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Laetitia Dablanc, urbaniste (Université Gustave Eiffel) : « La logistique fonctionne sur un modèle de la sous-traitance multiple »

Interview de Laetitia Dablanc

Portrait laetitia dablanc
© Laboratoire Ville Mobilité Transport
urbaniste et enseigne à l’Université Gustave Eiffel

Laetitia Dablanc est urbaniste de formation et enseigne à l’Université Gustave Eiffel où elle dirige la Chaire Logistics City. Ses travaux de recherche portent principalement sur le transport de marchandises et son lien à l’environnement, la logistique en milieu urbain, les politiques de transport de marchandises et les questions spatiales liées à la logistique.

Dans cet entretien, elle aborde les divers impacts de la logistique urbaine et les difficultés que rencontrent les villes françaises dans la réglementation de la logistique.

L'entretien décrit l’organisation logistique des grandes plateformes telles qu’Amazon. Il explore également les difficultés que rencontrent les villes françaises dans la mise en place d’une réglementation plus stricte autour de la logistique urbaine, notamment en lien avec la mise en place des Zones à faibles émissions.

Réalisée par :

Date : 04/07/2023

Pouvez-vous nous expliquer la nature des travaux de recherche que vous menez ?

Au sein de la Chaire Logistics City, nous essayons d’apporter une vision d'urbanistes sur des questions qui sont traitées essentiellement sous l’angle soit du business soit de la technique. Notre regard se porte plutôt sur l'impact environnemental mais aussi social, urbanistique ou architectural des activités de logistique multiples qui sont en pleine croissance dans les villes, qu'elles soient grandes ou petites.

Nous apportons un regard comparatif aussi, en observant les pratiques des grandes villes dans le monde en matière d’activités logistiques et surtout comment les politiques territoriales s’emparent de ce sujet.

 

Vous mentionnez la réponse des collectivités territoriales aux enjeux de la logistique urbaine. Est-on capable de dégager les grands types d’effets négatifs du e-commerce et de la logistique et d’avoir une vision objective des impacts réels, notamment sur les questions des effets environnementaux ou de l’encombrement ?

Un entrepôt urbain avec une livraison par vélos cargos, voire à pied ou en petites camionnette électriques permet une économie de l’ordre de la moitié du CO2 émis par rapport à l’entrepôt de banlieue avec une livraison par camionnettes

Une réponse précise est compliquée. Un grand nombre d’études ont été menées aux États-Unis. Elles contiennent un petit biais car les gens y font plus facilement leurs courses en voiture alors qu’en Europe, dans les tissus urbains denses, beaucoup de consommateurs font leurs courses à pied ou en transports publics.

Elles sont malgré tout intéressantes parce qu’elles parviennent à montrer que le e-commerce, en caricaturant, produit moins d’impact en termes de CO2 que le commerce physique. En effet, il y a moins de magasins à chauffer, moins de déplacements individuels en voiture. Par contre, si le consommateur remplace simplement ses courses par une livraison avec une camionnette diesel par exemple, les effets sont à nouveau négatifs.

Cela dépend donc des cas d’étude. Le parcours d’achat (shopping trip) est une variable très importante. Si un Parisien qui allait faire ses courses à pied se met à se faire livrer en camionnette, la livraison va être plus négative, à la différence du consommateur de banlieue américaine qui va réduire ses déplacements et aussi faire des économies. Mais si vous prenez en compte tous les autres critères, chauffages des bâtiments, emballages, entrepôts, magasins, data centers, globalement, le e-commerce est gagnant.

La localisation du dernier entrepôt a un grand impact. Vous pouvez avoir le cas d’un hub au centre de Paris qui permet de faire des livraisons en vélo cargo, ce qui est un cas qui devient très banal, même pour Amazon par exemple à New York où le dernier entrepôt est l’espace de voirie, avec un camion qui décharge littéralement sur le trottoir ou sur un emplacement de stationnement. Ces localisations sont beaucoup plus favorables que les configurations où l’entrepôt est à 30 kilomètres avec des livraisons par camionnettes. Des études de cas réelles ont montré qu’un entrepôt urbain avec une livraison par vélos cargos, voire à pied ou en petites camionnette électriques permet une économie de l’ordre de la moitié du CO2 émis par rapport à l’entrepôt de banlieue avec une livraison par camionnettes. Et ça, c'est un choix que tous les opérateurs du commerce sont en train de devoir faire. Bien sûr, il vaut mieux un petit micro-hub bien aménagé qu’une opération de transfert de colis à même le trottoir mais l’idée reste la même.

 

Dépôt de livraison sur le trottoir.© Isabelle Baraud Serfaty

Et quels impacts négatifs des différentes configurations de la livraison ?

Il y a effectivement de nombreux impacts locaux. Avec les entrepôts en centre-ville, on introduit plus de poids lourds en ville (mais moins de distances parcourues au total, comme nous le disions plus haut). Nous avons travaillé au sein de la Chaire Logistics City sur un grand nombre de cas d’étude, notamment des grands parcs logistiques de banlieues autour de Los Angeles. Vous avez là des congestions localement importantes, mais aussi des émissions de polluants (oxyde d’azote et particules) qui touchent les résidences voisines. En contrepartie, la logistique crée aussi des emplois et même beaucoup d’emplois, contrairement à l’idée que l’on a parfois.

Pensez-vous que les effets que vous mentionnez seront encore renforcés à l’avenir, notamment avec les pratiques du quick-commerce ? On voit aussi que le quick-commerce a un taux de pénétration assez bas dans les villes françaises et connaît passablement des difficultés, le retrait Getir du marché français en est le dernier exemple. Y’a-t-il un intérêt à essayer de maîtriser la livraison ultra rapide ?

Les acteurs de la livraison ultra rapide se sont comportés sans faire attention aux aspects urbains, aux relations avec les collectivités territoriales

Il faut considérer la livraison instantanée dans sa globalité, avec d’une part la livraison d’épicerie et d’autre part les repas. Pour ces derniers, la tendance est à l’augmentation. La livraison de repas s’est totalement intégrée aux pratiques de consommation des urbains, et ceci est valable dans le monde entier. Les acteurs de la livraison de repas ultra rapide sont devenus des géants, UberEats, Meituan, Deliveroo.

Pour ce qui est du segment très spécifique de la livraison d’épicerie où est positionnée Getir, cela marche bien ailleurs en Europe (en restant un marché de niche néanmoins), mais aussi par exemple en Chine ou aux États-Unis. En France, la relation aux villes a été mal pensée. Les acteurs de la livraison ultra rapide se sont comportés sans faire attention aux aspects urbains, aux relations avec les collectivités territoriales. Beaucoup d’argent a aussi été investi dans la publicité et c’est un modèle d’affaires compliqué. Il me semble que dans le cas français, c’est une stratégie d’entreprise qui a échoué.

La livraison instantanée produit beaucoup d’impact dans les villes, avec un flot de motos, de mobylettes, qui peut être très bruyant et très polluant. Il y a aussi dans les villes européennes une utilisation forte des systèmes de vélos en libre-service, ce qui peut poser des problèmes pour la gestion de ces systèmes eux-mêmes. La livraison instantanée crée aussi des jobs, même si on voit aussi que les postes proposés ont tendance à tirer à la baisse les rémunérations des livreurs en général. Les conditions de travail sont mauvaises.

 

Quel est le rôle des grandes plateformes telles Amazon dans cette organisation fine de la livraison ?

Ils ont passablement révolutionné leur mode de livraison en l’internalisant en grande partie

Amazon a changé récemment de modèle. Jusqu’à il y a environ trois ou quatre ans, l’entreprise faisait appel en totalité, pour la livraison finale des colis, à des prestataires comme la Poste ou ses équivalents, UPS, FedEx, etc.

Depuis, ils ont passablement révolutionné leur mode de livraison en l’internalisant en grande partie, même s’ils ne donnent pas de chiffres. Ils ont dû construire des bâtiments de « cross dock », des centres de tri, croisant flux d’approvisionnements et de livraisons, pour leurs propres besoins. Ces plateformes de tri sous-traitent la livraison finale, pas à la Poste ou à UPS mais bien à des sous-traitants directs d’Amazon qui sont soit ce qu’on appelle les Delivery Services Partners (DSP), des petites entreprises théoriquement indépendantes mais totalement intégrées à l’univers Amazon soit, dans le modèle américain, des particuliers, des indépendants, qui vont faire de la livraison de dernier kilomètre pour la plateforme (Amazon Flex).

Il faut comprendre que la logistique fonctionne sur un modèle de la sous-traitance multiple, que ce soit pour la livraison entre deux entrepôts ou pour une livraison de dernier kilomètre. Le logo de la plateforme sur le camion peut découler d’un contrat publicitaire, le camion appartenant bien à un indépendant ou à un sous-traitant.

 

Dans ce contexte de sous-traitance en chaîne, comment peut-on donner une place aux considérations environnementales et faire des choix en conséquence, notamment sur le type de mode de transports pour la livraison ? Les plateformes ont-elles un intérêt à agir pour réduire les impacts de la livraison ?

La livraison et le e-commerce restent des business à très court terme et plutôt opportunistes

La livraison et le e-commerce restent des business à très court terme et plutôt opportunistes. La réaction des acteurs est plutôt à double tranchant. La Poste par exemple a été proactive sur les questions environnementales mais elle se retrouve maintenant presque en porte-à-faux face aux acteurs qui n’ont pas fait ce type d’efforts.

En France, les zones à faible émission (ZFE) sont par exemple très mal appliquées. Les acteurs qui ont été opportunistes et se sont dits qu’ils allaient faire des efforts quand il y aurait une vraie application des ZFE ont un avantage. Les acteurs de la logistique attendent de voir la réglementation et si elle va vraiment être appliquée.

Le consommateur, lui, a peu d’éléments pour choisir et opter pour une livraison qui produit moins d’impacts.

Si un système de gestion des transports (Transportation Management System, TMS) est bien fait, on peut introduire les choix du consommateur dans l’algorithme qui aboutira peut-être à une autre manière de livrer

L’information n’existe pas toujours sur l’impact environnemental des choix du consommateur en matière de livraison. Pourquoi cela n’est pas fait ou mis en avant reste une bonne question.

Cela compliquerait un peu la logistique pour les grandes plateformes d’avoir à prendre en compte les souhaits des consommateurs, mais globalement la raison d’être des logisticiens est de s’adapter aux contraintes. Si un système de gestion des transports (Transportation Management System, TMS) est bien fait, on peut introduire les choix du consommateur dans l’algorithme qui aboutira peut-être à une autre manière de livrer. Le logisticien sait prendre en compte et gérer ce niveau de contrainte supplémentaire.

Actuellement il y a déjà des consommateurs qui choisissent la livraison à domicile et d’autres en point relais, voire de faire livrer chez un voisin ou encore de faire changer l’adresse de livraison alors que le colis est déjà en train d’effectuer le dernier segment du trajet. Tout cela est pris en charge par le TMS car le système permet d’envoyer de la demande de dernier moment aux livreurs en réorganisant la planification de l’itinéraire de livraison.

Pensez-vous que les collectivités territoriales aient des leviers pour accompagner ces solutions de livraison ayant moins d’effets négatifs ? Quelles sont leurs marges de manœuvre ?

Tout d’abord il faut qu’elles fassent appliquer leurs propres règles. Les ZFE en France ne sont pas très nombreuses ni très strictes, en plus leurs mises en œuvre peuvent être repoussées de plusieurs années. Il faudrait un système qui lit les plaques d’immatriculation et plus d’agents de verbalisation.

La livraison s’effectue souvent sur des terrains qui ne font pas partie du domaine du stationnement payant. Il faut donc des policiers assermentés mais il en manque. Pour la question des règles par exemple, le contrôle technique des deux-roues est une compétence nationale, mais pas celle du stationnement deux-roues ! Faire appliquer le stationnement des deux-roues utilisés pour les livraisons est un levier très important et pourtant les villes renoncent à faire respecter les règles.

L’organisation de la voirie, la gestion de la sécurité routière, sont autant de leviers qui sont locaux.

Pour aller plus loin.

 

Dans un article récent, Laetitia Dablanc revient à la fois sur les nouveaux outils dont disposent les collectivités publiques pour orienter la logistique urbaine puis propose un panorama de « politiques concrètes » mises en place par des métropoles et des pays européens.

L’auteure propose de travailler sur les leviers déjà en main des collectivités territoriales, telles que l’organisation de la circulation, le stationnement, la gestion des horaires de livraison ou du gabarit des véhicules utilitaires autorisés à circuler en ville mais aussi en mobilisant les outils plus récents, comme les ZFE.

Elle propose aussi de se saisir de la possibilité offerte aux autorités organisatrices des transports d’organiser des services publics de transports de marchandises et de logistique urbaine. L’auteure signale que cette disposition unique en Europe permettrait de subventionner et de réguler une activité de livraison mutualisée en centre-ville.

L’auteure conclut ainsi que « si une ville, une agglomération ou une Région veulent agir sur la mobilité des marchandises, elles disposent d’une grande palette d’outils pour le faire ».