulaire de la « question sociale » apparaît au 19e siècle, la question l’a précédé, et de loin ! Elle tient, principalement, aux caractéristiques d’une activité mono-manufacturière sujette à de fréquents aléas, à des tensions récurrentes entre les donneurs d’ordre et leurs exécutants. Comme elle tient aux relations de Lyon et de son arrière-pays, dans les âges où disettes et épidémies sont des fléaux récurrents. La fondation de l’Aumône générale en 1533, devenue Hôpital de la charité, ne peut se détacher de ce jeu de contraintes auxquels la bourgeoisie lyonnaise est constamment exposée : le secours aux indigents, aux chômeurs, aux affamés. On peut donc assurer que la constitution du plateau hospitalier lyonnais, de la fondation de l’hôpital du pont du Rhône, ancêtre de l’Hôtel-Dieu, à celle des hôpitaux Saint-Joseph et Saint-Luc, fondés au 19e siècle à l’initiative de l’ordre de Malte, ne peut être traitée sous l’angle exclusif de la réparation des effets de la maladie. Elle participe directement au traitement de ce que nous nommons, aujourd’hui, la question sociale. La singularité lyonnaise tient, en sus, faut-il le rappeler, au fait que l’expression de la question sociale, sous les formes émeutières qui ont précédé la Révolution, l’ont accompagné ou lui ont succédé, lui ont valu l’attention d’un myriade d’observateurs et d’analystes, dont Charles Fourier (1772-1837), Prosper Enfantin (1796-1864), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), mais aussi Michel Bakounine (1814-1876). Ces doctrinaires et agitateurs ont pu penser que se jouait, à Lyon, le dépassement de la forme politique de la révolution  ; que s’annonçait, là, le futur d’une cité où se composerait autrement la relation du moment social et du moment politique. C’est bien pour cette raison que les saint-simoniens y sont venus chercher, en 1831, le « baptême du salariat ». Telle était leur mot d’ordre. C’est bien pour cette raison que Bakounine rêve d’un statut de capitale mondiale du socialisme pour la ville sur laquelle flotte le drapeau rouge lors des événements de l’hiver et du printemps 1870-1871.

Mais, me direz-vous, quel rapport cette évocation historique peut-elle entretenir avec la situation contemporaine ? Le rapport possible est un rapport de translation. La dite question des banlieues, aujourd’hui, n’est-elle pas l’avatar de la question sociale du 19e ? Précisons : la question est toujours « sociale » – il suffit de considérer les statistiques fiscales de telle ou telle commune de l’Est lyonnais, même si la question n’est pas que « sociale »… Je suis bien tenu de relever que ce sont les émeutes de Vénissieux et de Vaulx-en-Velin qui ont donné le branle, tant au niveau étatique qu’au niveau de la communauté urbaine, à ce que l’on nomme aujourd’hui la « politique de la ville ». Les violences urbaines d’octobre 2010, qui ont eu cette fois pour site, non pas la périphérie de l’agglomération, mais son plein centre, ne font que renforcer mon hypothèse. Et là où les tensions se maintiennent et se condensent, là se cherchent les moyens de les contenir, voire de les résorber. C’est bien dans ce chaudron en ébullition permanente, que s’expérimentent des formules neuves d’aménagement urbain, de traitement des espaces publics, comme des formules culturelles aussi inattendues et inédites que le défi lé de la Biennale de la danse ! Nous pouvons en venir, à présent, à la problématique récurrente de la distribution des pouvoirs, dans le champ politique. Il faudrait pouvoir la traiter sous l’angle des conflits internes à la cité lyonnaise, aussi bien que sous l’angle de ses rapports avec les entités, impériale ou monarchique, sous l’ancien régime.

Pour ma part, j’approcherai cette problématique à partir de sa projection sur la scène étatique-nationale, telle que celle-ci se constitue durant la Révolution et à sa suite. Je le ferai en recourant à une catégorie employée dans un commentaire du récent ouvrage de Gérard Collomb. La catégorie est celle du « girondisme », le girondisme du maire-président étant qualifié par le chroniqueur de « girondisme modéré ». Ce qui nous importe, ici, c’est que l’emploi d’une telle catégorie puisse paraître pertinent, deux siècles et plus, après que les circonstances historiques en aient rendu l’emploi possible. Ce qui se dit là prend sens, bien sûr, au regard du couple qui a contribué à configurer, idéologiquement, l’espace public français, soit le couple jacobinisme-girondisme. Ce n’est pas seulement affaire de mémoire. C’est bien affaire de logique historique lourde et de pensée du politique à son meilleur niveau, puisque l’enjeu en est de concevoir le rapport du particulier à l’universel : en l’occurrence, le particulier des provinces, devenues départements d’une entité nationale, et l’universel de la République, une et indivisible. Que l’universel ne soit plus d’échelle nationale mais, à tout le moins, d’échelle européenne, ne périme en rien, bien au contraire, la vertu que l’on peut prêter au couple précité.

La « question » européenne, dans son moment institutionnel, mobilise le schème de la relation particulier-universel, comme l’avatar français l’aura mobilisé à d’autres moments, sous d’autres conditions. La référence à l’espace européen me permet d’introduire, explicitement, une catégorie que la langue politique française a mise au rebut  : la catégorie du fédéralisme. Un paradoxe historique majeur mérite, ici, d’être relevé  : la nation française, dans sa configuration contemporaine, s’est trouvée rituellement instituée dans une liturgie civique qui a nom Fête de la fédération. Mais l’enjeu de la tragédie dont la ville de Lyon a fait les frais, au point d’y perdre son nom et plusieurs milliers de ses sujets, se noue sous motif de dénonciation du « fédéralisme ». S’il y eut expérimentation, ce fut bien celle-là, qui fut de tenter de composer un espace neuf sur un mode inédit : abolir les particularismes d’ancien régime et renoncer au régime des privilèges, qui valait pour les personnes comme pour les composants de la société monarchique. Construire l’un de la Nation, tout en consentant au pluriel de ses entités géo-politiques, tel était l’un des enjeux majeurs de l’expérience révolutionnaire. La fin de ce que je me permets de nommer « expérimentation » est connue : « Lyon a combattu la liberté, Lyon n’est plus ». Or, non seulement Lyon a survécu, mais Lyon a attiré à elle les « expérimentateurs » notoires qu’étaient ces socialistes que leurs adversaires matérialistes qualifieront d’utopiques.

Nous les avons déjà nommés : Fourier, Proudhon, Enfantin. Je ne connais pas d’expérience phalanstérienne qui se soit tenue à Lyon ou dans sa région. La marque des saint-simoniens y est, par contre, très forte, intellectuelle et institutionnelle. Forte, également, est la marque d’une pensée proudhonienne qui a pu nourrir les courants du mutualisme et du coopérativisme, dont Lyon a été l’épicentre. Dans le fil de la pensée anarchiste et fédéraliste de Proudhon, j’inscrirais volontiers les mouvements anti-autoritaires, non-violents et autogestionnaires du 20e siècle, aujourd’hui mouvements libertaires et alternatifs, pour partie déjà évoqués, dont l’expression écrite se trouve déposée et archivée, aujourd’hui, dans les locaux du Centre Michel-Marie Derion, Centre de Ressources sur les Alternatives Sociales (CEDRATS), significativement installé au bas des pentes de la Croix-Rousse.

Mais il est tout aussi important de relever que la pensée proudhonienne a pu nourrir les courants du catholicisme qui cherchaient les moyens d’une critique du libéralisme tout en récusant ceux du collectivisme. Tel fut le cas de Péguy, à la charnière des 19e et 20e siècles, mais aussi, ultérieurement, du théologien qui a tant contribué à la réputation de la faculté de théologie jésuite de Lyon, Henri de Lubac (1896-1991), qui fait paraître, en 1945, son Proudhon et le christianisme.

Tel est le cas, également, du stéphanois Pierre Haubtmann (1912- 1971), philosophe et théologien, expert au concile Vatican II, inspirateur du document majeur qu’est la constitution Gaudium et spes. C’est à la veille de l’ouverture du concile Vatican II, en 1961, que Pierre Haubtmann soutient, en Sorbonne, sa thèse de doctorat es lettres sur la pensée et l’œuvre de Proudhon !

C’est sur ce fond, qui touche aux propriétés institutionnelles qu’en longue durée la géographie et l’histoire ont imparties à Lyon, à la mémoire du traumatisme de 1793, aux ressorts du proudhonisme, aux avatars de l’autonomie municipale lyonnaise, que peut être approchée la thématique contemporaine de la décentralisation. Décentralisation dont on se plaît souvent à noter qu’en matière culturelle elle trouva son terrain de prédilection, après la seconde guerre mondiale, dans le triangle que forment les villes de Saint-Etienne, Lyon et Grenoble. Et faut-il s’étonner que, pour ce qui concerne le champ politico-administratif, ce soit à Lyon, en mars 1968, à l’occasion de l’inauguration de sa 50e foire internationale, que le général De Gaulle ait présenté son projet de constitution d’entités nouvelles, les régions ? On pourra objecter que le processus de la décentralisation opère à l’initiative de l’État et non des entités territoriales. Et que si expérimentation il y a, elle se pense et s’applique à l’avantage d’un État qui se veut encore État aménageur du territoire. Cela est vrai, mais la période récente invite à la prise en compte d’un autre scénario. Le scénario est celui de l’exercice d’un pouvoir d’expérimentation s’actualisant dans la constitution d’un « pôle métropolitain ». C’est bien à l’initiative du président de la Communauté urbaine de Lyon et à la complicité des présidents des communautés d’agglomération de Saint-Étienne et du Nord-Isère que l’on doit l’émergence d’une forme d’assemblage inédit entre entités méta-municipales. Là où nos catégories établies étaient celles de l’état-nation, où nos catégories nouvelles étaient celles de l’espace européen méta-national, quelque chose se dit, ici, d’un temps propre des villes, de procédures et de formes qui seraient conformes à leur génie particulier. Notre temps sera-t-il le temps des villes et l’initiative de constitution de pôles métropolitains en est-il un indice, à l’échelle qui est la nôtre ? Je laisse la question ouverte mais suis tenu de noter qu’une expérience est en cours qui a précédé sa traduction législative. La mesure lyonnaise se marque, toutefois, dans cette formule du président du Grand Lyon : « Nous pouvons bâtir sans la loi, mais il vaut mieux faire "avec" ! ».

Lyon est-elle aussi un laboratoire dans le domaine du développement durable aujourd’hui ?

Ce qui sauve a tenu, des siècles durant, à la compétence, sans cesse élargie, de ceux qui se donnaient les moyens du contrôle et de la domestication de la nature

Nous avons, en fait, abordé cette problématique quand nous avons traité, sous un angle doctrinal, mais pas seulement doctrinal, du moment que je qualifie de post-humaniste. Nous pourrions la traiter sous l’angle des conclusions du Club de Rome sur la "croissance zéro" dont l’un des membres n’était autre que Raymond Barre… Nous pourrions aussi la traiter sous l’angle de l’école de la décroissance dont d’éminents représentants sont lyonnais.

Accordez-moi, pour conclure cet entretien, de l’aborder au travers du prisme que m’offre l’institution singulière qu’est la Maison du Fleuve Rhône, sise à Givors. Il me semble que ce prisme peut servir notre propos, en me permettant d’approcher cette problématique sous un angle que j’ai déjà utilisé. Cet angle est conceptuel : le concept est celui du « négatif ». Quand on traite du Rhône, le négatif n’est pas seulement celui des impacts de l’activité humaine sur la qualité des paysages et des eaux. Le négatif est le négatif « naturel » lui-même : celui des risques d’inondation. Quelques récents épisodes dévastateurs ont contraint à repenser le statut d’une voie d’eau qui, pour être très aménagée et contrôlée, n’en reste pas moins sujette à des crues redoutables, que celles-ci soient l’effet du bassin septentrional de la Saône et de ses affluents, du bassin alpin amont ou des bassins versants de l’aval lyonnais. De ce pouvoir du négatif, d’origine humaine ou naturelle, j’induis la proposition suivante : le négatif appelle un positif. Nous connaissons la formule empruntée au poète Hölderlin : « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve ». Le danger, quand on traite du Rhône, se présente sous forme de risques naturels, de risques physiques liés à la nature des flux que sa vallée attire, de risques industriels majeurs liés, notamment, à la concentration des activités chimiques et nucléaires sises sur ses rives. Si là sont les risques, où est ce qui sauve ? Ce qui sauve a tenu, des siècles durant, à la compétence, sans cesse élargie, de ceux qui se donnaient les moyens du contrôle et de la domestication de la nature. Ce qui sauve a tenu, des siècles durant, au crédit accordé aux « sachants », à la foi vouée aux bienfaits du progrès. Mais qui nous sauvera de ceux qui sauvent ? Qui nous libérera de l’illusion de la toute-puissance et de la maîtrise que confèrent les compétences scientifiques et techniques ? Contrôler le feu nucléaire ou le virus Ebola appelle-t-il plus de science et de technique ? Acceptez que je m’en tienne, pour l’heure, à ce questionnement, et que je rappelle les sens possibles du terme pharmakon : « médicament », « poison », « préparation magique ». Les humains, les grandlyonnais moins que d’autres, ne peuvent échapper au paradoxe du poison-remède, pas plus qu’aux sortilèges de la magie !

1. Né en 1945 dans la région lilloise, Philippe Dujardin est diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris (1967), licencié en droit (Besançon 1970), docteur d’État en sciences politiques (Lyon, 1977). Auteur d’une thèse d’histoire et de théorie constitutionnelles, il est l’un des fondateurs, en 1974, du mouvement Critique du droit. À ce titre il devient, en 1978, secrétaire de la revue Procès, Cahiers d’analyse politique et juridique, dont 19 numéros paraissent entre 1978 et 1990.

Assistant de science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon entre 1971 et 1980, puis maître-assistant à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble entre 1980 et 1983, Philippe Dujardin choisit d’intégrer le corps des chercheurs du CNRS en 1983. Il est chargé de recherche, mis à disposition de l’Institut d’Études Politiques de Lyon, de 1984 à 1999. Il crée et anime une équipe de politologie historique et conduit, au sein de cet Institut, des séminaires de 2e et 3e cycles, consacrés à la relation entre espace civique et espace symbolique. Il concentre ses travaux sur les propriétés de l’histoire de Lyon et de son agglomération, en la traitant sous l’angle des conditions de construction de l’espace public que sont les mises en récit, les rituels festifs etcommémoratifs, les pratiques de patrimonialisation. Il intègre le CRESAL (Centre de Recherche et d’Études de Sociologie Appliquée de la Loire) à Saint-Étienne, en 1999, où il travaillera jusqu’en 2004. De 2005 à 2010, Philippe Dujardin est mis à la disposition de la communauté urbaine de Lyon en qualité de conseiller scientifi que de la Direction de la Prospective et de la Stratégie d’Agglomération (DPSA), aujourd’hui Direction de la Prospective et du Dialogue Public (DPDP). C’est en qualité de consultant qu’il y poursuit son activité de conseiller autour des problématiques de « la mise en représentation et en récit » de la collectivité territoriale lyonnaise et de son agglomération.

Philippe Dujardin a dirigé la parution de plusieurs ouvrages, participé à la rédaction d’une vingtaine d’ouvrages collectifs. Il est l’auteur de nombreux articles. Très impliqué dans la vie locale, Philippe Dujardin a rempli la fonction decommissaire scientifique, dans différents événements, à l’exemple du Parcours -Spectacle « Commémorer la Révolution à Lyon, 1889-1939 », en 1989, de l’exposition de préfiguration du Centenaire du cinématographe Lumière, en 1993, de l’exposition « l’Amour du Rhône », en 1999, ou encore du centenaire de la dédicace de la basilique de Fourvière, en 1995-1996.Membre du conseil scientifique et du conseil d’administration de la Maison du Fleuve Rhône depuis 1990, membre de l’Atelier « Fêtes et espace public » de la Ville de Lyon en 2003-2004, Philippe Dujardin a également participé aux comités de pilotage des manifestations « Le défi lé de la Biennale de la danse » et « L’Art sur la place ». Associé au Comité d’orientation des Journées Européennes du Patrimoine des communes du Grand Lyon en 1998 et 2006, il est devenu conseiller scientifi que des JEP en 2010. Il est associé, en 2011, à la mise en place du comité scientifique du Musée urbain Tony Garnier. Il est membre du Conseil de développement du Grand Lyon, au titre des personnalités qualifiées.