Les usages que nous avons de la terre et des vivants en disent long sur nous, révèlent ce que nous sommes, les valeurs auxquelles nous accordons la priorité, la place que nous faisons ou pas aux autres hommes, aux autres cultures, aux autres formes de vie, le pouvoir que nous nous octroyons sur ces dernières et les raisons pour lesquelles nous les exploitons ainsi. Nous continuons d’honorer les valeurs d’égalité et de justice sociale, nous parlons de développement durable, nous reconnaissons que l’animal est un être sensible. Mais, dans le même temps, nos pratiques, la manière dont nous forçons les animaux à s’adapter aux contraintes de l’élevage industriel, au mépris de leurs besoins éthologiques, et l’exploitation intensive des sols montrent que nous ne reconnaissons pas de valeur supérieure à la rentabilité. Ainsi, la crise environnementale n’est que l’expression d’une crise plus générale, où la dictature du profit produit une organisation sociale et politique fondée sur le déni du réel, sur la confusion des sphères de bien, puisque l’élevage, par exemple, est confondu avec l’industrie et que le travail est organisé en fonction d’un chiffre de productivité déterminé d’avance. Bien plus, ce modèle de développement ne prend pas en considération la limite externe de la production ni la valeur des êtres, humains et non humains, impliqués. Ne faudrait-il pas reconnaître que la justice ne concerne pas exclusivement nos rapports à l’autre homme et aux autres cultures ? Nos usages des vivants et de la terre relèvent également de la justice, non seulement parce que ce sont d’autres hommes, présents et à venir, qui subissent les conséquences irréversibles de notre mode de vie et de nos décisions, mais aussi parce que notre manière d’habiter la Terre, de l’exploiter et de consommer contredit, par-delà nos déclarations d’intention et nos contradictions, les idéaux ou principes auxquels nous accordons la priorité. Enfin, les besoins éthologiques des bêtes dont il a été question plus haut limitent notre droit de les exploiter comme bon nous semble, ce qui veut dire que l’élevage intensif ne soulève pas seulement un problème moral, lié aux conditions de vie cruelles réservées aux bêtes, mais qu’il est l’épreuve de notre justice. À travers lui, ce sont les fondements de notre droit, le droit du droit, l’organisation du travail et l’aberration du capitalisme que l’on peut voir.
Comme le soulignent Michel Serres ou Bruno Latour, il ne faut plus voir la nature d’un côté et l’homme de l’autre. Il faut dépasser le dualisme nature- culture et reconnaître que nous dépendons des autres vivants, des écosystèmes, autant que nous les façonnons. L’histoire de l’humanité ne fait pas seulement intervenir les relations entre les hommes et entre les nations, elle comprend également les relations avec la nature, même si celle-ci est hybride et non vierge, et renvoie à ce dont nous vivons. Dès lors, deux notions éthiques peuvent nous aider à reconsidérer la place que nous accordons à la nature. Il s’agit tout d’abord de la notion de valeur intrinsèque. Elle signifie que les vivants et les écosystèmes n’ont pas seulement une valeur instrumentale découlant des usages qu’en fait l’homme, mais qu’ils représentent des formes de vie ayant leurs normes spécifiques et une valeur propre qui n’est pas relative au point de vue économique ou au profit que nous retirons de leur exploitation. Bien sûr, cette notion est compliquée à utiliser, car elle peut faire croire qu’il y a une valeur des choses qui existeraient en soi et que les hommes découvriraient. Il faut Dieu pour penser cela. Or, c’est toujours l’homme qui confère la valeur, qui est donc anthropogénique, mais la valeur des choses n’est pas relative au point de vue de l’homme. Il y a plus dans le monde que ce que nous y mettons, ce dont nous avons une idée quand nous contemplons la nature et que sa beauté, sa fantaisie nous émerveillent. De même, la notion de considérabilité morale est précieuse. Tous les êtres et toutes les entités qui ont un intérêt à préserver et peuvent subir un dommage à la suite d’un traitement ont un statut moral. Il s’agit des animaux qui ressentent de la douleur et du plaisir, et éprouvent du stress, mais aussi des plantes qui peuvent faner et des écosystèmes qui ne sont pas irritables mais dépendent de l’interaction entre plusieurs organismes. On comprend donc que l’on ne peut pas interagir n’importe comment avec la nature, ce qui ne veut pas dire pour autant que cette dernière ait des droits ni qu’il faille s’abstenir de la transformer. L’intérêt de cette notion de considérabilité morale, qui n’exclut pas que nous établissions une hiérarchie entre les êtres qui n’ont pas à nos yeux la même importance morale, est qu’elle suggère qu’il y a des limites à l’action de l’homme imposées par les entités non humaines.