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Outils connectés, ouvriers déconnectés : effets de l’informatisation du travail dans les entrepôts de logistique

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Si nous n’y prêtons pas toujours attention, la logistique se révèle indispensable pour la pérennité de nos modes de vie contemporains.

Pour accélérer le processus de livraison des marchandises (secteur particulièrement stratégique pour les entreprises), l’organisation du travail est informatisée et rationalisée, ce qui agit fortement sur les liens que les préparateurs de commandes peuvent entretenir aux lieux, au collectif de travail, et à l'entreprise.

Ces évolutions s’observent à des échelles différentes, nous nous concentrons ici sur les entrepôts du e-commerce et les dark stores. Entre périphérie et centres urbains, nous étudions ce qui façonne le quotidien professionnel de l’ouvrier moderne avec les sociologues David Gaborieau et Vincent Chabault.

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Date : 20/11/2023

Introduction

 

Bien qu’elle ne soit pas toujours rendue visible par les entreprises, la logistique est omniprésente dans notre société. Elle comprend « toutes les activités destinées à planifier, mettre en place et contrôler les flux de matières premières, de marchandises ou d’information, de leur point d’origine à leur point de consommation » [Duc, 2018]. Pendant le confinement de l’année 2020 dû à la pandémie de coronavirus, 52% des entreprises se sont adaptées aux contraintes induites par la crise sanitaire en réorganisant leur logistique. 14% ont développé la vente en ligne. 10% ont mis en place de nouveaux systèmes de livraison comme la livraison à domicile ou le drive. 1% ont opté pour la vente directe ou par le biais d’une plateforme collaborative [Duc et Souquet, 2020]. Par ailleurs, une dynamique d’innovation était déjà observée dans ce secteur stratégique depuis plusieurs années, que ce soit dans l’optique d'améliorer les délais de livraison, répondre à la pression du marché ou en conquérir de nouveaux.

Cet article explore l’impact que les évolutions techniques du secteur de la logistique peuvent avoir sur les liens qu’entretiennent les employés entre eux et avec leur métier à différentes échelles : entrepôts du e-commerce et dark stores. S’ils disposent de nombreux points communs, ces deux types de structures ont aussi leurs caractéristiques propres. Lentrepôt de e-commerce peut être défini comme « une installation dans laquelle sont préparées et expédiées les commandes passées par les clients via une boutique en ligne. Ces centres logistiques doivent envoyer un grand nombre de commandes dans les plus brefs délais ». Peuvent y transiter des marchandises de toutes sortes allant des vêtements commandés sur un site de prêt-à-porter à du mobilier d’intérieur, en passant par des pièces automobiles. Ils se situent principalement en périphérie des grandes agglomérations.

À l’inverse, les dark stores se situent au cœur des centres-villes et « proposent un service de livraison de produits alimentaires et de grande consommation, à domicile, dans des délais très courts, compris entre 10 et 20 minutes » [Apur, 2022]. Ils sont aussi appelés « magasins aveugles » ou « commerces fantômes » en raison de leur invisibilité sur l’espace public. Dépourvues d’un espace de vente, ces entreprises ne sont pas identifiables de l’extérieur et n’entrent en relation avec leur clientèle qu’au moyen des applications qui leur sont dédiées. Depuis leur smartphone, les clients ont ainsi accès à l’offre proposée par les commerces ou restaurants partenaires de ces plateformes.

Ces entreprises fonctionnent donc comme des entrepôts miniatures au sein desquels les commandes des clients sont préparées et transmises à des livreurs. Le concept de boutique fantôme s’étend aussi au domaine de la restauration via les dark kitchens. Elles « peuvent rassembler une ou plusieurs enseignes différentes au sein d’un même local. Selon les cas, certaines enseignes peuvent avoir un restaurant physique dans Paris et proposer leurs plats dans une dark kitchen […]. D’autres enseignes, au contraire, ne sont que digitales et n’ont aucun espace de vente autre que celui proposé par les dark kitchens » [ibid.].

Les manières de consommer évoluent et, aujourd’hui la disponibilité et la rapidité d’expédition d’un produit peuvent représenter des arguments décisifs dans le choix du consommateur [Soulier, 2022]. Forts de ce constat, nombreuses sont les entreprises qui s’emploient à optimiser leur logistique pour réduire les coûts et abaisser les délais. Cela passe notamment par la rationalisation et l’automatisation de la gestion des stocks. Les conditions de travail des employés d’entrepôts s’en trouvent ainsi profondément modifiées.

Nous traiterons ce sujet en interrogeant David Gaborieau, maître de conférence à l’Université de Paris et chercheur au CERLIS, spécialisé dans la sociologie des mondes ouvriers, qui a conduit des recherches empiriques sur les entrepôts de logistique. Son expertise nous éclairera, d’une part, sur la manière dont l’informatisation de la logistique à contribué à faire évoluer les lieux du travail ainsi que sur la manière dont les employés se saisissent de ces nouvelles infrastructures et, d’autre part, sur la façon dont la standardisation des tâches participe à l’affaiblissement du sentiment d’appartenance au collectif de travail. Enfin, nous porterons notre attention sur les dark stores et sur les fonctions remplies par ces modes de consommation à travers le regard de Vincent Chabault, maître de conférences à l’Université Paris Cité et au CERLIS, spécialiste des différentes formes de commerce de détail et des pratiques de consommation et auteur d’Éloge du magasin. Contre lamazonisation.

 

Préparateur de commandes : Comment l’informatisation de la gestion des flux a transformé le métier

 

La recherche d’optimisation de la logistique passe par la numérisation des infrastructures dont le travail via commande vocale fait partie (on parle aussi de voice picking). Les missions à réaliser et la cadence sont imposées par la machine, ce qui réduit l’employé à un simple exécutant de tâches standardisées. Si ces dispositifs remplissent leurs objectifs en matière de productivité, ils transforment le rapport qu’entretiennent les ouvriers de la logistique avec leur métier. David Gaborieau revient sur l’arrivée de ces nouvelles technologies au sein des entrepôts :

Il y a plein d’objets qui connectent l’ouvrier au progiciel, ce qui transforme radicalement les métiers, parce qu’un métier où il y avait auparavant des savoir-faire, où il y avait autre chose que juste de la répétition de tâches, va se transformer en allant vers une plus grande répétitivité, pas de possibilité de prendre de l’avance, de revenir en arrière, donc moins d’autonomie et au final ça se limite au suivi d’un script. Il faut suivre le script, le scénario, point par point, au rythme de la machine, et ça c’est vraiment l’ouvriérisation au sens où les gens deviennent des OS [ouvriers spécialisés], métiers qu’on pensait avoir disparu […]

C’est intéressant parce qu’on aurait pu croire dans les années 1980-1990 que travailler avec l’informatique c’était forcément plus de qualification. Les ouvriers qui me racontent l’arrivée de l’informatique dans les entrepôts ils me disent ça : « Nous y’avait zéro ordinateurs, tout d’un coup on nous a dit « Vous allez travailler avec des ordinateurs, y’aura des casques, des micros, de la reconnaissance vocale » et ça avait l’air forcément enthousiasmant, et forcément c’était quelque chose de plus qualifié. Et en réalité, une fois que ces technologies sont mises en place, on se rend compte que non seulement elles encadrent encore plus le travail par le contrôle mais elles restreignent aussi le champ de l’activité. C’est-à-dire qu’on fait de moins en moins de choses, on diversifie de moins en moins son travail. De plus en plus on est exclusivement concentrés sur la tâche productive.

La rationalisation des métiers de la logistique induite par la gestion informatisée des flux ne semble donc pas avoir amélioré favorablement le quotidien des travailleurs. Aujourd’hui, l’absence d’initiative et le suivi de la cadence imposée par le logiciel sont nécessaires pour travailler avec ces outils. David Gaborieau explique comment l’informatisation de la logistique a profondément transformé les compétences nécessaires à l’exercice du métier de préparateur de commandes :

Pour le dire vite, avant pour être un bon préparateur de commandes, il fallait savoir quel type de produits étaient disponibles dans l’entrepôt, il fallait connaître les emplacements dans l’entrepôt, il fallait savoir à quelle heure allait partir tel ou tel camion. Et pour savoir tout ça, il fallait être en bonne entente avec ses collègues, les connaître, discuter avec eux et être au fait de tout ça. Il fallait du coup passer plusieurs semaines voire plusieurs mois dans l’entrepôt pour être vraiment à l’aise dans son travail. Sous commande vocale, quand on met le casque et le micro, tout ça n’existe plus. Pour bien faire son travail, et ça les concepteurs de l’outil et les responsables d’équipe le disent, il ne faut pas réfléchir. Dès qu’on se met à réfléchir, si on cherche à être proactif… c’est un réflexe qu’on a tous dans le travail, on cherche tous à instiller dans le travail quelque chose de personnel, si on fait ça avec un outil comme la commande vocale, ça fait buguer la machine et c’est un enfer, ça ne marche pas. J’ai pu l’expérimenter moi-même, la bonne solution c’est de ne pas réfléchir. C’est des transformations du travail qui orientent vers des formes de standardisation où, non seulement on est obligés de faire quelque chose, mais en plus on n’a pas intérêt à faire autrement.

 

Établissement de production et logistique
© marcinjozwiak

 

La standardisation des tâches réduit le sentiment d’appartenance au collectif et à l’entreprise  

 

Les compétences observées avant l’informatisation des flux concernent à la fois les relations entre les employés et la connaissance des lieux et des procédés. Toutes étant, le plus souvent, liées à l’ancienneté. Les connaissances nécessaires aux employés pour mener à bien leur mission pouvaient favoriser leur implication au sein de l’entreprise. En effet, la maîtrise des particularités de l’entrepôt permet d’y gagner en autonomie, efficacité et en reconnaissance. Développant alors des relations d’interdépendance entre eux, les employés voyaient aussi leur implication récompensée par l’acquisition de savoir-faire et savoir-être valorisés au sein de l’entreprise. Aujourd’hui, un tel investissement semble à la fois impossible et dépourvu d’intérêt : la standardisation des tâches n’implique aucun avantage lié à l’ancienneté. Cela limite même les perspectives d’évolution des employés (dont une partie est intérimaire).

Il y a beaucoup d’intérim dans le secteur, et de plus en plus, pour une raison assez simple : puisqu’on n’a plus besoin de former des ouvriers, c’est très facile de former des intérimaires. En deux jours, la personne maîtrise le casque, la vocale. De plus, les tâches sont de plus en plus répétitives et il y a de plus en plus de postes répétitifs. Tous les petits postes un peu qualifiés dans l’entrepôt, comme le contrôle qualité par exemple, tous ces petits postes-là ont disparu avec l’informatique, donc il n’y a pas de possibilité d’évolution. Comme les gens ne peuvent pas évoluer, ils s’en vont. […] Dans l’absolu, ils voudraient pouvoir s’impliquer plus. Tout le monde a ce réflexe-là quand on est impliqué dans une tâche collective et qu’on sait qu’on va rester 8 h par jour dans un endroit, on a envie d’y mettre un peu de soi, mais c’est un peu compliqué pour toutes les raisons qu’on vient d’expliquer.

Donc en fait quand on leur parle de la logistique, parfois quand ils viennent d’arriver et qu’ils sont un peu jeunes, ils disent “mais moi j’aime bien ce métier, j’aimerais bien trouver un endroit où ça peut marcher, j’aimerais bien faire de la vraie logistique, ça doit exister quelque part”. Au bout d’un moment, il arrive assez souvent qu’ils ne trouvent pas ça parce que ça n’existe pas beaucoup. Et donc ils sont toujours confrontés aux mêmes gestes répétitifs et à partir de là, quand on les interroge un peu plus tard, ils veulent tous quitter l’entrepôt où ils sont, quitter la logistique pour faire autre chose. Un “autre chose” qui est un peu flou et pas toujours facile à trouver pour eux, mais l’ambition partagée des ouvriers est de quitter l’entrepôt. C’est des métiers où il y a peu d’ancrage durable, ce qui joue sur le collectif, sur le syndicalisme par exemple. Personne ne cherche à défendre un métier quand tout le monde veut s’en aller.

Dans le même sens, c’est aussi, selon David Gaborieau, le fait que les tâches soient extrêmement simples à réaliser et qu’aucune marge de manœuvre ne soit accordée pour les réaliser qui induit cet attachement particulièrement faible au collectif de travail.

Quand on a une prime de productivité, un encadrement de tous les gestes, plus la commande vocale et un écran sous les yeux, on a tendance à moins communiquer avec ses collègues. Il faut aller vite et on parle moins du travail aussi parce qu’en fait y’a pas grand-chose à dire sur le travail. Y’a pas de discussion à avoir sur les tâches à accomplir autre que “est-ce que t’as bien déconnecté ton cerveau pour bien respecter la machine ?”. On peut s’en plaindre, on peut le critiquer parfois. Toutes les blagues qui sont faites autour du robot sont des formes de critique, des formes de détournement de l’outil au sens où l’on peut en rire. Mais on discute moins voire plus de la tâche à réaliser, on ne discute pas du camion à livrer, de comment le charger, donc le collectif de travail s’effrite aussi avec ça.

Pour décrire les effets de la perte d’autonomie liée à la standardisation des tâches, le chercheur mobilise le concept de dépossession de soi :

Il y a plusieurs aspects de la dépossession. En termes marxistes, c’est de l’aliénation, c’est de perdre le lien avec l’objet du travail, entendu comme ce qu’on est en train de réaliser, et que ça soit réduit à son plus simple geste : “je suis en train de mettre un colis sur une palette, c’est ça mon travail”. Ensuite, la dépossession c’est aussi : est-ce qu’on arrive à avoir des marges de manœuvre sur son travail, est-ce qu’on peut y mettre sa touche personnelle ? Et là c’est clair que dans les entrepôts ça a été très fortement réduit et même l’encadrement s’en plaint par exemple.

Quand on interroge les cadres de la logistique, ils disent tous ça, qu’ils ont un problème, que les gens ne sont pas assez impliqués, qu’ils ont perdu le sens du travail et ils cherchent des manières de recréer du sens au travail pour essayer d’éviter ça. Sauf qu’aujourd’hui quand on recrée du sens au travail on va mettre en place des briefs en début de journée, du coaching dans les entrepôts. Mais tout ça ce sont des façons un peu artificielles de créer du sens au travail et ça ne marche pas toujours. En tout cas même quand ça marche, ça n’a pas le même sens que lorsque le sens du travail vient vraiment de l’activité, qu’il est dans les gestes, ce que je disais, dans le chargement du camion, la livraison de tel client qui a telles caractéristiques.

David Gaboriau montre aussi que la forte homogénéité sociale (trajectoires biographiques proches) de ce secteur peut rapprocher les membres d’un même collectif de travail. Pour autant, cette proximité pointe les enjeux liés au recrutement et à l’attractivité des emplois non qualifiés.

Très largement, la logistique, pour fonctionner telle qu’elle est aujourd’hui, elle a besoin de recruter des corps masculins jeunes et en bonne santé. Ça c’est partout et tout le monde. Et c’est important de le dire. D’ailleurs j’ai bien dit “La logistique a besoin de” parce que ça veut dire qu’on a créé une activité qu’on ne peut pas faire exercer par des femmes parce que le cadre légal fait que les règles de pénibilité ne sont pas tout à fait les mêmes pour les femmes et les hommes. Donc on a créé une activité qui ne peut être réalisée que par des hommes, on a masculinisé le secteur. Et puis, dans les grands centres urbains, on retrouve une très forte concentration de main-d’œuvre racialisée dans les entrepôts.

En Île-de-France, c’est très majoritairement des noirs et des arabes, français ou récemment arrivés en France. Et c’est pareil dans la banlieue lyonnaise et dans toutes les grandes villes. Y’a un petit peu de sans-papiers, mais pas tant que ça. Ça montre qu’on crée une organisation du travail pour laquelle on n’arrive à recruter que des hommes noirs et arabes. Pourquoi ? Parce qu’ils sont dans des formes de discrimination face à l’emploi qui les empêchent de faire valoir leurs qualifications ou bien ont peu de qualification. Et du coup il ne reste que ça. Et c’est connu dans les milieux populaires des grands centres urbains, tout le monde vous dira “oui la logistique ça nourrit son homme”, au sens où ce n’est pas terrible du tout, mais il y a toujours du boulot et quand on a besoin d’argent on peut trouver du travail là-dedans.

Et bien sûr ça peut créer des formes de sociabilités dans l’entrepôt parce que y’a des proximités de parcours entre les personnes, ça peut créer des sociabilités masculines quand c’est majoritairement des hommes. Et on pourrait dire d’une certaine manière que ça peut structurer les collectifs, mais c’est aussi problématique. Les ouvriers voient que c’est problématique. Personne n’a envie de travailler dans un endroit où il n’y a que des gens comme nous. Si y’a que des gens comme nous c’est qu’il y a un souci, quelles que soient les caractéristiques de ces gens. Et parmi eux personne ne trouve ça normal.

 

Les dark stores : de mini entrepôts au cœur des grandes villes

 

Après avoir décrit les effets de la standardisation des tâches dans l’univers de la logistique, nous proposons de changer d’échelle en nous concentrant sur les dark stores. L’étude de ces derniers fait apparaître des points communs avec les entrepôts précédemment évoqués puisque le travail s’y trouve aussi rationalisé et régi par des outils numériques. Ces entreprises, qui créent et répondent au besoin de domesticité de leurs clients, nous invitent à interroger nos modes de vie et de consommation.

Il s’agit aussi de penser les problématiques ouvrières au sein des grandes villes par le prisme de ces établissements tout en prêtant attention aux liens qu’entretient la clientèle avec eux. Le chercheur Vincent Chabault définit les dark stores comme de petits entrepôts urbains nécessaires au quick commerce et destinés à la réception et au stockage des marchandises ainsi qu’à la préparation des commandes. Il les décrit comme « des lieux de flux de marchandises. Ils ne sont en aucun cas des lieux relationnels et identitaires. Ils n’accueillent aucun client et il ne s’y déploie pas ce que Annie Ernaux nomme “la vie extérieure”, visible en hypermarché ou dans les petits commerces. »

Pour Vincent Chabault, ces plateformes de livraison offrent une option supplémentaire au consommateur, mais ne sont pas d’envergure à remplacer les commerces ayant pignon sur rue. De plus, la forte concurrence entre les différentes enseignes les conduit à proposer des délais de livraison toujours plus bas. Or, ces derniers ne sont pas toujours respectés, décevant alors une partie de la clientèle.

Il faut considérer le quick-commerce comme un circuit supplémentaire et non comme un substitut aux formes dominantes d’approvisionnement. Ce marché s’élève à 200 millions d’euros entre mars 2021 et mars 2022, soit l’équivalent des recettes de deux petits hypermarchés. Le secteur ne pèse pas lourd et n’est pas rentable. Il s’est aussi développé artificiellement grâce aux remises substantielles accordées lors des premières commandes. Toutefois, l’activité génère des nuisances pour les riverains — ce qui va conduire à la régulation des implantations par les maires — et repose par ailleurs sur la mise au travail de livreurs dans des conditions inacceptables. […]

Les opérateurs du quick commerce contribuent à mettre en forme une demande d’immédiateté chez les consommateurs. Elle est évidemment irrationnelle et ne répond à aucun besoin réel, mais force est de constater que le modèle a rencontré les intérêts de certains. Le mouvement est plus ancien : la Redoute et les 3 Suisses développent le colis livré en 48 puis 24 h au tournant des années 1980-1990 puis Amazon propose plus récemment une livraison en 1 heure. Pour Gorillas, Flink ou Getir, la promesse s’élève à 15 minutes… Ce qui est en réalité rarement le cas. Face à la déception des clients, ces acteurs ont dû d’ailleurs revoir leur ambition première et ne plus afficher de délai précis.

Pour cerner ce phénomène, il semble aussi pertinent de prêter attention aux rapports entre les différents groupes sociaux représentés dans cette chaîne commerciale. Si le travail des livreurs et des préparateurs répond pour eux à des enjeux financiers, Vincent Chabault montre que la livraison des courses ou des repas à domicile satisfait un besoin de domesticité pour les clients de ces plateformes. En plus de leur éviter l’accomplissement de cette tâche, cela semble aussi considéré comme une pratique distinctive au sens où se faire livrer ses courses ou ses repas permet de se distinguer des personnes qui se déplacent elles-mêmes pour effectuer ces achats. On peut alors penser que ces plateformes offrent la possibilité à ceux qui en ont les moyens de délaisser l’espace public physique tout en ayant accès aux services qui peuvent y être proposés.

Ce qui me semble évident, c’est que ce type de service réactive une forme de domesticité. On peut d’ailleurs reconnaître que les opérateurs ont su flairer cette attente. Les professionnels du marketing, qui ne sont pas des sociologues, n’interrogent jamais le rapport social qui sous-tend la relation commerciale. D’un côté, on a des clients urbains, actifs, jeunes et diplômés, plutôt aisés. De l’autre, des livreurs, très rarement salariés, peu rémunérés, issus de vagues migratoires récentes, parfois sans papiers… qui trouvent dans cette activité un moyen de subsistance. Ce type de travailleur côtoie aussi des étudiants dont le niveau de vie est très peu élevé.

Se faire livrer un repas, un colis, des courses par des employés subalternes constitue une pratique distinctive qui, par l’intermédiaire de ces plateformes, attire de nouveaux adeptes. […] Le traitement médiatique du secteur a insisté sur le travail des livreurs, mais a laissé dans l’ombre celui des préparateurs de commandes. Semblable à ceux d’Amazon, leur activité consiste à collecter dans les rayons du mini-entrepôt les produits commandés en ligne avant de les mettre à disposition des livreurs. La longueur des déplacements est probablement inférieure à celle parcourue par un picker d’Amazon au sein des vastes entrepôts, mais les contraintes physiques liées aux cadences de l’activité se ressemblent. Le montant du salaire également. Quoi qu’il en soit, les dark stores ne recrutent pas des employés de vente, dont l’activité mêlerait une gestion des flux physiques et des clients, mais des préparateurs de commande, une figure devenue centrale des milieux ouvriers contemporains.

Concernant le travail en entrepôt ici décrit par Vincent Chabault, on observe que les grandes entreprises investissent dans des complexes de plus en plus automatisés déléguant une part croissante des tâches à des robots. Le métier de préparateur de commande est donc en constante évolution, ce qui amène ces employés à composer avec les dernières technologies équipant les nouvelles machines. Comme l’illustre la vidéo suivante, l’arrivée de certains outils au sein des entrepôts peut participer à la reconfiguration du lieu de travail.

 

 

Conclusion

 

Pour conclure, le développement de l’informatisation et de la rationalisation des processus en logistique permet, certes, d’abaisser les délais de livraison et d’optimiser la gestion des stocks, mais cela crée aussi un environnement de travail dans lequel les ouvriers ne se sentent pas attachés à leur entreprise ni même agrégés au collectif de travail. Le sentiment d’appartenance naît lorsque le travail exige de la coopération, un échange de savoir-faire et lorsque certains avantages découlent de l’ancienneté. Or, ce n’est pas le cas dans ces entrepôts puisque les ouvriers n’ont ni intérêt ni la possibilité d’insuffler une part de leur personnalité dans le travail qu’ils effectuent au sein de l’entreprise.

De plus, cet article nous amène à remettre en question notre rapport au temps et à la consommation. Sans éclairer les rouages de l’émergence de ce besoin d’immédiateté qui peut nous animer, il nous amène à comprendre les conditions dans lesquelles les délais de livraison peuvent être raccourcis. Sachant que ce temps de livraison représente un atout pour les entreprises face à la concurrence et qu’il s’agit d’un facteur pouvant influencer le choix du consommateur, on peut supposer que, pour des raisons économiques, les professionnels du secteur continuent à viser des délais de plus en plus courts. Étant donné que certains entrepôts disposent aujourd’hui de zones réservées aux robots fonctionnant en partie avec des intelligences artificielles, cela invite à se questionner sur la place de l’être humain au sein de ces centres logistiques dans les décennies à venir. Il semble alors légitime de se demander si les hommes ne seront pas de moins en moins nombreux dans nos entrepôts, et potentiellement affectés aux opérations d’entretien, de contrôle et de dépannage des machines.

Bibliographie

  • Apur, Drive piétons, dark kitchens, dark stores. Les nouvelles formes de la distribution alimentaire à Paris, 2022
     
  • Duc C., La moitié des sociétés procèdent à des innovations, Insee Première, n° 1709, septembre 2018
     
  • Duc C., Souquet C., L’impact de la crise sanitaire sur l’organisation et l’activité des sociétés, Insee Première, n° 1830, 2020
     
  • Soulier Jean-Marc, « 1. Apporter de la valeur aux clients et développer des avantages concurrentiels », dans La révolution Supply Chain. Sous la direction de SOULIER Jean-Marc. Paris, Dunod, « Hors collection », 2022, p. 31-54.
     
  • Wemelbeke G, Atlas des entrepôts et des aires logistiques en France en 2015, Le service de l’observation et des statistiques (SOeS), 2017