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Guy Darmet, ancien directeur de la Biennale de la danse de Lyon : « Le Défilé a été beaucoup copié mais jamais égalé »

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Portrait de Guy Darmet
Guy Darmet le 25 mai 2023 lors de la soirée de dévoilement de la programmation de la 20e Biennale de la danse© Biennale de la danse / Blandine Soulage
Ancien directeur de la Biennale de la danse

Interview de Guy Darmet

27 ans du Défilé : chaque semaine, retrouvez l’interview d’une personnalité qui a marqué son histoire

Guy Darmet a inventé le Défilé de la Biennale de la danse. Un travail sur l’origine de cet événement exceptionnel ne pouvait se concevoir sans son témoignage. Dans cette interview, il nous présente la manière dont l’idée du Défilé a progressivement pris corps, et expose aussi ce qui pourrait en être l’ADN.

Cet entretien a été mené dans le cadre de l’enquête sur le Défilé de la Biennale de Lyon, réalisée en 2021 et 2022, à l’initiative de la Métropole de Lyon et de la Biennale de la Danse, dont les résultats sont restitués dans trois cahiers.

L’objectif était de comprendre ce que peut changer un tel événement, sur les participants, les territoires et la métropole ; de questionner la manière dont les grandes évolutions de la société l’impactent ou le questionnent ; de rendre possible enfin une réflexion collective sur l’avenir de cet événement emblématique.

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Date : 28/12/2021

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour créer le Défilé de la Biennale de la danse ?

Il est assez incroyable d’arriver à mêler des gens aussi différents avec le but commun d’être les plus scintillants

J’ai toujours été passionné par les formes traditionnelles de défilés et de carnavals. Dès le début des Biennales, après avoir beaucoup fréquenté le Sud de la France, et en particulier la ville d’Arles où se tenait un beau festival de danse contemporaine, ainsi que des fêtes traditionnelles, j’ai fait venir à Lyon, pour la Biennale « Quatre siècles de danse en France » de 1988, ce que, dans le sud, on appelle une « pégoulade ». Rue de la République ont défilé des bergers avec leurs moutons, des arlésiennes et des gardians… C’était une folie complète, qui montrait l’existence d’une tradition de danse provençale très intéressante. Je dirai que c’est la première tentative.

Le second moment important vient en 1992, lors de la Biennale consacrée à l’Espagne. Après avoir beaucoup voyagé et être allé voir des défilés comme les Moros y Cristianos de Elche ou les Fallas de Valencia, dont les processions populaires durent 24 heures, avec les groupes de quartiers qui défilent et réalisent avec des milliers de gerbes de fleurs le manteau parfumé de la Vierge devant la cathédrale. Il y aura en 1992 la Féria du Vieux Lyon. Un très grand succès, plus de 100 000 personnes, des Valenciens et des Valenciennes en costumes, des chevaux, du flamenco, des Sévillanes, de la sangria et des churros, la fête !

En 1993, je voyage au Brésil, je découvre les danses du Nordeste, « forro », « maracatu », « bumba meu boi » et le carnaval de Rio. Mais plus que le carnaval, je découvre les écoles de samba. Dans les quartiers de la périphérie de Rio, parce que les écoles sont dans les communautés situées autour de la ville, à l’intérieur de grands hangars bien organisés, une population hétéroclite se réunit toutes les fins de semaine à partir du mois d’octobre pour répéter la samba, chanson et danse qui accompagne le défilé du carnaval. Ce sont 3 000 à 4 000 personnes, extrêmement mélangées, une majorité d’habitants de la communauté mais aussi tous ceux qui supportent leur école de samba comme un club de foot et ont envie de participer au défilé, toutes classes sociales confondues.

Je me dis qu’il est assez incroyable d’arriver à mêler des gens aussi différents avec le but commun d’être les plus scintillants, les plus en harmonie et de remporter la victoire le jour du carnaval. Et ne peux m’empêcher de penser qu’en France, c’est un peu compliqué, il faut inventer la Fête des voisins pour que les habitants du même immeuble se rencontrent ! N’y a-t-il pas un moyen de reprendre cette idée, non pour copier le carnaval de Rio, mais pour avoir une forme festive où l’on mélangerait à la fois des groupes d’amateurs constitués autour d’une musique et d’une chorégraphie, et des danses et des musiques traditionnelles du Brésil ? La formule du Défilé de la Biennale de la danse est née ainsi, en 1996, lors de la Biennale Aquarela do Brasil.

 

 

Comment le projet est-il accueilli, parce qu’il faut bien convaincre des financeurs, faire accepter de fermer des rues ?

Nous comprenons qu’il est possible d’obtenir des crédits, à condition de s’intéresser à des publics spécifiques

Avec l’équipe de la Biennale de la danse, nous avons commencé à imaginer comment monter le Défilé. Nous présentons le projet aux partenaires traditionnels de la Biennale, Ville, Région, Département et État et il se trouve qu’à ce moment-là, la politique de la ville au niveau gouvernemental traverse une époque faste. Avec les membres de mon équipe - formidables Xavier Phelut et Stéphanie Claudin - nous comprenons qu’il est possible d’obtenir des crédits, à condition de s’intéresser à des publics spécifiques, venus essentiellement des arrondissements de Lyon et des communes de la périphérie lyonnaise et de quartiers qu’à l’époque on disait « sensibles ».

Or c’était pour moi une évidence de les faire participer, puisque cela reprenait l’idée des écoles de samba. Le projet a reçu de tous un avis favorable. La Caisse des Dépôts et Consignations, déjà très investie sur les actions Politiques de la ville, nous a accompagnés dès le départ, ainsi que quelques partenaires privés, dont l’industrie textile qui a offert les hectomètres de tissus pour les costumes… Nous avons donc trouvé les financements pour lancer cette première aventure dont bien peu savaient alors jusqu’où elle irait !

Comment se fait-il que cette première édition ait été à ce point imprégnée par le hip-hop ?

Le geste est fort quand vous choisissez d’inviter les quartiers rue de la République

Je tenais à ce que la direction artistique de chaque groupe soit confiée à un chorégraphe, parce qu’en tant que directeur de la Maison de la danse et de la Biennale, c’est la danse que je voulais mettre en avant.

Les premiers qui ont répondu favorablement pour défiler dans la rue ont été les chorégraphes hip-hop. Nous avions la chance d’avoir à Lyon un terreau extrêmement fertile. Les chorégraphes contemporains ont peu répondu à notre demande, parce qu’ils ne se sentaient pas à l’aise, ils avaient l’habitude du plateau, alors que le hip-hop est une pratique qui est née dans la cour des immeubles, dans la rue, il y avait donc une évidence pour les chorégraphes hip-hop, parce que c’était leur terrain.

Et quand vous proposez à un ou une jeune chorégraphe de La Duchère, Bron, Saint-Priest ou Vénissieux d’occuper le centre de la ville, cela change beaucoup de choses. Pas seulement pour eux. Le geste est fort quand vous choisissez d’inviter les quartiers rue de la République, c’est-à-dire le cœur de la ville, entre les Terreaux, l’Hôtel de ville et la place Bellecour.

 

 

En accordant une place importante aux danses traditionnelles dans le Défilé, cherchiez-vous à sortir d’une vision qui oppose le contemporain au traditionnel ?

La plupart du temps, toutes ces formes de danse sont portées par le peuple

J’ai toujours été animé par la volonté de faire découvrir des formes que l’on ne connaît pas. Quand on parle des danses traditionnelles françaises par exemple, on oublie complètement qu’elles ont influencé la danse classique, le « pas de basque » par exemple, et qu’aujourd’hui beaucoup de contemporains s’en emparent.

Quand on montre des formes de parades venues d’autres pays, d’abord, on raconte leur histoire, on participe à une meilleure connaissance de l’autre, et on ancre la danse dans le populaire. La plupart du temps, toutes ces formes de danse sont portées par le peuple. Elles sont conservées à l’intérieur des quartiers, que ce soit à Valencia, en Colombie au Venezuela ou ailleurs. Ce ne sont pas des formes d’élites ou de riches.

Vous attentiez-vous à un tel succès du premier Défilé ?

J’ai découvert la rue de la République noire de monde

Personne ne savait ce qu’il allait se passer, on ignorait quelle serait la participation du public pour venir voir les groupes. Il a fallu aussi convaincre avec plus ou moins de succès les commerçants de la rue de la République, qui disaient « Oh là là, la banlieue va débarouler un dimanche chez nous », et certains fonctionnaires désemparés par ce que le Défilé impliquait (fermetures de rues, interdiction des transports en commun, etc.). Mais dans l’ensemble, aussi bien la Ville de Lyon que la Communauté urbaine ont vraiment joué le jeu et l’on a pu faire cette première édition avec un temps magnifique.

Nous avons été très aidés par le mot « Brésil » : avoir fait venir 40 personnes de l’école de samba Imperatriz Leopoldinense, c’était déjà mobilisateur ! Le jour du Défilé, pour le lancer, j’ai pris la petite rue entre les Terreaux et l’Opéra et j’ai découvert la rue de la République noire de monde, les 200 000 personnes de la première édition. La surprise a été magnifique et j’ai pleuré de bonheur !

 

 

Quels étaient pour vous les objectifs du Défilé ?

Le Défilé a été beaucoup copié mais jamais égalé

Faire la Fête, rassembler, ouvrir la Biennale à un plus large public qui ne fréquente pas les théâtres, montrer la danse accessible au plus grand nombre… Et dans le domaine de la Politique de la ville, réunir, essentiellement autour de la danse hip-hop, des groupes de jeunes issus des quartiers dits sensibles, des garçons et des filles avec d’autres générations. À noter le travail extraordinaire des mamans tout de suite investies dans la confection des costumes ou la cuisine.

Tout le monde attendait de voir ce qu’allait être le résultat artistique de cette aventure. On a noté que sur la première édition, les garçons étaient plus présents, il y avait une réticence familiale assez forte à la présence des filles dans les groupes.

La singularité aussi c’est qu’il s’agissait d’un spectacle gratuit, au cœur de la ville, ouvert à tous. Cela donnait à la Biennale une dimension particulière, une ouverture que l’on n’avait pas à l’époque dans aucun des festivals de danse existants. Depuis, le Défilé a été beaucoup copié mais jamais égalé.

Aviez-vous aussi l’objectif de faire émerger de jeunes danseurs, de jeunes chorégraphes ?

Oui bien sûr, parce que le Défilé donne une visibilité exceptionnelle. Beaucoup de ces jeunes chorégraphes, hip-hop ou non, étaient très peu connus du grand public et travaillaient essentiellement dans des petites salles de la périphérie lyonnaise. Là, ils avaient l’occasion de se présenter face à un public très large, d’être suivis par les caméras de la télévision régionale France 3, les journaux télévisés de 20h, et par des journalistes nationaux et internationaux, qui ont publié des articles très positifs.

 

 

On entend parfois que le Défilé est un rituel d’agglomération. La formule vous semble-t-elle juste ?

Le Défilé a pu montrer aussi que des villes politiquement différentes peuvent s’associer et se retrouver ensemble sur un projet culturel

Oui, un rituel rassembleur attendu chaque deux années par un petit quart de la population de la métropole. Au départ, on était seulement sur Lyon et la métropole, donc pour moi, l’évidence était de travailler essentiellement en local avec la Ville de Lyon et la Communauté urbaine, et de montrer que dans cette agglomération, il y avait des talents, des participants, du public, que notre métropole pouvait se mobiliser véritablement.

Au fil des années, plusieurs villes de la région sont venues participer, ce qui est une bonne chose, mais dans une certaine limite. Pour que le Défilé garde ce caractère de rituel d’agglomération, il importe qu’il reste nourri par la métropole. Le Défilé a pu montrer aussi, c’est important, que des villes politiquement différentes peuvent s’associer et se retrouver ensemble sur un projet culturel.

Avez-vous vu un impact du Défilé sur la danse et sur l’image de Lyon comme ville de danse ?

La danse a une place à part dans cette ville et cette agglomération

Le Défilé a beaucoup participé à l’image de la Biennale et à son succès auprès des médias. La danse et la ville en ont profité, l’association s’est imposée. Et de nombreux commentateurs ont parlé de « Lyon capitale de la danse ». Le Défilé a participé au changement d’image de la ville, moins sévère, plus ouverte, plus généreuse, plus solidaire. Et il a profité à la danse, parce qu’il a montré que ce n’était pas un art réservé à une élite, qu’il pouvait être partagé par le plus grand nombre.

Quand vous mettez 300 000 personnes dans les rues de Lyon, vous donnez une belle représentation d’un art qui a été très longtemps considéré comme élitiste et qui a beaucoup changé grâce aux chorégraphes et aux interprètes. Sur ce sujet, la Maison de la Danse, le Ballet de l’Opéra, le Centre Chorégraphique National (CCN) ont aussi apporté leur petite pierre. La danse a une place à part dans cette ville et cette agglomération. Et tous les élus, quelle que soit leur couleur politique, l’ont bien compris puisque nous voilà à la vingtième Biennale et au quatorzième Défilé…

 

Photo de Tiago Guedes et Guy Darmet
Tiago Guedes, directeur actuel de la Biennale de la danse, et Guy Darmet© Biennale de la danse / Blandine Soulage

Qu’est-ce qui fait finalement l’ADN du Défilé ?

L’ADN du Défilé, ce sont aussi 200 000 ou 300 000 personnes debout ou assises par terre, qui participent, qui applaudissent, qui vibrent

C’est la mobilisation d’un nombre important d’amateurs, près de 4 000 sur les dernières éditions, qui participent à une aventure et travaillent pendant des mois ensemble. Pas seulement pour la danse, mais aussi dans la réalisation des costumes, la fabrication des chars, toujours entourés de professionnels. Et la mixité, que les rencontres se fassent, que les gens s’ouvrent les uns aux autres. La dimension humaine, intergénérationnelle est essentielle. Dans le Défilé, j’ai toujours cherché à faire en sorte que la rencontre humaine puisse se faire à l’intérieur des groupes.

La première rencontre se joue, dans les groupes, dès la première répétition. C’est là où tout commence. Au fil des semaines, les rencontres se feront ou ne se feront pas, comme dans la vie. Mais naîtront des amitiés durables, des mariages sans doute, des orientations professionnelles… L’ADN du Défilé, ce sont aussi 200 000 ou 300 000 personnes debout ou assises par terre, qui participent, qui applaudissent, qui vibrent avec des amateurs, avec tous ceux qui ont travaillé sur le Défilé. Et il y a aussi le niveau artistique : la qualité nourrit tout le monde. Si les propositions du chorégraphe, du compositeur, de la costumière sont de qualité, elles nourrissent les participants qui surpassent leurs limites. Si l’on ne devait prendre qu’un exemple, ce serait Mourad Merzouki et le groupe de Bron !

Quel est votre plus grand souvenir du Défilé ?

Si la Biennale de la danse est formidable, c’est parce que le Défilé est formidable

Il y en a tellement ! C’est peut-être le dernier que j’ai pu faire, dans une belle américaine rose, entouré d’enfants, une tribu arc en ciel comme le disait Joséphine Baker. Mais aussi, j’ai adoré représenter le Roi Momo en tête du Défilé, le roi du carnaval, et d’être arrivé épuisé. Parce qu’on ne s’en rend peut-être pas compte, mais c’est une véritable épreuve physique de faire un kilomètre deux cents, en dansant avec le stress de ne pas faire de grosses bourdes.

Dans mes meilleurs souvenirs, il y a aussi tout ce que j’ai partagé, ces personnes qui m’interpellaient quand je me promenais à Lyon avec cette phrase « Ah, la Biennale, c’était formidable ! ». Ils n’étaient pas allés voir un spectacle de la Biennale, mais ils étaient dans la rue ce jour-là. Si la Biennale de la danse est formidable, c’est parce que le Défilé est formidable.

 

Photo de Guy Darmet en T-shirt type polo rose dans une voiture (Cadillac) rose, entouré de jeunes, saluant le public au passage lors du Défilé de la Biennale de la Danse en 2010, place Bellecour. En arrière plan : grand public et éléphant rose.
Guy Darmet sur le parcours du Défilé en 2010, pour sa dernière édition en tant que directeur de la Biennale de Danse de Lyon© Biennale de la danse