Dans le cadre de notre travail consacré au Défilé de la Biennale de la danse, l’édition de cette ressource a été mise à jour en septembre 2023.
Dans les espaces temps de ce mouvement, la break dance s'est développée selon sa propre dynamique. C'est une danse individuelle ou duale qui se déploie au centre d'un espace circulaire constitué par un public participant. Sous les regards du cercle, les danseurs s'évertuent à réaliser un ensemble de figures codées - la toupie, la couronne, etc.- selon une logique de performance, ou dansent face à face, selon la logique du défi. Chacun doit s'approprier ces figures référentes et réaliser à partir de ce langage commun, une performance originale. C'est un langage artistique en perpétuelle évolution, qui se transmet et s'enrichit, de la pratique à la pratique, de répétitions en récréations, d'improvisations en innovations.
Le passage de la rue à la scène ne s'est pas réalisé sans transformations. Mais la dynamique créative propre à ce mouvement reste particulièrement vive. Des événements comme Danse, ville, danse montrent la diversité foisonnante des réinventions, croisements et métissages qui se sont effectués en France à partir de ce premier langage.
Ils font se rencontrer des artistes issus de ce mouvement qui, comme Aktuel Force, cultivent et revendiquent l’authenticité et l’intégrité de leur danse, d'autres qui, comme Zoro, inventent un langage à la croisée de la break dance et du buto japonais - ou de la danse africaine, la capoeira, ou la danse contemporaine - et d'autres enfin, comme la compagnie parisienne Quintessence, qui inventent un langage hybride, entre danse et image virtuelle, hip-hop, danse classique et danse contemporaine.
Ces innovations sont différemment évaluées par les différents publics concernés. Lors de ces Danse, ville, danse, deux mondes, avec chacun leurs critères d'évaluation, leurs conventions artistiques et leurs manières d'apprécier, se trouvent rassemblés… et la confrontation de ces publics nous rappelle ce lien analysé par Pierre Bourdieu entre les « règles de l'art » et « l'art de vivre ».
Danse, ville, danse 1997
De jeunes amateurs de hip-hop sont venus de toute la France pour assister à ces rencontres. La Maison de la danse a joué chaque soir à guichet fermé. Les abonnés se sont retrouvés à côté d'un public inaccoutumé aux règles des théâtres. Dans le monde du hip-hop il n'existe pas de séparation entre scène et spectateurs. Le public s'enroule autour des danseurs et participe activement à la réalisation des performances.
Cette forme renvoie à une autre manière d'être ensemble, de faire société et à une autre définition de l'individualité. Le public traditionnel de la Maison de la danse habitué à cette séparation historique, distinguant spectateurs passifs et silencieux et acteurs, a été un peu déboussolé par l'ambiance qui a régné ces soirs-là. Les jeunes réagissaient et manifestaient bruyamment leurs appréciations. Certains s’époumonaient à essayer de les ramener au calme. Mais face à la vitalité du jeune public, ils ont fini par céder ou par accepter que la Maison de la danse soit pour un soir investie de l'énergie du mouvement qu'elle mettait en scène.
Deux manières de concevoir le spectacle et le rôle du public s’affrontaient : l’appréciation silencieuse, polie et policée du public traditionnel, et celle agitée et mouvementée des jeunes qui étaient en nombre. Ils reconstituaient à leur manière, dans ces lieux où scène et salle se font face, la dynamique du cercle, en se réappropriant un rôle de public participant. Ils applaudissaient et soutenaient les danseurs qu’ils connaissaient, où dans lesquels ils se reconnaissaient, et sifflaient ou vannaient les réalisations qu’ils considéraient comme étant déplacées dans ce "festival" de leur propre culture.
Les réactions suscitées par le spectacle de la compagnie Quintessence illustrent ces différentes logiques d'appréciation et d'évaluation. Une scène présentait deux danseuses. La première, ronde, petite et africaine, est entrée en scène en faisant rouler ses hanches… elle a été accueillie par les acclamations du public. La seconde, mince, grande et blanche, est entrée sur ses pointes, raide comme un i.… les jeunes se sont mis à siffler. Un rappeur lyonnais hurle dans la salle « C’est bon Sophie, on vous rappellera ». Éclats de rire des uns, « Chut ! » agacés des autres. Une autre scène présentait un danseur occidental, rasé, qui virevoltait entre plusieurs danseuses. Au cœur du silence attentif, quasi religieux du public traditionnel, une voix s’élève au cœur des tribunes : « Ho, Monsieur Propre, tu sais pas que la polygamie c’est interdit ? » …
Les jeunes font leur propre spectacle. Avec humour et véhémence, ils rappellent leurs propres conventions. Ainsi, si le public des habitués de la Maison de la danse, apprécie et applaudit une « écriture » chorégraphique, les jeunes saluent et acclament les performances. À la fin de chaque spectacle, ils envahissent progressivement la scène, pour reconstituer le cercle des défis, qui est souvent évacué par cette mise en spectacle de la break dance.
Les jeunes breakers sont impatients d’affronter ces danseurs reconnus, de se montrer, de se défier, mais aussi de regarder d’un peu plus près, et d’apprendre les nouvelles variantes des figures référentes de la break dance. La scène déborde bientôt de danseurs, et le free-style s’emballe, le niveau monte. De parfaits inconnus réalisent bientôt des performances supérieures à celles des danseurs reconnus.
Le staff de la Maison de la Danse, désireux de ne pas se laisser déborder, baisse doucement les lumières. Les breakers quittent la scène, mais le cercle se reconstitue dans le hall de la Maison de la Danse. Ils continuent de danser, à se défier, sur le sol froid et dur de l’entrée de ce temple de la culture, comme pour se réapproprier l’événement. Pour stopper cette effusion créative, il faudra encore une fois éteindre les lumières. Les breakers sont tranquillement poussés au-dehors, mais les défis continuent. La break dance retourne là où elle a commencé, dans la rue, sur le trottoir de la Maison de la Danse.