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La ville servicielle, une ville coproduite

Isabelle Baraud-Serfaty à la journée sur la Ville servicielle à Lyon (salle du conseil)
Isabelle Baraud-Serfaty à la journée sur la Ville servicielle à Lyon (salle du conseil)

Texte d'Isabelle Baraud-Serfaty

La 12ème édition des Temporelles a eu lieu à Lyon les 15 et 16 octobre derniers. Dans le cadre de réflexions des politiques temporelles, le sujet abordé cette année fut celui de la ville servicielle : nouveaux temps, nouveaux services, nouveaux modes de faire la ville.
La ville servicielle est d’abord une ville coproduite et témoigne de la montée en puissance de l’habitant/usager/consommateur.

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Date : 15/10/2015

Je suis consultante en économie urbaine et enseignante sur les acteurs privés de la ville, c’est ce qui m’a amenée à m’intéresser à la question des nouveaux modes de construction de la ville en partenariat.

La ville servicielle est d’abord une ville coproduite et témoigne de la montée en puissance de l’habitant/usager/consommateur. Cela signifie que nous passons d’une logique d’offre à une logique orientée vers les solutions. À titre d’exemple, Ikea se présente comme un opérateur de covoiturage pour faire venir les clients vers son magasin, ou Peugeot comme un opérateur de mobilité. C’est une tendance qui se développe depuis quelques années. C’est une idée que nous retrouvons en particulier dans le domaine de la mobilité, avec une construction de l’offre en fonction de l’usager. Ainsi, les autorités organisatrices de transport, qui sont multiples sur un territoire, opèrent toutes des moyens de transport selon des modalités différentes, mais le point le plus important est la relation avec l’usager : il doit avoir une interopérabilité, c’est-à-dire des informations coordonnées, un réseau homogène, et idéalement un seul billet.

La place prépondérante de l’utilisateur finale est une tendance qui s’accélère avec le développement du numérique. Même dans le secteur de l’habitat, cette rupture fondamentale se fait ressentir. La frontière en B2B et B2C s’estompe, ce qui modifie les stratégies des entreprises et les amène aussi à devenir des agrégateurs de service.

Par ailleurs, l’habitant/consommateur/usager devient également producteur. Ce n’est pas totalement nouveau (Wikipédia), mais c’est particulièrement marqué dans les secteurs de l’énergie, par le biais des bâtiments producteurs d’énergie par exemple, ou de l’économie du partage qui révèle et exploite les actifs sous-utilisés (covoiturage, partage de domicile). L’habitant peut aussi être auxiliaire des services publics. Le crowdfunding s’inscrit également dans cette optique, y compris pour des services ou espaces publics.

Par conséquent, de nouveaux besoins, voire de nouveaux métiers, apparaissent. Il faut en effet pouvoir opérer les plateformes d’interopérabilité et agréger l’offre. C’est par exemple le rôle de l’agrégateur, ou de l’optimisateur en temps réel, dans un secteur comme l’énergie : celle-ci, ne se stocke pas, et la mutualisation doit par conséquent être opérée et optimisée en direct. Une des promesses de la ville numérique est celle du pilotage de la ville en temps réel, voire prédictive, ce qui renvoie à la question du temps.

En outre, ce phénomène accentue les recompositions des acteurs par secteur. À titre d’exemple, la production du cadre bâti était auparavant organisée de façon très séquentielle, avec l’utilisateur en bout de chaîne. Aujourd'hui, il remonte l’ensemble du processus. Ce mouvement s’inscrit dans le cadre d’autres recompositions : les promoteurs et investisseurs avaient déjà amorcé un mouvement de remontée de la chaîne de production, en lien avec les questions de maîtrise foncière et le fait que désormais l’essentiel de la ville se construit sur des tissus vivants, des zones déjà bâties et des terrains urbanisés. Les collectivités n’ont par conséquent pas toujours les moyens d’acheter les surfaces. Contrainte financière et contrainte environnementale se rejoignent dans l’enjeu d’économiser les ressources : la mutualisation devient clef, entraînant de nouveaux relations entre aménageurs et promoteurs, et aussi de nouvelles formes urbaines, comme le macro-lot.

A l’inverse, des collectivités et aménageurs descendent à l’aval de la chaîne. L’objectif est notamment de chercher à maîtriser les prix de sorties des logements. Nous y sommes maintenant habitués, mais c’est relativement récent. L’opération 50 000 logements à Bordeaux en est un bon exemple en transformant les modes de faire en fonction des attentes. De la même façon, les opérateurs de construction peuvent devenir installateurs de panneaux photovoltaïques, ce qui n’existait pas auparavant.

Le mouvement de l’utilisateur s’accompagne donc d’une recomposition forte des acteurs secteur par secteur.

La ville servicielle est en outre saisie par la révolution numérique. Cette dernière n’est pas que technologique, loin de là. En lien avec une évolution des mentalités et la montée des enjeux financiers et environnementaux, elle Constitue un changement profond de ce qui compose le moteur de l’économie. Le moteur de l’économie abondant et peu cher n’est plus le pétrole comme au siècle dernier mais est désormais la multitude des individus susceptibles de devenir producteurs ou d’échanger entre eux indépendamment des grandes organisations, publiques ou privées, ; éléments expliqués par Nicolas Colin et Henri Verdier dans « L’âge de la multitude ». Cette révolution numérique s’accompagne en outre d’une autre rupture, qu’illustre et favorise l’essor des objets connectés : désormais, tout est connecté, et les secteurs se croisent de plus en plus : immobilier et énergie, mobilité et énergie, immobilier et numérique, etc. Les secteurs s’hybrident, et dans les neufs environnements susceptibles de créer de la valeur via les objets connectés que vient d’identifier Cisco (villes ; bureaux ; espaces commerciaux ; habitation ; véhicules ; usines ; espaces interurbains ; sites de production ; corps humain), tous concernent la ville…

Par conséquent, de nouvelles étapes apparaissent dans la chaîne de valeur de construction d’un quartier, par exemple : financement participatif ; thermostats intelligents ; équipage d’une route par le solaire ; systèmes de bâtiments intelligents, maquette numérique, etc.

De nouveaux entrants peuvent ainsi intégrer cette chaîne de valeur et se positionner demain en amont ou en aval.

La ville intelligente et servicielle devient par conséquent coproduite. Ce qui soulève la question de savoir qui doit la piloter.

Le Boston Consulting Group s’est penché sur la question à travers le secteur de l’automobile. Il a montré qu’auparavant un même constructeur réalisait toutes les étapes de fabrication d’un véhicule, depuis la conception à la vente en passant par la production. Progressivement, de nouvelles étapes sont apparues, avec des intervenants spécialisés. C’est un processus de déconstruction-reconstruction de la chaîne de valeur. Cette dernière se fragmente donc, devenant un puzzle avec de multiples intervenants.

La ville est en train de connaître un phénomène analogue. Le Boston Consulting Group distingue quatre stratégies d’adaptation :

  • l’orchestrateur : modèle Virgin, qui pilote l’offre globale, mais recourt à des spécialistes sur chacun des maillons ;
  • l’intégrateur : modèle de Procter & Gamble, qui continue à tout réaliser ;
  • le désintermédiateur : modèle eBay, qui se place entre l’amont et l’aval pour maitriser le marché;
  • le maître d’un chaînon : modèle Intel, qui contrôle une étape stratégique dans un secteur donné.

Cette grille de lecture peut être appliquée dans le domaine de la ville. L’intégrateur peut ainsi produire tout un ilot qui sera performant en termes d’énergie et un quartier saisi dans l’ensemble de ses composantes : c’est le projet Smartseille d’Eiffage à Marseille.

Pour l’orchestrateur, nous pouvons citer la SPL Lyon Confluence et Lyon Smart Community : pour la première fois, en 2010, on voyait tout le secteur d’acteurs appelés à intervenir.

En tant que maître d’un chaînon, IBM se positionne sur le créneau du traitement des données. Cette maîtrise des données permet de mettre en relation tous les services de la ville. De la même façon Google avec son projet Sidewalk.

Enfin le modèle désintermédié pourrait sans doute renvoyer à l’alliance entre Vinci et BlablaCar nouée en mars dernier. Les grandes entreprises cherchent à nouer des partenariats avec la multitude.

En tout état de cause, la question du pilotage se pose, en particulier pour les acteurs publics : comment maîtriser ces projets de plus en plus complexes et fragmentés, éviter de se retrouver entre les mains d’un unique opérateur, et quel doit être leur métier et leur positionnement dans la chaîne de valeur ?

Un autre sujet est celui de la maille à laquelle doit se construire la ville. Il existe dans ce domaine un double phénomène. Nous avons d’une part une miniaturisation des systèmes techniques, et d’autre part, les périmètres tendent à s’élargir.

Nous retrouvons également cette problématique en matière de stationnement. Pour qu’il soit bien géré, il faut une politique coordonnée entre voirie, ouvrages, transports en commun, mobilité, copropriété, fourrières, et certaines collectivités locales lancent des appels d’offres qui couvrent l’ensemble de ces périmètres et services.

Enfin, nous devons nous poser la question du prix de la ville servicielle, qui est sous-jacent à la question : des services, pour tous ?

Dans le domaine de l’aménagement, l’idée est que les espaces publics sont libres d’accès et gratuits. Cela implique que ce sont les contribuables qui les paient, plutôt que les usagers ou l’acquéreur de programme neuf. La ville est gratuite pour l’usager, financée par l’impôt et la plus-value. Ce modèle est menacé par la crise des finances publiques, le renchérissement des services, et le changement des mentalités. Peut-être y a-t-il un risque d’aller vers une ville low-cost avec une offre de service réduite à l’essentiel et des services annexes contre un supplément de prix. La question de savoir si c’est une ville pour tous peut donc se poser.

Une piste optimiste intéressante est l’importance de la notion de gratuité dans l’économie numérique. Cette dernière se fonde largement sur cette idée. Dans le numérique, la promesse de gratuité masque le fait que certains paient pour les autres. Il existe ainsi plusieurs modèles :

  • le modèle freemium : les produits sophistiqués paient les produits de base ;
  • le modèle biface : les recettes viennent des annonceurs et des utilisateurs ;
  • le modèle de l’effacement : il est particulièrement présent dans le domaine de l’énergie, dans la mesure où elle ne se stocke pas, et signifie que les usagers des heures les plus demandées paient pour ceux des heures creuses.

Le modèle de l’effacement est pertinent pour l’énergie, mais au-delà pour tous les flux de la ville, notamment la mobilité et ses embouteillages. Cela rejoint les ajustements possibles entre offre et demande.

Ces modèles permettent de réinventer la gratuité différemment.

En outre, le numérique crée de nouvelles valeurs. Les données apparaissent ainsi comme un gisement de recettes. Le numérique ouvre par ailleurs des perspectives de meilleur recouvrement des paiements, et d’exploitation des actifs sous-utilisés (logement, voiture). Cela pose bien sûr la question de savoir si l’on peut tout marchandiser ? De nouveaux modes de facturations sont également possibles, selon l’usage et selon l’usager.

Il est aussi possible de mettre en place de nouvelles structures de coûts et de nouveaux modes de production : dématérialisation, optimisation des consommations (mutualisation, offre ajustée aux besoins, pilotage en temps réel, prédictivité), zone de chalandise sans limite, économie circulaire, de la fonctionnalité, impression 3D…

Le numérique permet donc de réinventer les modèles économiques, avec de nouveaux systèmes de gratuité et modes de facturation. Pour que la ville servicielle soit ouverte à tous et non uniquement aux plus riches, il faut une approche plus large de ceux qui peuvent être les payeurs (utilisateurs et vendeurs de données, usagers des heures pleines, annonceurs, propriétaires de logements surdimensionnés)… qui ne se limitent plus aux 3 principaux payeurs historiques (propriétaire, contribuable et usager).

Par exemple, beaucoup de travaux portent sur la question du logement abordable mais aucun n’évoque Airbnb. Or, s’il est un acteur disruptif du tourisme, il est d’abord un acteur disruptif du logement. La mise en place d’une ville servicielle pour tous impose de faire mieux coexister le monde de l’ancienne et de la nouvelle économie.