Vous êtes ici :

Annick Charlot, chorégraphe : « Réunir les publics les plus défavorisés demande d’aller les chercher un par un »

< Retour au sommaire du dossier

Portrait d'Annick Charlot
© Compagnie Acte
Directrice artistique - compagnie Acte

Interview de Annick Charlot

27 ans du Défilé : chaque semaine, retrouvez l’interview d’une personnalité qui a marqué son histoire

La chorégraphe Annick Charlot est directrice artistique et fondatrice de la compagnie lyonnaise Acte. Depuis plus d’une décennie, son travail se déploie dans l’espace public de manière participative, contribuant ainsi à créer des passerelles entre l’univers de la danse et le reste du monde social.

« L’Art comme manière de faire société », slogan de sa compagnie, résume bien son engagement d’artiste. Elle a participé au Défilé en tant que chorégraphe à cinq reprises entre 2000 et 2008, pour différentes communes de la région lyonnaise, et revient dans cet échange sur ces expériences fondatrices dans son parcours.

Cette interview a été produite dans le cadre de l’enquête sur le Défilé de la Biennale de Lyon, réalisée en 2021 et 2022, à l’initiative de la Métropole de Lyon et de la Biennale de la Danse. Les résultats sont restitués dans trois cahiers, coordonnés et mis en page par la direction de la Prospective de la Métropole de Lyon.

L’objectif en était de comprendre ce que peut changer un tel événement, sur les participants, les territoires et la métropole ; de questionner la manière dont les grandes évolutions de la société l’impactent ou le questionnent ; enfin, de rendre possible une réflexion collective sur l’avenir de cet événement d’exception.

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 07/02/2022

Pour commencer, pourriez-vous nous présenter votre parcours ?

Je ne crée que pour et dans l’espace public

Je suis chorégraphe et directrice artistique de la compagnie Acte, installée dans le 8e arrondissement, et qui existe depuis vingt-deux ans. Durant les dix premières années de la compagnie, j’ai créé pour des plateaux de danse (la Maison de la Danse, la Biennale de la Danse) et des théâtres. Et à partir de 2010, ma démarche artistique a vraiment basculé dans l’espace public, au point qu’aujourd’hui on peut considérer que je ne crée que pour et dans l’espace public. J’y développe une écriture assez particulière, dans laquelle le lieu de vie des humains – de la ville au paysage – devient un véritable personnage de mes créations.

Ce sont des créations monumentales, par le nombre de participants, l’échelle, et la résonance sur la ville. Et, c’est important à dire, toutes mes créations sont participatives, c’est-à-dire qu’elles intègrent aux côtés d’une équipe professionnelle des gens qui ne sont pas professionnels (des habitants, des citoyens, des complices – on peut les appeler de plusieurs façons différentes).

Comment avez-vous rencontré et commencé le Défilé ?

Ça m’a semblé une évidence – une envie en tout cas – de participer aussi à l’aventure du Défilé

J’avais assisté en tant que spectatrice aux deux premières éditions du Défilé, en 1996 et 1998. Et, en 2002, une de mes créations a été programmée par Guy Darmet à la Biennale de la danse. Je ne sais pas comment c’est venu précisément, mais ça m’a semblé une évidence – une envie en tout cas – de participer aussi à l’aventure du Défilé. À l’époque j’avais déjà créé une pièce pour la ville d’Irigny. Il y avait une envie réciproque de travailler ensemble, et c’est tombé sous le sens que cela serait très juste de faire un défilé avec cette ville.

 

Le Défilé a-t-il eu un impact dans votre trajectoire, vers cette forme d’écriture participative et pour l’espace public ?

Ça m’a révélé un désir politique, un désir d’être en lien avec la société, avec les gens

J’ai commencé à créer dans l’espace public après avoir réalisé cinq expériences de Défilés dans lesquels j’ai toujours éprouvé énormément de plaisir. Mes créations suivantes étaient une sorte de suite logique à mes aventures du Défilé. La dimension participative surtout est devenue pour moi une nécessité, je la réfléchissais depuis longtemps, et elle s’est confirmée comme une sorte de passation entre ce que j’ai fait pour et après le Défilé.

Le Défilé m’a aussi révélé ce plaisir immense que j’ai dans des formes monumentales, et le plaisir de l’espace public, indéniablement. Le nombre de danseurs (des groupes d’une centaine d’amateurs), et la contrainte du déplacement, m’ont aussi aguerrie à des formes d’écritures collectives, vers une recherche de l’exigence malgré toutes ces contraintes.

Enfin, ça m’a révélé un désir politique, un désir d’être en lien avec la société, avec les gens. Au fil d’une expérience du Défilé, on s’adresse à bien d’autres personnes que celles déjà habituées et convaincues par la question culturelle et artistique. Qu’apportais-je vraiment en ne créant que pour des gens déjà tous aux spectacles de danse ?

Oui, vous posez la question du rôle des artistes dans la société.

C’est contribuer à construire une société plutôt qu’une autre, et faire un choix d’être à un endroit plutôt qu’un autre

C’est ça, un artiste pense forcément qu’il a un effet transformateur, qu’il va changer le monde à son échelle. Et d’un coup, dans le Défilé, je le vivais vraiment. Il y avait une espèce de voix en moi qui grandissait et qui disait : « C’est vraiment ça que tu as envie de faire ». C’est créer pour des gens, pour transformer des lieux ou situations du monde qui ont besoin de l’être, ou en tout cas, apporter toujours aux mêmes, ce n’est pas juste.

C’est là où ma démarche d’artiste est très politique, et le sens profond du Défilé c’est aussi ça. C’est contribuer à construire une société plutôt qu’une autre, et faire un choix d’être à un endroit plutôt qu’un autre. Très clairement, on fait le choix, pendant une année complète, de s’efforcer dans des répétitions, et parfois d’avoir le sentiment qu’on ne va pas y arriver. Il y a donc quelque chose qui est de l’ordre du don (de sa personne, ses compétences), pour contribuer à un acte collectif et faire en sorte qu’il reste possible. Il y a aussi le désir, la certitude ou le défi de prouver que cela est non seulement possible mais nécessaire.

 

De votre point de vue, qu’est-ce que le Défilé peut justement transformer ?

C’est comme pour beaucoup d’actes de la vie qui viennent vous chercher intimement et collectivement, ils sont éminemment constructeurs et éminemment fondateurs pour un être humain

J’ai la certitude absolue, in fine, que tout ça n’est pas du bluff. Vraiment, cela aide les gens à grandir, à se construire, et à avoir un bagage culturel et surtout un bagage de valorisation de soi et de capacitation, c’est évident. Je peux vous dire que lorsque l’on a vécu un Défilé jusqu’au bout, on n’a qu’une envie : recommencer.

Seule une personne qui a vécu dans son corps un tel moment sait la force que cela lui donne. C’est une mise en valeur puissante que de défiler devant 200 000 personnes pendant deux heures ! Il y a cette valorisation du jour J, où l’on prend conscience d’être parvenu à réaliser quelque chose de grand, que c’était long, dur parfois, qu’il y a eu des moments de découragement, mais on y est arrivé. Et ça, c’est un bagage énorme.

Et puis, il y a la puissance du sentiment collectif, c’est-à-dire : « Je suis arrivé à accomplir une chose qui est bien plus grande que ce que j’imaginais au départ, bien plus grande que moi, et pourtant j’en suis bien l’un·e des acteur·trices ». Comme on dit toujours, le tout est toujours plus grand que la somme des parties. Et ça, on le comprend quand on le vit, il n’y a même plus besoin de mettre des mots, on le sent physiquement.

Vivre un Défilé, c’est réunir un ensemble de compétences. C’est certain, même si c’est une goutte d’eau dans l’océan d’une vie. C’est comme pour beaucoup d’actes de la vie qui viennent vous chercher intimement et collectivement, ils sont éminemment constructeurs et éminemment fondateurs pour un être humain. Et le Défilé en fait partie.

 

Dans les années 1990, on a beaucoup parlé du Défilé pour rendre visible et valoriser la culture des banlieues lyonnaises, notamment la danse hip-hop. À la fin des années 2000, cet objectif était surement moins présent. Comment avez-vous vu l’évolution du sens du Défilé au fil des années ?

C’est cela, pour moi, la culture : ce qui fait qu’à un moment donné, mon esprit s’est ouvert, et que des cloisonnements d’ordre culturel ont été repoussés, déconstruits, bousculés

Mes Défilés ont toujours eu une dimension sociale très forte, et je suis toujours allée chercher des publics « éloignés » des projets participatifs, et de l’univers de la danse contemporaine. Je me souviens d’avoir compris que réussir à réunir les publics les plus défavorisés demande d’aller les chercher un par un, de rencontrer chacun et chacune, et surtout les rencontrer là où ils sont, dans les centres sociaux, les comités de quartiers, des petits groupes.

Les années passant, de plus en plus de gens s’inscrivaient spontanément au Défilé, et de plus en plus de personnes l’ayant déjà vécu, ou déjà familières de l’univers de la danse. Une culture du Défilé commençait çà se créer. On a donc intégré dans les groupes des gens d’horizons plus privilégiés. Et, dans un même groupe, on pouvait retrouver un réfugié côtoyant un élève du Conservatoire de Lyon.

Cela a généré une mixité des publics, fondamentale, car elle provoque des perméabilités entre les milieux sociaux et vient ouvrir des horizons pour tout le monde. Il ne s’agit pas seulement d’offrir la culture aux publics qui en sont éloignés, mais aussi, pour les autres, de se rendre compte de leurs privilèges, et de ne plus regarder ou percevoir une personne réfugiée comme « étrangère », différente, incompétente, inquiétante… ou je ne sais quoi. Le projet artistique permet de découvrir des personnes et des mondes, que l’on n’aurait jamais rencontrés autrement. De faire tomber nos idées reçues, les stéréotypes, sur des êtres, des milieux, des lieux. Et cela participe à la transformation du monde, c’est sûr et certain.

C’est cela, pour moi, la culture : ce qui fait qu’à un moment donné, mon esprit s’est ouvert, et que des cloisonnements d’ordre culturel ont été repoussés, déconstruits, bousculés. Et que ce soit pour les publics défavorisés ou privilégiés, c’est le même enjeu : dans ma tête, viennent de s’ouvrir des possibles qui seraient restés fermés ou inatteignables sans cela.

 

Votre dernière participation remonte à 2008, qu’est-ce qui vous a motivée à clore le chapitre du Défilé dans votre carrière ?

Oui, l’art est possible et essentiel pour tout le monde, à tous niveaux, à tout endroit

Toutes mes expériences de Défilé ont été magiques, magnifiques. Elles ont toutes donné lieu à des rencontres artistiques, y compris des nouvelles collaborations, et toujours une incroyable émulation collective. Mais après cinq éditions consécutives, il y a eu un peu de fatigue, voire de lassitude, dans cette forme chorégraphique, très éprouvante pour notre équipe artistique. Une année sur deux, la compagnie était entièrement mobilisée pour la création et la réussite du Défilé. Cette mission est devenue trop lourde au regard du développement de la Compagnie Acte.

J’ai eu également envie de m’affranchir des contraintes du Défilé (thème imposé, déplacement, vitesse constante, etc.), et d’aller plus loin dans l’écriture pour et dans la ville. J’ai alors décidé de ne pas engager le projet Défilé 2010, pour me consacrer à ma première création monumentale et participative dans l’espace public, avec une centaine d’habitants dans le 8e arrondissement de Lyon. Grâce au Défilé 2008, que nous avions réalisé dans cet arrondissement, de nombreuses structures nous connaissaient, avaient été nos partenaires, et nous avons eu envie d’aller plus loin, ensemble.

Le Défilé fait naître des réseaux qui ne sont pas uniquement des réseaux de milieux artistiques, mais aussi des réseaux de spectateurs, de structures sociales, finalement des réseaux de territoire. J’ai toujours cru mordicus que la richesse la plus grande est celle qui réussit à construire des passerelles entre les mondes social, citoyen, et artistique. Je me faisais un devoir de poursuivre et réussir des partenariats avec le monde social, et de convaincre que oui, l’art est possible et essentiel pour tout le monde, à tous niveaux, à tout endroit. En fait, j’ai toujours aimé partager et transmettre l’acte artistique comme un acte fondamental et essentiel.

 

Annick Charlot, habillée en blanc dansant devant un char représentant la planète et fabriqué en canettes de bière et de soda utilisées.
Annick Charlot lors du Défilé en 2008© Gilles Aguilar