[Infographie] Outils numériques et conditions de travail : un progrès, vraiment ?
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Cinq archétypes de travailleurs d’aujourd’hui, de leur environnement matériel jusqu’au coût environnemental de leur modèle.
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Interview de Anca Boboc
Anca Boboc est sociologue du travail et des organisations, spécialiste des usages du numérique en entreprise (télétravail, déconnexion, aspects générationnels, collaboration, participation, formation professionnelle, transformations managériales, etc.).
Elle mène ses recherches au sein du département de sciences sociales d’Orange Innovation, et est membre du conseil scientifique de l’ANACT, Agence nationale d’amélioration des conditions de travail. Avec la sociologue Marie Benedetto-Meyer, elle publie en 2021 l’ouvrage Sociologie du numérique au travail.
Dans cette interview, nous revenons sur quelques enseignements de cet ouvrage afin de nourrir la compréhension des évolutions des liens et des lieux du travail.
Nous nous focalisons ensuite sur le travail tertiaire en entreprise (notamment celui des cadres), qui a vu ces dernières années un développement massif du télétravail ainsi que l’émergence de nouveaux espaces (flex office) et outils (numériques) de travail.
Anca Boboc revient sur la manière dont ces évolutions transforment l’organisation du travail, et souligne le développement des pratiques de télétravail par rapport à la période d’avant le confinement et les enjeux liés à la construction d’un travail hybride, dans lequel il est important d’équilibrer présentiel et distanciel.
Pour commencer, pourriez-vous nous dire ce que ce thème de « Liens et lieux au travail » vous inspire ?
Disons que travailler, c’est faire œuvre commune et que cela suppose plus qu’un ensemble d’individus mis côte à côte. Tous ces liens qui se tissent entre ceux qui sont amenés à travailler ensemble, et sur lesquels on s’appuie pour réaliser notre travail sont essentiels. Cela renvoie aux sociabilités, personnelles et professionnelles, ça couvre aussi la coordination, la collaboration, et même la participation à des activités extra-professionnelles avec des collègues. Tous ces liens, d’une manière ou d’une autre, nous aident à faire ensemble. Ils renvoient à la cohésion, l’esprit d’équipe, la solidarité, le respect mutuel, la reconnaissance des expertises des uns et des autres, la confiance, la loyauté, etc. … avec bien sûr, un registre négatif, aussi : l’hostilité, la jalousie… Tous ces liens se construisent dans le temps : s'apprivoiser, prendre l'habitude de travailler ensemble sur un sujet donné, s’entraider, partager des normes, des représentations sociales, les arrangements propres à un métier, ses difficultés etc. C’est une efficience relationnelle que l'on a besoin de bâtir tous les jours et sur laquelle va s'appuyer notre efficience productive. Et dans des contextes qui deviennent de plus en plus mouvants, aléatoires, et donc complexes à gérer pour tout le monde, cette efficience est d’autant plus importante.
À propos de ces liens et lieux du travail, on entend souvent parler d’une véritable « révolution » due à l’arrivée des outils numériques. Mais dans votre ouvrage, Sociologie du numérique au travail, vous nuancez ce point de vue, et préférez parler d’une accélération de tendances déjà en place. Pourriez-vous nous expliquer ?
Oui, l’un des objectifs du livre co-écrit avec Marie Benedetto-Meyer, était d’aider à la prise de recul par rapport à ces discours très présents, normatifs et prophétiques, qui nous annoncent cette révolution du travail avec le numérique. Nous avons essayé de montrer que nous sommes face à des évolutions plus profondes du monde du travail, et que ces changements sont à l'œuvre depuis longtemps. Ce qui se joue aujourd’hui avec le numérique s’inscrit dans le prolongement de ce qui s’est joué jusqu’à présent avec d’autres technologies. En fait, la technologie a toujours été étroitement liée à l'histoire du travail, qu'il s'agisse de la mécanisation de la fin du 19e siècle et du début du 20e, de l'automatisation des années 1950, de l'informatisation des années 1960-80, ou de la numérisation en cours. Mais l’idée était de montrer que nous sommes plutôt face à des continuités, et non pas à des ruptures.
Il y a des évolutions profondes comme les évolutions structurelles de l’emploi (on assiste depuis les années 1970 à une poussée continue de l'emploi tertiaire et des emplois de cadres et de professions intermédiaires), auxquelles se sont rajoutées celles en termes de sociabilités : dans nos sphères, privée comme professionnelle, nous faisons tous partie de cercles d’appartenances de plus en plus nombreux, des réseaux, des associations, nous assistons à une individualisante croissante dans les deux sphères et à une fragilisation des collectifs de travail dans la sphère professionnelle. Il y a aussi des évolutions très importantes des espace-temps ces dernières décennies.
Depuis les années 1950 on assiste au développement du réseau routier et ferroviaire, notamment l'arrivée du TGV, et la diminution des coûts de transports, ce qui contribue à rendre les territoires plus fluides pour les entreprises. Couplées au développement des outils numériques, ces évolutions liées au transport ont facilité la mise en concurrence des sites, la segmentation de la production, le développement des services à distance.
Temps et espace sont indissociables, il y a des transformations dans notre rapport au deux. On peut parler du sentiment d'accélération du temps, de perte de contrôle dans la gestion de celui-ci, d'augmentation de la pression temporelle au travail, de l'intensification des rythmes de travail, etc. Ce sont des évolutions des sociabilités et des espace-temps qui étaient déjà en place, et que le numérique ne fait qu'accentuer à sa façon.
De votre point de vue, comment l’accélération de ces transformations a-t-elle pu jouer sur les collectifs de travail ?
La tendance concernant l’éclatement des collectifs de travail n’est pas nouvelle. Disons que, d’une part, en plus des classiques coordinations hiérarchiques (où on manager fixe des objectifs aux membres de son équipe), on assiste à la multiplication des coordinations par projets (travail en mode projet), où le manager détache une personne de son équipe et doit se coordonner avec le chef de projet pour regagner en visibilité sur l’activité de la personne. On voit aussi se développer massivement la « coordination en réseau » : on appartient à des groupes de plus en plus variés, à différents réseaux inter-entreprises, à différents groupes de travail.
Le manager perd en visibilité sur l’activité des membres de ses équipes, impliqués dans des groupes de travail de plus en plus nombreux. D’autre part, à leur tour, les managers sont souvent happés par des tâches transverses et de reporting qui les éloignent de l’activité réelle des membres de leurs équipes. Or les liens au travail dépendent aussi du travail, de la capacité des acteurs à faire ensemble, à aménager leurs arrangements locaux liés au métier en fonction des contextes… Ces liens sont très dynamiques, ils dépendent des contextes de travail, de la spécificité des tâches, des métiers, du sens que les individus arrivent à trouver au travail qu’ils font, de l’entraide et de la solidarité qu’ils arrivent à maintenir entre eux.
Le développement des outils numériques et les transformations du rapport aux espace-temps ont fait émerger de nouveaux lieux du travail, comme le flex office. Comment peuvent-ils agir sur la construction des liens au travail ?
Les liens sont très impactés par les lieux, notamment depuis la crise sanitaire et le développement massif du télétravail (en termes de nombres de télétravailleurs et de jours télétravaillés), qui a eu pour conséquence le développement des flex office au sein des entreprises, et la diffusion importante d’outils numériques collaboratifs. Les flex office, ce sont de grands bureaux ouverts, des open saces, dans lesquels plus personne n’a sa place attitrée. Ces environnements de travail, mis aussi en place dans l’optique de renforcer la collaboration, de « casser les silos », peuvent avoir aussi des effets inverses.
En termes de sociabilités au travail, par exemple, dans ces espaces très ouverts et flexibles, les travailleurs ont parfois le sentiment de mettre sur la place publique des arrangements ou des marges de manœuvre propres à leurs métiers qui peuvent être mal compris par d’autres collègues proches, mais en même temps, relativement éloignés de leur métier. Ces incompréhensions et les discussions qui peuvent en découler amènent les salariés à faire davantage attention à ce qu’ils disent lorsqu’ils sont dans l’espace ouvert, voire à s’isoler dans des salles de réunion. Par ailleurs, ils multiplient leurs efforts pour anticiper et trouver un espace sur site qui convienne à leur activité, voire pour redistribuer leurs tâches selon ce qu’ils considèrent qu’il vaut mieux faire sur site ou à distance, etc.
Du côté des managers aussi se fait ressentir le besoin de nouvelles régulations pour aider des équipes avec des habitudes différentes, mais qui partagent un même plateau, à fonctionner dans ces espaces ouverts, voire pour les aider à « faire ensemble », à mieux collaborer, comme espéré par les promoteurs de ces flex office. Mais face à des équipes qui, certes, se côtoient sur un plateau, mais qui ont, dans les faits, des activités, des objectifs et des enjeux très différents, même si un certain rapprochement a pu être appréhendé, imaginé ou anticipé dans la phase de macrozoning, cela peut être très complexe à mettre en place.
L’espace a des effets sur l’organisation de l’activité et les sociabilités au travail, mais il ne conduit pas « naturellement » à plus de collaboration. Il est indispensable de réfléchir à l’organisation de l’espace en étroit lien avec l’activité réelle de ceux qui y sont installés et de veiller à la capacité des acteurs à opérer les ajustements locaux entre espace et leur activité. Beaucoup d’entreprises commencent à se rendre compte d’effets non escomptés du flex office, et tentent de le réguler. Cela renvoie une fois de plus à l’écart entre les visées organisationnelles de ces dispositifs (transversalité, flexibilité, réactivité…), qu’il s’agisse des espaces de travail ou des outils numériques, et les manières des salariés de s’approprier ces dispositifs en fonction de leurs activités réelles et de leurs contextes de travail.
Comme vous l’avez souligné, la pandémie a aussi entrainé un développement massif du télétravail dans le secteur tertiaire, et notamment chez les cadres. Au-delà de ce constat, quelles transformations sont à l’œuvre ?
La DARES, qui produit des enquêtes très régulières sur le monde du travail, a montré que le télétravail s’est beaucoup développé pendant la crise sanitaire. Par rapport à 2017, en 2021, dix fois plus d’accords d’entreprises portant sur le télétravail ont été signés.
Il est aussi intéressant de voir une diffusion du télétravail à de nouveaux profils d’entreprises : les grandes entreprises rompues au dialogue social qui pratiquaient déjà le télétravail ont été rejointes par de plus petites entreprises. Les profils de télétravailleurs se sont, sans doute, diversifiés aussi, car la crise sanitaire a permis de casser des routines et de réorganiser l’activité au niveau des équipes pour que d’autres personnes puissent y avoir accès.
C’est, par exemple, le cas des assistantes, vues souvent comme étant « l’âme de l’équipe », qui se devaient de travailler sur site. Mais que devient cette « âme » quand, parfois, les membres de l’équipe qu’elle côtoie dans la journée sur site sont très peu nombreux ? Passer beaucoup de temps dans les transports pour ne croiser qu’une personne ou deux dans la journée, c’est sûr qu’elles pouvaient vivre mal l’injonction de présence sur site à 100% de leur temps de travail. Mais comme je le disais, cela implique des réorganisations à l’échelle de l’équipe, de discuter collectivement de nos modes de fonctionnement.
Récemment, de très grandes entreprises sont revenues du travail à distance. Tesla par exemple a complètement interdit le télétravail, Apple a fortement réduit et encadré cette pratique, avec des jours fixes pour tout le monde. Avez-vous une vision sur ce qui peut nourrir ce genre de décision ?
Je pense que c’est le risque de ne pas arriver à maintenir l'équilibre entre distance et présence, mais je connais mal ces cas de figure. Si on regarde l’enquête ACEMO (Activité et conditions d’emploi de la main d’œuvre pendant la crise sanitaire Covid-19) de la DARES, on constate, en France, un recul du télétravail entre novembre 2020 et mars 2022. Cette enquête s’intéresse aux entreprises de 10 salariés ou plus du secteur privé non agricole.
Après avoir nettement diminué en février 2022 du fait de la fin du télétravail obligatoire, la part de télétravailleurs baissait encore en mars 2022 : 21 % des salariés ont été au moins un jour en télétravail en mars, après 24 % en février et 29 % en janvier. On voit aussi que la plupart des accords d’entreprise sur le télétravail sont à durée déterminée, ce sont des avenants que l’on doit renouveler régulièrement. Il me semble qu’aujourd’hui la tendance est à la recherche du bon équilibre entre présence et distance, car les deux ont des avantages et des inconvénients. Cet équilibre doit se construire en fonction des contextes de travail, des interlocuteurs, des besoins de l’activité, très différents d’un jour à l’autre, d’un individu à l’autre, voire d’un collectif de travail à un autre. C’est très dynamique.
La présence va nous apporter un caractère non réfléchi, non médié des échanges. Je vous croise à la machine à café, on en profite pour discuter de tel ou tel dossier, grâce à cette discussion informelle on décide d’une action nouvelle, par exemple. Ce sont des interactions spontanées, aléatoires, qui peuvent influer sur le cours de l'activité. C’est aussi la présence des corps, qui sont des vecteurs puissants d'affectivité dans la communication, et qui contribuent à la construction d'une présence socio-affective sur laquelle s'appuie aussi le faire ensemble.
La présence des corps permet des régulations plus simples, un simple regard ou hochement de tête peut communiquer beaucoup de choses et agir sur le cours d’une réunion, tandis qu’en réunion à distance c’est beaucoup plus compliqué. À distance, nos échanges sont médiés par les outils, qui ont tous leurs spécificités. Ils sont plus ou moins synchrones ou asynchrones, passent par l’oral ou l’écrit… ils médient tous les échanges, chacun à sa façon. Même les messageries instantanées – dont on dit parfois qu’elles remplacent les échanges oraux – transforment profondément la communication : je commence à écrire, je m’arrête, je reformule, je réfléchi… tandis qu’en présentiel si c’est sorti, c’est sorti (même si on peut essayer de rattraper, reformuler…).
D’une manière générale, à l’écrit l’information est plus structurée, c’est aussi une trace dont je ne maitrise pas forcément la circulation. Cela peut être vu aussi comme un avantage : la distance apporte une latence dans les échanges, permet de temporiser, de refaire ses schémas cognitifs (peut-être que mon collègue n'a pas complètement tort, que je n'ai pas complétement raison, on va faire différemment…). Elle permet aussi d'atténuer les interruptions que l'on peut avoir au travail en présentiel, et d’accroitre la concentration.
Certains psychologues parlent même d’une diminution de la perception du « stress de rôle » : tout ne repose pas sur mes épaules. Le télétravail permet aussi une prise de recul, et conduit à une baisse de l’absentéisme. Bien sûr, ce n’est pas exhaustif, il y a d’autres effets positifs et négatifs du télétravail, mais je souhaite juste insister sur le fait que les échanges en présentiel ne sont pas les mêmes que les échanges à distance, et que finalement on a besoin des deux. On parle alors beaucoup du travail hybride.
Pour maintenir une bonne coordination et collaboration dans la recherche de cet équilibre entre présence et distance, quels sont les principaux points de vigilance ?
Avec la distance, la communication et la collaboration risquent de s’appauvrir. L’isolement professionnel et la fragmentation des collectifs de travail risquent d’augmenter. On risque de s’enfermer, de rétrécir sa sphère de sociabilités, et même de rendre son activité plus répétitive en ne voyant plus toute la richesse que les autres pourraient y apporter. Des régulations qui se faisaient spontanément en présentiel ont du mal à se faire à distance. Je n’ose pas appeler mon collègue pour lui demander quelque chose sur un dossier, alors que s’il était à côté de moi j’aurais peut-être plus facilement trouvé le moment pour le faire.
Un point de vigilance concerne aussi le risque de se sentir à l’écart, en matière d’activité ou bien par rapport à des opportunités professionnelles, des incertitudes qui peuvent conduire au burn out. Finalement, le présentiel joue sur la qualité des relations et l’efficience relationnelle entre nous. On sait qu’un télétravail de qualité se construit dans le prolongement des interactions en présentiel de qualité, ce qui appelle souvent des régulations managériales.
Quelles sont ces régulations ? Cela représente-t-il une nouvelle casquette pour les managers, dont les compétences attendues semblent de plus en plus nombreuses ?
Ce sont essentiellement des régulations que les managers opèrent déjà pour le travail classique, typiquement la gestion des tensions entre les personnes, l’attention à ce que chacun se sente reconnu dans son rôle et ses compétences, à maintenir une bonne communication au sein de l’équipe, expliciter les modalités de contrôle, etc. Ces régulations peuvent se complexifier avec le développement du télétravail, s’assurer par exemple que ceux qui sont à distance n’aient pas l’impression de louper des opportunités, s’assurer qu’ils sont bien au même niveau d’information.
Mais la difficulté pour le manager, je dirais que c’est surtout d’aider les membres de son équipe à réguler ce nouveau cadre qui articule télétravail et travail sur site, par rapport aux contextes de travail. Est-ce que j’impose un jour de présence sur site pour la réunion d’équipe si c’est une réunion d’information descendante qui peut être organisée facilement en distanciel ? Comment inciter les salariés à venir sur site si je pense qu’ils ont vraiment besoin de travailler ensemble ? Comment maintenir des temps où les équipes pourront se réunir et se coordonner ? Il est important d’arbitrer entre le présentiel et le distanciel en fonction des besoins, des interlocuteurs et des contextes, et inciter les équipes à trouver le bon équilibre. Une autre action très importante est d’aider en permanence les équipes à coconstruire les usages des outils collaboratifs.
Les usages des outils collaboratifs sont justement une de vos spécialités, pourriez-vous nous en dire plus ?
Comme je le disais, le développement du télétravail s’est accompagné de celui des outils collaboratifs, ce qui impacte la construction de nos liens au travail. Pour les outils collaboratifs, ce sont des visées organisationnelles qui ont régi leur mise en place : on a souvent tendance à penser que mettre en place un outil collaboratif suffit à faire collaborer les gens. Mais ce n’est pas vrai, les usages de ces outils sont le résultat de processus sociaux, ils vont dépendre des contextes de travail, des interlocuteurs, des usages précédents, de la maîtrise individuelle de l’outil, mais aussi de ce qu’on arrive à construire au niveau du collectif de travail (que ce soit l’équipe dont je fais partie ou les multiples groupes projet auxquels je participe).
Apprendre à maîtriser les fonctionnalités d’un outil, c’est nécessaire, mais pas suffisant pour développer les usages. L’important pour s’approprier les outils collaboratifs et construire des liens fluides et non fragmentés par le numérique, ce sont toutes les discussions autour de l’outil et sa valeur ajoutée (est-ce qu’il y a vraiment un sens à l’utiliser pour notre travail ? Si oui de quelle manière ?), qui permettent d’ajuster en permanence le numérique à l’activité, de manière très fine et locale. C’est la co-construction des usages : se mettre d’accord collectivement, au sein d’un groupe de travail, sur la manière dont on les utilise.
Si j’ai un outil qui me permet de travailler à plusieurs sur un document, il y a celui qui va rendre les modifications invisibles, celui qui va les rendre visibles, celui qui va envoyer des versions par mails, celui qui va les enregistrer dans l’espace prévu en ce sens sur l’outil collaboratif… et je ne sais plus où est la dernière version du document… le fait de ne pas se mettre d’accord sur la manière d’utiliser ensemble un tel outil, ça aboutit à des surcharges et des fragmentations chronophages qui entravent l’efficience productive.
Les managers ont donc un rôle important de sensibilisation et d’animation dans cette co-construction des usages des outils numériques. Il leur incombe d’ouvrir les discussions au sein de leurs équipes sur la valeur ajoutée de ces outils pour le travail de l’équipe, sur les impacts que ces outils peuvent avoir sur l’activité, sur leurs limites, mais aussi sur les éventuels changements d’activité qu’ils induisent, en identifiant les manières et de porter ces changements et les moyens pour le faire. Tout ce travail de co-construction collective des usages est complexe, car il a besoin de se faire en local, au niveau des équipes et groupes de travail et il est permanent, dépendant de l’évolution des besoins de l’activité.
Au cours de mes recherches, j’ai croisé des outils numériques qui cherchent à pallier les points de vigilance bien identifiés du travail à distance (isolement, perte de spontanéité et de créativité, perte du sentiment d’appartenance au collectif de travail, etc.). Je pense notamment à des outils où la classique salle de visioconférence est accompagnée d’espaces de détente, de coffee-shop virtuel, dont l’objectif affiché est de préserver le bien-être des employés et le lien social au sein des équipes. Que pensez-vous de ce type d’outils ?
Ce type d’outils vise à nous aider à retrouver un caractère informel dans les échanges à distance. Mais ces espaces de pauses et de convivialités numériques ne permettent pas de reconstruire ce qu’il se passe en présentiel, les échanges ont toujours ce caractère médié et plus organisé. En présentiel, les pauses ne sont pas toujours organisées : je vous croise dans un couloir, je ne pensais pas faire une pause, mais je m’arrête discuter avec vous, et puis finalement on va manger ensemble. À distance, la plateforme s’ouvre, c’est l’heure de la pause… il n’y a pas la même spontanéité. Cela permet sûrement de réduire l’isolement professionnel, mais ça ne remplace pas le présentiel.
Ce sont des situations qui sont préformatées en quelque sorte. On formalise l’informel. Je pense aussi que cela créé peut-être une sociabilité plus éloignée de l’activité : je vais me retrouver dans cette salle de pause virtuelle avec des personnes que je ne connais pas forcément, donc je peux parler de sujets assez « publics », comme du temps qu’il fait ou du film que j’ai vu ce week-end, et peut-être moins de mon activité comme je l’aurais fait avec des collègues que je connais et qui partagent le même métier que moi.
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