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Claudia Palazzolo (Université Lumière Lyon 2) : « Reconnaître des pratiques artistiques populaires, oui, mais pour en faire quoi ? »

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portrait de claudia palazzolo
Maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’Université Lumière-Lyon 2 et auteure

Interview de Claudia Palazzolo

Claudia Palazzolo est maîtresse de conférences HDR en arts du spectacle à l’Université Lumière-Lyon 2, auteure de plusieurs livres et de nombreux articles sur la danse et sa mise en scène. Ses recherches portent sur l’histoire de la danse et les pratiques sociales auxquelles elle donne lieu dans la création contemporaine.

Dans cet entretien où nous l’interrogions sur sa vision du Défilé de la biennale de la danse de Lyon, Claudia Palazzolo expose ce qui fait la valeur des danses de société, ludiques et festives comme le disco ou le twerk, le fox trot et la musette, le voguing, le hip-hop ou encore la country. Ces pratiques populaires sont essentielles à la vie des communautés, mais constituent aussi une ressource disponible pour la danse contemporaine lorsque celle-ci cherche à renouveler ses formes et à se reconnecter aux publics.

Ces danses de société sont devenues des enjeux pour la recherche autour de plusieurs questions : comment les soutenir tout en résistant à leur artification ? Quelles circulations et réinventions demain dans un contexte de tension autour de la problématique des emprunts culturels ? Quel rapport à l’improvisation, au corps et au corps imparfait lorsque la danse se diffuse et s’apprend via des tutoriels circulant sur les réseaux sociaux ?

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Date : 21/09/2023

Quel est votre rapport à la danse ?

Avant d’être un objet de recherche, la danse a été pour moi une pratique. Pendant une vingtaine d’années, j’ai pratiqué différentes sortes de danses, intégré des compagnies amateurs… Rien de très original, tous les universitaires spécialistes de la danse l’ont pratiquée. Il faut savoir que ce champ de recherche est assez nouveau. Quand j’ai commencé mes travaux en Italie, la danse n’était pas une discipline académique, c’était une sous-branche de l’histoire du théâtre.

Une question qui est au centre de vos recherches est la dimension populaire de la danse, et les interactions entre les danses populaires et la danse contemporaine, pouvez-vous en dire plus ?

Oui c’est un fil directeur. Mon premier travail portait sur un spectacle de Pina Bausch, consacré à une ville, Palermo, cela m’intéressait d’autant plus que je suis Sicilienne, et que le processus de création reposait sur un dispositif interactif avec la ville. J’ai fait ensuite ma thèse sur la mise en scène de la danse aux expositions universelles de Paris, entre 1889 et 1937.

Ces expositions se voulaient des villes dans la ville, ouvertes à tous, les sociologues y voient les premiers phénomènes de masse. Elles amenaient en effet toutes les classes sociales, tant les fédérations ouvrières que les élites aristocratiques, et on y trouvait toutes sortes de danses, des danses du monde qui venaient des pays invités et des pays coloniaux, ainsi que des spectacles de danse. L’exotisme et l’apologie du progrès technique, qui était une manière de mettre en avant la suprématie occidentale, étaient les ingrédients de mises en scène de ces expositions. Mais avant d’aller plus loin, il faut peut-être préciser des termes.

Quels seraient les bons concepts pour comprendre comment se structure le champ de la danse ? La distinction établie entre danse savante et danse populaire est-elle pertinente ?

Il y a plein de porosités, quand vous voyez par exemple un spectacle dans la rue fait par un professionnel qui fait danser des amateurs

En français, le mot danse fait référence à deux pratiques aux fonctions et enjeux très différents : il désigne à la fois la danse de scène, ou danse théâtrale, destinée à être regardée, et les danses de société, récréatives, festives, celles que l’on pratique tous. Pour mes étudiants je pose cette dichotomie - en précisant qu’elle est arbitraire - parce qu’on en a besoin pour comprendre les enjeux, elle est opératoire. En général, la danse théâtrale est faite pour être objet de contemplation, et pas seulement pour se rencontrer ou se divertir ou se socialiser. Alors que la danse de société, qui peut être la danse de mariage, de fête, de boîte de nuit, est une danse festive, divertissante. En général la première est faite par des professionnels, la seconde par tout le monde. Mais il y a plein de porosités, quand vous voyez par exemple un spectacle dans la rue fait par un professionnel qui fait danser des amateurs…

Par ailleurs la dichotomie danse théâtrale / danse de société en amène une autre : danse savante / danse populaire… La notion de danse savante, en effet, renvoie à une terminologie précise donnée à la danse du Quattrocento italien. Dans les cours de l’époque, on a commencé à définir, transmettre et théoriser une danse digne, mesurée, gracieuse, élégante destinées aux courtisans et qui pouvait se distinguer des danses de villages, danses considérées comme vulgaires, non raffinées. C’était une danse de société devenue une discipline courtoise. De là sont nés le ballet de cour, et la danse théâtrale.

 

Pieter Brueghel l'Ancien, Danse villageoise (1568)© Kunsthistorisches Museum

Dans certaines de vos publications, vous parlez de « danse pop » et non de « danse populaire », pourquoi utiliser cette terminologie ?

Le terme populaire en danse renvoie presque immédiatement à l’idée de danse traditionnelle, c’est-à-dire de danse liée à des sociétés rurales. Cela collait mal aux types de danses que je voulais évoquer, comme la disco-dance, la techno, le Jerk, le Twerk ou des formes de danses plus actuelles.

J’ai choisi le mot « pop », parce que c’est une catégorie très large et inclusive qui peut renvoyer à la surcatégorie de « musique pop » et à toutes les danses qui peuvent l’accompagner. J’aurais pu utiliser un autre terme, celui de clubbing, qui est utilisé en France, mais il ne m’allait pas, parce qu’il est trop lié aux clubs, aux boîtes de nuit, alors que des formes de danse se déploient dans d’autres contextes.

Dans votre livre « Danser pop », vous pointez le phénomène de récupération des danses des amateurs par des chorégraphes contemporains, qu’est-ce qui se joue ?

La danse divertissante d’un côté, et la danse moderne de l’autre, deux dimensions qui ne peuvent pas se mêler

Autour de 2010, j’étais frappée de voir des artistes de danse contemporaine citer, ou incorporer à leurs créations des danses de société actuelle. Sur les plateaux des théâtres, on pouvait voir des références à des formes populaires de danse, qu’il s’agisse de disco, du twerk, du new ave, du funk… Cette tendance s’est accentuée depuis lors. Cela me semblait étrange, parce qu’en tant qu’historienne, je savais que dans les discours des fondateurs de la modernité en danse, s’affichait un clivage très net entre la danse divertissante d’un côté, et la danse moderne de l’autre, deux dimensions qui ne peuvent pas se mêler.

La danse contemporaine se perçoit, surtout à ses exordes, comme une danse engagée, totalement libre, en relation d’antagonisme avec une société industrielle dont elle ne veut, pour cette raison, ne tirer aucun modèle. Selon cette vision, les danses de société, liées à la mode et à l’industrie du disque ne seraient qu’un symptôme d’une société de consommation qui se plie à des rythmes frénétiques et mécanisés. C’est le discours d’Isadora Duncan par exemple. Je me questionnais : pourquoi des artistes qui se réclament de la danse contemporaine, récupèrent-ils des formes de danse jusque-là considérées comme superficielles, complices de la société et de ses industries culturelles ? C’est ainsi que j’ai engagé une recherche sur ce sujet.

Comment expliquer ces appropriations par les chorégraphes contemporains ?

Un danseur qui regarde la danse du passé donne sa propre lecture des danses qui existent déjà

On venait des années 2000, une période dominée par le courant de la danse conceptuelle, un courant très engagé, très radical. Le besoin a sans doute été ressenti de revenir à une forme de danse qui parle plus directement au public, et puisse donc revenir à des fondamentaux du mouvement dansé, à une danse plus ancestrale quelque part.

Ce « retour » a pu donner lieu parfois à des œuvres commerciales, consensuelles, moins engagées, mais il a pu aussi donner lieu à une recherche de subtilité chorégraphique, à une quête d’une nouvelle théâtralité. Je suppose qu’il faut aussi y voir la réflexivité de la danse contemporaine : comme on ne peut pas tout inventer, s’est posée la question du refaire. Refaire, ça veut dire refaire des ballets classiques, refaire des ballets baroques, regarder avec un œil contemporain des choses anciennes. Et avoir la possibilité, dans la création, de refaire une histoire de la danse. Parce qu’un danseur qui regarde la danse du passé donne sa propre lecture des danses qui existent déjà. Donc quelque part, la création se fait historienne, les danseurs et les chorégraphes deviennent des chercheurs qui regardent le champ de la danse.

 

Variation de danse contemporaine© Fanny Schertzer

Qu’apporte la présence de danses populaires dans la danse de scène ?

Différents usages sont possibles. Je vous donne une anecdote. Il semble que dans les ballets de cours, les moments où il était possible de contourner les codes de la danse savante et de la belle danse aristocratique étaient ceux où l’action imposait l’entrée des « sauvages »,  des « barbares » des « vilains » autrement dit les autres, les exclus, les membres des communautés qui n’étaient pas la communauté dominante. Cela nous apprend que la danse de société sur scène a toujours raconté des histoires, elle peut donner une représentation de la manière dont des groupes sociaux fonctionnent et interagissent.

Un grand chorégraphe, Kurt Jooss, a beaucoup travaillé là-dessus. Dans sa pièce La grande ville (1932), il fait se succéder le fox trot des riches, la musette des ouvriers, la ronde des enfants… Évidemment ça c’est des clichés, mais on fait du théâtre aussi avec les stéréotypes, qui sont des matériaux que le public connait, et le chorégraphe peut s’en accommoder ou à contrario s’en servir en les détournant, en les questionnant pour amener de la théâtralité. La figure du populaire dans la danse peut figurer diverses choses qui vont de l’altérité (danse de l’autre) à la communauté (danse de nous tous). Selon la posture qu’on utilise pour figurer le « populaire », parodie, empathie, partage sensible etc., le résultat peut être totalement différent.

Peut-on parler en France de hiérarchisation des danses, liée peut-être à la structuration de la société, ou à la manière dont les institutions culturelles reconnaissent ou non des formes artistiques ?

La question tient à la manière dont on définit le champ de la danse contemporaine, notion qui est devenue très vague aujourd’hui

Il est difficile de parler de hiérarchisation de ces danses alors que la ne sont généralement pas considérés comme de l’art, mais des pratiques sociales. Quand un chorégraphe reprend ces danses pour les montrer dans un théâtre, en revanche ça rentre dans le champ et le marché de l’art. Est-ce que ce sont ces pratiques, ces vocabulaires, qui sont désormais considérés comme appartenant au champ de l’art, ou est-ce que c’est plutôt le fait que des danseurs ou des chorégraphes les intègrent à leur écriture et leur donnent du sens ?

Des danseurs de hip-hop, qui avaient une pratique de rue, sont devenus des chorégraphes. Dans ce cas-là en effet, il y a eu une légitimation de ces pratiques grâce à leur théâtralisation, mais je pense que la question tient plutôt à la manière dont on définit le champ de la danse contemporaine, notion qui est devenue très vague aujourd’hui. Les mots « danse contemporaine » veulent-ils dire la danse d’aujourd’hui, ou, comme je le pense, une liberté d’écriture, de dramaturgie, la possibilité de danser ou de ne pas danser, de chanter, d’utiliser toutes sortes de matériels, d’intégrer aussi une dimension autoréflexive ? Je pense que c’est l’écriture, la composition, la dramaturgie, les démarches de création, qui rendent la danse contemporaine et non pas les pratiques gestuelles sur lesquelles elle s’appuie.

Des chorégraphes issus du hip-hop comme Mourad Merzouki ou Kader Attou se sont battus pour être reconnus comme des artistes à part entière. Dans la danse de société, d’autres courants que le hip-hop se sont-ils heurtés ainsi à un plafond de verre de la reconnaissance par les institutions culturelles ?

Tout danseur qui veut vivre de son art veut être reconnu. Mais pour être reconnus comme artistes, les danseurs dont vous parlez ont dû chorégraphier, investir des dispositifs scéniques, devant un public, et donc adopter ou inventer les codes d’un spectacle de danse, et une écriture. L’écriture du hip-hop devenant contemporaine, ces artistes sont rentrés dans l’art contemporain.

Quand des pratiques sont montrées sur une scène, cela peut les faire reconnaitre. Mais je poserai la question : reconnaitre des pratiques, oui, mais pour en faire quoi ? Ne serait-il pas essentiel aussi que ces danses soient considérées comme des moments essentiels dans la vie sociale et communautaire, même si elles ne se produisent pas dans des théâtres ? Je suis heureuse que tout le monde ne soit pas dans cette démarche d’artification, que de nombreux danseurs et enseignants de salsa adorent par exemple danser ensemble, ou transmettre et organiser des soirées, et pas forcément des spectacles.

 

Cela amène la question : l’institution doit-elle soutenir ce que vous appelez les danses de société ?

Soutenir, sans que la pratique perde sa vitalité, sans que ces danses se coupent de leurs contextes, c’est une gageure

On assiste à la prise en compte de la valeur esthétique des danses de société. Je suis de plus en plus sollicitée pour participer à des jurys de thèse sur la salsa, sur la cueca, sur le rock, qui portent justement sur cette valeur. Il serait intéressant de réfléchir à la manière de valoriser autrement ces danses, ces pratiques, pour leur donner de l’ampleur, pour faciliter leur transmission, supporter leur diffusion parmi les publics, sans que ces pratiques rentrent forcément dans les grilles de la production du spectacle théâtrale, qui ne sont pas toujours les plus adaptées et qui ne correspondent pas toujours aux vrais enjeux des danseurs. Certains enseignants de salsa, de cueca ou de rock se plaignent de ne pas pouvoir bénéficier de Diplôme d’État. Mais pourquoi vouloir rentrer dans des cases qui ont été pensées pour la danse classique ou contemporaine ? Pourquoi ne pas inventer de nouvelles manières de soutenir ces pratiques, avec des formations aux enseignants plus courtes et plus souples, peut-être plus de subventions aux associations pour transmettre et donner des cours et des soirées dans les écoles et les centres culturels ? Les enseignants de ces formes-là sont des passionnés, mais ils sont vraiment seuls.

Je pense à la pratique festive de la danse, à des personnes qui dansent dans le cadre des soirées festives, qui peuvent être précédées par des cours ou des stages. Soutenir, sans que la pratique perde sa vitalité, soutenir, sans que ces danses se coupent de leurs contextes, c’est une gageure. Le risque du soutien institutionnel, c’est en effet de cadrer les pratiques et de les aplatir en les figeant. Il faudrait trouver une manière de les aider, même en dehors de projets pour la scène. Cela ne veut pas dire que je tiens ces danses comme moins importantes que les danses de scène, elles me semblent autant importantes, parce qu’elles créent des agrégations au niveau de la société, et surtout de l’inclusion.

Les organisateurs du Défilé de la Biennale de la danse ont soutenu qu’en reconnaissant le hip-hop, l’institution apportait reconnaissance et visibilité à des quartiers, à des populations qui s’identifiaient à ce genre. Retrouve-t-on ces enjeux de valorisation, de visibilité dans d’autres danses ?

Si je prends le cas du voguin, certains groupes sociaux s’y sont identifiés. Mais y avait-il des enjeux à ce que ce genre acquière une reconnaissance auprès des institutions pour que les groupes LGBT qui s’y identifient se sentent reconnus ? Non, et dans tous les cas cela dépend de quelle manière ces danses sont représentées, incluses dans l’écriture. Si l’on regarde comment différents chorégraphes citent le voguing dans leurs pièces, on voit des utilisations totalement différentes. Certains, s’approprient des danses pour les valoriser et valoriser des idées et des valeurs implicites, d’autres s’y intéressent plutôt pour les caractéristiques formelles de ces danses, la dimension fun et jeune, ne considérant pas du tout le contexte, la culture de la danse en question.

 

Session de danse vogue

Alors qu’il existe des débats sur l’appropriation culturelle, quel est votre point de vue sur les phénomènes d’appropriation dans la danse ?

La danse est faite de réappropriations successives dont certaines poseraient aujourd’hui sans doute problème

Ces genres de pratiques de la danse, urbaine, circulent énormément, parfois elles ont une forme et des enjeux dans un contexte, une autre forme et d’autres enjeux dans un autre contexte, souvent gardant le même nom, ce qui rend fort problématique le travail d’identification. L’histoire de la danse est faite de réappropriations successives dont certaines poseraient aujourd’hui sans doute problème. En général chacune de ces danses vient de formes préexistantes qui se modifient un peu et s’adaptent aux enjeux de la communauté qui les a choisies. Mais à certains moments, une danse peut devenir un élément identitaire pour certains groupes.

Encore une fois, la question, selon moi, n’est pas la circulation de cette danse, mais plutôt le traitement qu’elle reçoit. Des danseurs peuvent aussi utiliser la danse pour véhiculer des idées. Quand un chorégraphe fait entrer une danse de société sur scène au théâtre, il ne fait pas entrer la communauté attachée à cette danse au théâtre, il sensibilise la communauté qui va au théâtre à des questions qui sont hors du théâtre.

Aujourd’hui Internet et les réseaux sociaux apportent des modalités de diffusion et d’apprentissage de la danse qui touchent beaucoup de monde, très vite. Qu’est-ce qui se transforme, notamment chez les jeunes ?

L’apprentissage par les tutoriels change la façon de danser, j’aurais tendance à penser que ça formate un peu la façon de danser. Les pratiques sociales de la danse prévoient une marge d’improvisation : il y existe des codes, mais une fois qu’ils les ont, les danseurs improvisent, s’adaptant les uns aux autres et aux contextes de danse. Là, j’ai l’impression qu’il y a une technicisation et une hyperchorégraphie de la danse de société qui laisse moins d’espace à l’appropriation personnelle. La diffusion par TikTok de jolies danses qu’on peut reproduire, peut amener à ce qui était le défaut du miroir dans les classes de danse classique, à savoir la précision, le lissage de la danse qui perd ses potentialités, la relation avec l’autre, le partage, l’écoute, qui se fait en partageant le même espace-temps.

Le collectif LA HORDE a travaillé sur le jumping. Les danseurs ont appris cette technique à travers les réseaux sociaux, ils apprennent à faire cette danse par la vidéo, en général de manière solitaire dans leurs chambres. Apprendre une pratique de la danse en solitaire, cela questionne, car l’échange est réduit. Dans d’autres contextes, l’apprentissage est horizontal, on apprend du danseur qui est à côté, du danseur qui danse le mieux, et on trie ce qui convient mieux à chaque singularité. Le problème du lissage de la vidéo c’est aussi que la danse perd sa faculté inclusive, que tout le monde doit être bon, parfait, et au stade supérieur, cela donne une importance aux morphologies. Tout cela lisse la danse. J’ai l’impression que cela affecte beaucoup la danse festive. Prévoir un soutien à ces danses, c’est aussi préserver des espaces de partage.

 

L’apprentissage de la danse par vidéo interposée plutôt qu’en situation de coprésence, cela change à ce point les choses ?

La vidéo a beaucoup changé la transmission de la danse

Oui je le pense, quand une danse circule par la vidéo, elle est plus figée. On essaye de reproduire une image qui s’impose en modèle absolu. Alors que si le danseur est devant nous, il y a davantage la possibilité d’incorporer et aussi de trier. C’est justement pour ça qu’on a recouvert le miroir en danse contemporaine, pour ressentir le mouvement à l’intérieur de soi, pour ne pas imiter simplement le corps du maître.

Par ailleurs dans la danse contemporaine, il y a beaucoup de débats pour savoir si la transmission par vidéo, qui se répand énormément et parfois abusivement dans les formations artistiques et dans le champ professionnel pour la transmission, est problématique. La vidéo a beaucoup changé la transmission de la danse. Par ailleurs la vidéo peut être très utile dans certaines circonstances. Sans vidéo, les flashs mobs n’auraient pas existé, la K-pop non plus... Sans tutoriels, comment Rachid Ouramdane aurait fait, à la fin du Défilé de la biennale de la danse, pour passer la chorégraphie à tous ses danseurs ?

Quelle est votre perception du Défilé de la Biennale de la danse, de ses esthétiques, de la volonté des organisateurs de faire participer tous ceux qui le veulent, danseurs ou non-danseurs ?

Ce qui me stupéfie et m’exalte dans le Défilé, c’est le nombre de participants qui s’engagent, et de savoir que la grande majorité d’entre eux défilent en dansant sans être pour autant des amateurs qui pratiquent habituellement la danse. Ce sont des gens qui s’engagent dans un projet. C’est incroyable, cela veut dire qu’ils sont prêts à tout faire.

Il reste le problème délicat de l’inclusion. Je ne sais pas s’il y a toutes les couches sociales. Une petite mésaventure me laisse à penser qu’il a encore du travail à faire. J’assistais à une des activités gratuites organisées autour de la Biennale, le chorégraphe Alessandro Sciarroni proposait un workshop à la Guillotière, tout le monde pouvait y aller pour apprendre une danse. J’ai assisté à un moment de révolte de gens du quartier, très dur, quand des jeunes hommes noirs sont arrivés énervés en disant, vous avez colonisé nos pays, vous colonisez cet espace. Malgré la proposition vraiment très ouverte du workshop, c’était une activité qui a été ressentie comme intrusive, cela restait une occupation des lieux, il y avait comme une barrière avec les gens qui vivaient là. C’était troublant. Il faut encore réfléchir à ces thèmes…

Qu’avez-vous pensé de la thématique du dernier Défilé qui associait la danse et le sport ?

La thématique art et sport était très pertinente. Actuellement, alors que vont débuter les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, le colloque « Concourir !? » interroge la pratique et l’histoire du concours de danse à l’aune des compétitions sportives. Dans la danse, on parle de choses qui étaient autrefois un peu taboues. Les dimensions performatives de la danse qui avaient été critiquées par la danse contemporaine peuvent à nouveau être interrogées.

À partir de vos travaux sur le populaire, quelles seraient vos intuitions pour rendre le Défilé plus populaire encore, et plus festif ?

Quand on fait des formes théâtrales dans la rue, on doit donner la possibilité de voir, c’est presque un enjeu éthique

Le Défilé s’inscrit dans le cadre très intéressant d’un spectacle, d’une chorégraphie parfaitement écrite où les propositions des chorégraphes, réalisées avec des amateurs, sont proposées à un public. Je vois deux possibilités, soit l’on tient le cadre, mais dans ce cas il conviendrait d’apporter une réponse à la question première de l’accessibilité et de la visibilité. Je m’explique : si un événement est ancré dans la tradition, comme une procession où la figure d’un saint est portée à travers la ville, tout le monde accourt, parce que tout le monde connait les codes, les références.

Mais si l’événement, comme c’est le cas pour le Défilé, veut attirer des gens que les spectacles de danse n’intéressent pas a priori, il faut trouver des solutions pratiques pour que la danse parvienne à eux facilement, sans effort, presque par hasard, comme des éléments en hauteur, visibles même pour ceux qui sont noyés dans la foule des spectateurs. Dans les grandes parades, il y a des chars, qui sont peu présents au Défilé. Quand on fait des formes théâtrales dans la rue, ce qui est le cas du Défilé, on doit donner la possibilité de voir, c’est presque un enjeu éthique. Si on ne voit pas facilement, si les places sont prises par les habitués du défilé, les familles, cela provoque des frustrations et de la résistance supplémentaire pour ceux qui ne sont pas habitués à voir de la danse. C’est totalement contre-productif ! Pour avoir plus de de visibilité, on peut aussi s’inspirer de la fin du Défilé place Bellecour, où il y a la possibilité de faire avec une population bien plus large, d’utiliser l’espace immense de la place, faire des choses en hauteur. L’autre possibilité consiste à changer complètement de cadre. Pour amener de la fête, on peut prendre des risques bien plus forts, et faire rentrer le public.

On pourrait s’inspirer des DJ, qui dans les soirées apportent souvent une dimension théâtrale et/ou thématique, sans que cela soit cadré. Dans un Défilé plus festif, des DJ feraient danser des gens qui pourraient s’introduire à n’importe quel moment. On accepterait que tous ceux qui arrivent puissent danser. Ce serait un dispositif totalement inclusif, dans lequel tout le monde peut danser, un peu comme une manifestation où les gens suivent un char. Cela supposerait que les chorégraphes deviennent un peu DJ. On pourrait aussi se dire que le Défilé n’est pas pour le public, qu’il est pour les participants. Cela ouvrirait d’autres possibles. Il pourrait se produire dans différents lieux par exemple. Mais cela changerait totalement la nature et l’esprit du Défilé.

 

DJ Spooky lors du Sundance Film Festival en 2003.© Eddie Codel (Ekai)

Pour être plus inclusif, verriez-vous des styles de danse de société qui pourraient entrer dans le Défilé, je cite au hasard la techno ou la country ?

Être très exigeant envers les amateurs est très intéressant, parce que ça les emmène sur des véritables démarches artistiques

Un défilé avec du jazz, par exemple, ou, que sais-je, de la danse country, de la salsa… amènerait quelque chose de totalement différent, peut-être davantage en phase avec les pratiques dominantes chez les amateurs, avec les écoles de danse, un peu comme c’est à Rio, avec les écoles de Samba qui défilent. Le revers de la médaille, ce seront les accusations sur le caractère totalement hybride du Défilé, sur son manque de cohérence esthétique, mais il faut savoir où l’on va.

Le Défilé actuel est très épuré, il y a un fil, un axe, tous les artistes ont des esthétiques précises, avec une dimension vraiment théâtrale, avec de petits spectacles qui se créent. Si le Défilé cherche à augmenter l’exigence artistique, à produire un univers, une forme, il deviendra encore plus un spectacle théâtral avec une barrière nette entre public et danseurs. Même s’il se situe dans la rue, il reprend la configuration du théâtre. Tout dépend où l’on met l’inclusivité, au niveau du public, ou au niveau des amateurs. Être très exigeant envers les amateurs est très intéressant, parce que ça les emmène sur des véritables démarches artistiques, c’est ce que cherchait Dominique Hervieu. On peut au contraire chercher à créer une participation du public. Guy Darmet était davantage dans cette idée, il voulait créer un spectacle où le public interagit. Dans ce cas, l’accessibilité est très importante.