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(dé)liés : Exploration des dynamiques entre les travailleurs et leur(s) lieu(x) de travail

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Illustration de la synthèse
© Gis.hedez

Article

Au terme d’une série d’articles consacrés aux liens entre espaces et temps de travail, ce texte relie l’ensemble des tendances perçues et des enjeux décryptés en cette époque de « l’après-Covid ».

De l’impact de la numérisation sur les métiers jusqu’aux effets sur la fabrique de la ville, en passant par l’évolution des sociabilités au sein des collectifs, synthèse des transformations en cours.

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Date : 20/11/2023

Numérisation et lieux du travail : des transformations très différentes selon les contextes et les métiers

 

Au cœur des transformations contemporaines du travail, se trouve le numérique. Mais comme le soutient la sociologue Anca Boboc, il introduit moins une révolution dans le monde du travail qu’une accélération de changements sociaux plus larges. Par exemple, l'accélération du temps, la réduction des distances vécues (développement des mobilités) ou l'évolution des sociabilités (augmentation du nombre de sphères d'appartenance) sont des tendances de fond, qui se renforcent au gré du développement des outils numériques.

Anca Boboc, qui étudie entre autres le télétravail et les usages des outils collaboratifs dans les grandes entreprises, rappelle également la nécessité d’étudier et d'accompagner les transformations du travail à des échelles hyper-locales, car les outils numériques agissent de manière très différente selon les contextes professionnels. C’est pourquoi ce dossier fait le choix d’explorer des mondes du travail variés (télétravail en entreprise, indépendant du secteur tertiaire, préparateur de commande en entrepôt logistique, coursier à vélo).

Plusieurs ressources s'intéressent aux « travailleurs de bureau », qui ont vu tout ou partie de leurs tâches se “dématérialiser”, c’est-à-dire qu'elles n'exigent plus de présence sur site pour être effectuées. Cela engage à la fois la conception de nouveaux espaces de travail dans les organisations (flex office - voir fiche “Espaces de travail : La fin des bureaux individuels ?”), et le développement du travail à distance, sous la forme de télétravail (plus ou moins régulier) ou de full remote. Les outils numériques permettent en un sens de s’affranchir du lieu de travail classique : on peut travailler depuis chez soi, et de n’importe quel coin du globe tant que l’on dispose d’une connexion Internet.

Le télétravail répond aux aspirations de flexibilité horaire, de meilleur équilibrage des sphères professionnelles et professionnelles, et permet de réduire les déplacements pendulaires. Il entraîne une porosité grandissante entre le travail et le hors travail, et notamment avec la sphère domestique, étant donné qu’une très grande proportion des télétravailleurs travaillent depuis leur domicile (97% pour les entreprises interrogées en 2020 sur le territoire de la métropole lyonnaise).

Les conditions de travail à domicile reflètent alors les inégalités sociales (seul 26% des employés disposent d’une pièce dédiée au travail, contre 40% chez les cadres) et de genre (41% d’hommes dispose d'une pièce dédiée, contre 25% des femmes) (voir fiche "Travail à distance et individualisation des conditions de travail : le travail peut-il toujours produire du lien social ?"). Après plusieurs années de développement massif, la sociologue Anca Boboc nous indique que le télétravail est aujourd'hui en léger recul, et que la tendance est plutôt à la construction d’un travail hydride, qui cherche à équilibrer présence et distance.

 

 

Le déploiement des outils numériques allié à l’essor du travail indépendant (voir la fiche "Entre indépendance et sécurité, quel statut pour le travailleur de demain ?") soutient également l'émergence de nouveaux espaces de travail extérieurs aux entreprises, comme les coworking (dont l’article "Dans les coulisses du coworking indépendant" retrace l'émergence et les principales caractéristiques), et plus récemment du coliving. Très récente dans le paysage français, cette offre commerciale de colocation est destinée à tous les profils (dotés d'un certain pouvoir d’achat), mais se trouve particulièrement investie par les travailleurs indépendants au mode de vie “nomade”. Ce type d’habitat allie partie privative et espaces communs dont des espaces de coworking. Il permet de vivre et travailler au même endroit, de rester quelques jours, semaines ou mois avant de repartir vers une nouvelle destination, tout en facilitant les rencontres.

Enfin, la numérisation n’a pas permis à tous les métiers de pouvoir être réalisés à distance. Au sein d’une même organisation, cela peut d’ailleurs créer des clivages et sentiments d’injustice entre ceux qui peuvent télétravailler, et ceux qui ne le peuvent pas. Pour de nombreux métiers, la numérisation passe par l’informatisation et l'automatisation de certaines tâches (voir fiche « Automatisation des tâches : travailler “grâce“ ou “malgré“ les machines (robots, logiciels) ? »), ce qui agit sur le contenu de l'activité autant que l'organisation des lieux de travail. C’est le cas pour les préparateurs de commande qui sillonnent de gigantesques entrepôts (lieu de travail en pleine expansion et mutation) aux ordres de la commande vocale, ou voice picking, qui guide chacun de leurs faits et gestes.

En théorie, les entreprises y gagnent en productivité, et les salariés en praticité et en confort (avoir les mains libres, être moins sujet aux “erreurs humaines”, etc.). Dans les faits, l’automatisation apparaît comme un facteur d’appauvrissement du travail humain en faisant perdre leur autonomie aux opérateurs. Des compétences professionnelles autrefois nécessaires à ce métier tendent alors à disparaître, alors que la pénibilité se renforce. Les paroles du sociologue David Gaborieau, spécialisé dans l’étude de cs « ouvriers des temps modernes », sont mises en perspective avec celle du sociologue Vincent Chabault, qui s'intéresse à de nouvelles formes de commerces : les dark stores (minis entrepôts au coeur des villes) et dark kitchens (restaurants “fantômes”, qui ne possèdent pas d’espace de réception et sont uniquement accessibles via un service de livraison).

À l’autre bout de la chaîne logistique, le secteur de la livraison est aussi en pleine transformation. 

Qu’ils soient en camionnette à la sortie des grands entrepôts périphériques, ou à vélo ou scooter à attendre leur commande devant les restaurants et dark stores urbains, ces travailleurs ont vécu la numérisation par le biais de “l'ubérisation” et du contrôle GPS permanent. Dans le dossier nous nous concentrons sur les coursiers à vélo, pour beaucoup auto entrepreneurs, dépendants de plateformes numériques et dépourvus de lieux de travail à proprement parler, qui “patientent sur les places et foncent dans les rues” (selon l’expression d’Émilie Aunis et Hélène Stevens).

 

 

La construction des collectifs de travail entre distance et présence, solidarité et rivalité

 

L’expression “liens au travail” nous renvoie à la construction des collectifs de travail, entendus comme les espaces relationnels entre collègues “où se partagent, se débattent, se disputent, s’élaborent et se transmettent les gestes de métiers qui permettent à chacun d’enrichir son activité” ( voir fiche “Fragilisation des collectifs : parler des règles de métier, une perte de temps ?”). Ces liens permettent de construire une précieuse efficience relationnelle sur laquelle s’appuie l’efficience productive, et de nombreuses études ont montré leur utilité dans la préservation de la santé au travail.

Les évolutions des lieux de travail, des outils numériques, et des conditions d’emploi, agissent profondément sur ces collectifs. La tendance à la coconstruction du travail hybride dont nous parle Anca Boboc résulte du constat des limites du travail à distance, notamment quant à l’affaiblissement de la coopération et la coordination au sein des équipes dans les entreprises. Le collectif de travail a en effet un rôle très important à jouer dans l’adoption des outils numériques, d’une part pour en définir collectivement les bon usages, d’autre part car un télétravail de qualité se construit dans le prolongement des interactions en présence. Il appartient alors aux managers de produire des régulations adaptées au contexte, pour favoriser cet équilibre entre présence et distance.

Du côté des travailleurs indépendants du secteur tertiaire, l’article sur le coliving met en avant l’intérêt éprouvé pour ces formes d’habitat permettant de recréer des collectifs de vie et de travail. Ce besoin d’appartenance était d’ailleurs déjà observé chez les adeptes du coworking. C’est effectivement la possibilité de s’insérer au sein d’une communauté et de créer du lien avec d’autres coworkers qui oriente les professionnels vers ce type d’espaces de travail. L’enquête internationale Global Coworking Survey de 2019 démontre d’ailleurs qu’ « une atmosphère médiocre est le facteur le plus néfaste sur la rentabilité d’un espace de coworking » (voir « Dans les coulisses du coworking indépendant »).

Le travail à distance s’étant développé depuis la crise sanitaire, nombreux sont les travailleurs isolés qui cherchent à recréer du lien au quotidien. Dans le cas des indépendants en télétravail, on note que certains parviennent à s’insérer dans des collectifs malgré le fait qu’ils soient seuls à gérer leur activité et donc les différents projets et difficultés qui en découlent. C’est notamment ce qui s’observe dans certains espaces de coworking lorsque ces travailleurs échangent à propos de leurs difficultés et de ce qui les lie. Bien qu’ils ne travaillent pas pour les mêmes clients, une coopération peut se mettre en place pour aider l’autre autant sur le plan professionnel que psychologique.

Ces dynamiques s’observent aussi au sein des résidences de coliving dont les habitants déclarent se sentir épanouis au sein de ces collectifs de vie avec qui ils partagent un logement et travaillent, bien qu’ils opèrent chacun pour leur propre compte. On remarque aussi que le coliving est avantageux lorsque les individus traversent des phases de transition biographique : pour emménager dans une nouvelle ville, se loger après une séparation, expérimenter la vie hors du foyer familial, etc. Ces nouveaux modes de vie et de travail correspondent aux tendances observées chez les plus jeunes générations visant davantage à s’adapter et à sécuriser son parcours plutôt que de trouver une place à laquelle on restera pour la vie, ce qui invite à penser ces phénomènes professionnels et résidentiels en termes de « parcours » plutôt que de « carrière ».

Dans les secteurs de la logistique et de la livraison, les collectifs de travail semblent particulièrement fragilisés. Comme l’explique David Gaborieau, le travail des préparateurs de commande est réduit à l’exécution de gestes dictés par un logiciel de commande vocale, et toute prise d’initiative est vouée à l’échec puisqu'elle fait « buguer » le programme. De fait, les discussions informelles entre collègues s’en trouvent appauvries : il y a en réalité peu de choses à dire sur ce métier et sur la façon de le réaliser tant les tâches sont sommaires et répétitives. La disparition des compétences autrefois nécessaires (bonne connaissance de l'entrepôt, efficacité relationnelle avec les autres travailleurs, etc.), et le fort turn over (du fait de la pénibilité du métier et de l’absence de perspective d’évolution) renforcent cette tendance.

Les coursiers eux, font preuve de nombreuses compétences invisibles pour optimiser leur activité (conduite, choix du matériel et du périmètre de travail, technique pour obtenir une course plus rapidement, arbitrage d'annulation de commande en fonction des temps d’attente et des gains, etc.), mais leur mise en discussion collective au sein d’un collectif travail n’est pas évidente. L’éclatement des conditions d’emploi, la mise en concurrence des coursiers, l’accélération des cadences sont quelques raisons de cette faiblesse des collectifs, dans lesquels cohabitent des pratiques de rivalité, d'exploitation (location de compte), mais aussi de solidarité.

Il nous semble enfin intéressant de souligner la relative homogénéité sociale de ces deux secteurs d’activité. La pénibilité de ces métiers les destine davantage à des hommes. Très peu qualifiés et très précaires, ils sont investis en grande majorité par une main d'œuvre dépourvue d’autres choix : des hommes français racisés et non diplômés pour les préparateurs de commande (qui vivent de nombreuses discriminations racistes sur le marché de l'emploi), des hommes racisés étrangers et souvent « sans-papiers » pour les coursiers (qui se saisissent d’une activité aux faibles barrières à l’entrée). Malgré cette proximité sociale, de nombreuses fragmentations sociales et culturelles structurent les relations, notamment chez les coursiers (travailler légalement ou non, partager une même langue, avoir d’autres activités en parallèle, etc.).

 

 

Au-delà des mondes du travail, des enjeux urbains et sociaux

 

Les transformations des liens et des lieux du travail sont intimement liées à celles de nos modes de vie. Le travail, « grand intégrateur » dans notre société à solidarité organique, est au cœur de nos vies collectives et individuelles, et agit profondément sur le lien social et la fabrique du territoire. Ce dossier effleure alors quelques enjeux qui dépassent largement la sphère professionnelle.

Depuis plus d’une décennie, le coworking a été promu comme un outil capable de contribuer à la dynamique des territoires, à l’innovation, à l’attractivité, au lien social, etc. C’est pour cela que la Métropole de Lyon a affiché son soutien au développement du coworking sur son territoire. Aujourd’hui, l’apparition du coliving (en particulier dans les grandes villes) prolonge ces objectifs, tout en permettant d’accéder plus facilement au logement (en théorie, car les tarifs restent élevés), avec des attentes en termes de garanties revues à la baisse (fiche de paie, garants, etc.). Le travail à distance donne à voir de nouvelles articulations entre les parcours professionnels et résidentiels.

Deux tendances en apparence opposées se dessinent : une déconnexion grandissante de son lieu de travail et son lieu de vie pour certains travailleurs (permise par le développement du télétravail et donc la réduction des trajets), une connexion de plus en plus forte pour d’autres (notamment les travailleurs indépendants en coliving).

Le coliving attire notre attention sur la tendance grandissante des habitats partagés. Limiter l’étalement urbain, lutter contre l’isolement et recréer des liens de proximité, ou encore faire face aux contraintes économiques des ménages face à des prix du logement de plus en plus chers : l’habitat partagé (sous forme de coliving, de résidence intergénérationnelle, d’habitat participatif, etc.) permettrait de répondre en partie à ces enjeux. Cependant, cela ne doit pas faire oublier que la tendance majoritaire est plutôt à l’isolement résidentiel : selon L’Insee, le nombre de ménages composés d’une seule personne est passé de 1 sur 5 à 1 sur 3 en France depuis ces quarante dernières années (voir sur ce sujet les travaux de la sociologue Camille Duthy). Les expériences d’habitat collectif peuvent également être plus ou moins subies, notamment du fait de contraintes financières.

Le lien social en ville passe aussi par les lieux de consommation. Le sociologue Vincent Chabault, auteur de l’ouvrage Éloge du magasin, contre l’amazonisation, émet une critique des dark stores, « magasins fantômes », qui ne sont plus des lieux identitaires ou relationnels ouverts sur l’espace public. Le développement de ces espaces (liés à un certain repli sur la sphère domestique) transforme le visage des centres urbains, comme les immenses entrepôts de logistique et autres magasins drive transforment leurs périphéries (sans oublier que les entrepôts de e-commerce semblent détruire plus d’emploi qu’ils n’en créent, et menacent les petits commerces). En vélo ou en camionnette, le balai des livreurs dans l’espace public prend le relais de celui des préparateurs de commande dans les entrepôts. Leur présence de plus en plus significative invite les pouvoirs publics à penser l’adaptation des espaces urbains à ces travailleurs sans lieu de travail (bancs publics, maison des coursiers, etc.).

D’un bout à l’autre de la supply chain, les conditions de travail des ouvriers des temps modernes que sont les préparateurs de commande et les coursiers questionnent l’intégration par le travail. Le sociologue Serge Paugam a développé un modèle théorique qui permet de saisir les différentes formes d’intégration (voir fiche Travail plaisir, travail gagne-pain, duel ou duo ?). Ces métiers se caractérisent à la fois par une activité pénible et visiblement peu (voire pas du tout) épanouissante, par l’instabilité de l’emploi (important recours aux intérimaires dans les entrepôts de logistique et au statut d’autoentrepreneur pour les coursiers). En combinant ces deux caractéristiques, ils relèvent de l’intégration disqualifiante, c’est-à-dire de la forme de précarité professionnelle la plus appuyée. Cela nous renvoie un enjeu très important en termes de cohésion sociale : la polarisation du marché du travail, combinant une forte hausse des emplois très qualifiés, une hausse modérée des emplois peu qualifiés, et un net recul des emplois intermédiaires (voir fiche « Quand le mal-emploi clive la société entre ”les précaires et les stables” »).