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Elies Ben Azib : « L’enjeu est de parvenir à faire reconnaître la pertinence et la légitimité de l’interpellation citoyenne »

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Portrait d'Elies Ben Azib
© Héloïse Heel
Directeur du Centre social La Garde à Marseille

Interview de Elies Ben Azib

Elies Ben Azib a été le directeur de l’Alliance citoyenne à Grenoble, il dirige désormais le Centre social La Garde à Marseille.

L’Alliance citoyenne est une association qui vise à créer des syndicats citoyens (de personnes en situation de handicap, de locataires d’un bailleur social, de femmes musulmanes, etc.) à travers le « community organizing ». L'idée : ajouter l'interpellation à la participation.

Dans cet entretien,  Elies Ben Azib nous présente ainsi une méthode, un répertoire d’actions, et évalue son efficience dans le contexte politique actuel, sans porter de jugement sur les combats menés en tant que tels.

Et si la voie la plus rapide vers la cohésion sociale passait par le fait d’assumer, voire promouvoir le conflit ?

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Date : 17/02/2023

Qu’est-ce que le « community organizing » dont se réclame l’Alliance citoyenne ?

L’ambition de l’Alliance citoyenne, est de développer un syndicalisme « tous-terrains », de le sortir des usines pour le diffuser dans les quartiers populaires

L’Alliance Citoyenne est une association qui s’appuie sur une méthode de mobilisation des citoyens peu courante en Europe, mais très présente dans le monde anglo-saxon : le community organizing. L’idée de cette méthode, théorisée dans les années 30-40 par le sociologue américain Saul Alinsky est d’organiser les citoyens, notamment ceux qui sont exclus de la vie publique, afin qu’ils soient en mesure de se faire entendre collectivement auprès de ceux qui ont le pouvoir de changer les choses, concrètement, en termes de logement, de service public, discrimination, etc.

Le parti-pris de l’association est d’aller chercher les habitants là où ils sont. À la façon des partis politiques au début du 19è siècle, l’Alliance citoyenne s’appuie sur des permanents, les organisateurs et organisatrices, pour aller à la rencontre des habitants et échanger avec eux autour des sujets de colère, ainsi que de ce qu’ils aimeraient améliorer dans leur quartier, leur immeuble ou même leur logement. C’est une démarche qui vise à rencontrer un maximum de personnes et pour les inviter à une grande assemblée, au cours de laquelle ce sont les citoyens eux-mêmes qui décideront des sujets prioritaires sur lesquels ils sont prêts à se mobiliser.

Le community organizing, tel qu’il a été pensé par Saul Alinsky, s’inspire largement de la nouvelle forme d’organisation syndicale qui émerge dans les abattoirs de Chicago au cours des années 30. Le Congrès des organisations industrielles (CIO) et sa branche dédiée aux abattoirs (le PWOC) s’attache à organiser l’ensemble des salariés (indépendamment de leur spécialité, de leur niveau de responsabilité ou de leur appartenance ethnique) directement sur leur lieu de travail.

L’ambition de d’Alinsky, et donc de l’Alliance citoyenne, est de développer un syndicalisme « tous-terrains », de le sortir des usines pour le diffuser dans les quartiers populaires, auprès des usagers du service public, des parents d’élèves, des riverains de terrains pollués, etc. Ainsi, les citoyens qui s’organisent au sein de l’Alliance citoyenne, payent une cotisation mensuelle pour garantir l’indépendance de l’association.

 

Peut-on parler d’un syndicalisme d’habitants ?

Le conflit remplit une double fonction : il permet la mise en exergue des intérêts contradictoires qui traversent les différentes strates de la société et il politise

Nous avons une filiation assumée avec le syndicalisme ouvrier. D’ailleurs, nous avons monté plusieurs syndicats citoyens : syndicat des Handi-Citoyens pour une meilleure accessibilité de la ville, syndicat des Grenoble Habitants, locataires réunis pour démocratiser le logement social, ou encore syndicat des femmes musulmanes, organisées collectivement pour demander l’accès aux piscines publiques pour toutes.

L’Alliance citoyenne défend l'idée d’une citoyenneté active et tout-terrain : discrimination, travail, accessibilité, logement, école, transports, défense du service public… Nous pensons le syndicalisme comme une méthode d’organisation efficace et à même de redonner du pouvoir aux citoyens, pas seulement en entreprise, mais dans tous les secteurs de la société.

Si on prend un peu de hauteur, on note que de manière générale, l’éducation populaire s’appuie largement sur l’expérience syndicale du tournant du 20è siècle. Prenons les Bourses du Travail. À la fin du 19è siècle, celles-ci sont utilisées par les syndicalistes comme base arrière de la politisation de la classe ouvrière : cours du soir, bibliothèques révolutionnaires, services de solidarités. L’organisation syndicale vise certes, dans un premier temps un objectif pragmatique d’amélioration des conditions de vie des classes laborieuses.

Mais sur le long cours, son ambition est de redonner du pouvoir aux citoyens, de les doter des outils leur permettant d’analyser leur propre condition et les mécanismes de domination qui régissent les rapports sociaux. Dans cette démarche d’émancipation, nous formons les membres de l’association : négociation avec des décideurs, préparation d’une action directe non-violente, mobilisation de ses voisins, construction de stratégies, analyse du discours, ou encore décryptage des grands sujets d’actualité (Loi ELAN ou Loi contre le séparatisme par exemple).

Toujours dans cette logique syndicale, la question du conflit, de la confrontation, est omniprésente au sein de l’Alliance citoyenne. Le conflit remplit une double fonction : il permet la mise en exergue des intérêts contradictoires qui traversent les différentes strates de la société et il politise. La définition de la démocratie, proposée par Paul Ricœur, est particulièrement adaptée : « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêts, et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression, l’analyse, la délibération et l’arbitrage de ces contradictions. »

En somme, au-delà des luttes particulières, il s’agit d’un travail de politisation ?

Cette montée en généralité s’accompagne souvent d’une réflexion collective sur ce qui nous semble souhaitable à long terme, quel modèle de société nous défendons

Les personnes qui s’engagent dans une démarche syndicale ou d’organisation collective souhaitent, dans un premier temps, une amélioration concrète de leurs conditions de vie, la fin d’une situation qu’ils jugent injuste ou la modification d’une situation qu’ils jugent insatisfaisante.

Dans cette perspective, la politisation des citoyens est le fruit d’un processus dynamique :

 

  • Premièrement, la verticalisation des colères. À savoir l’identification de l’institution, puis de la personne au sein de cette institution, capable de recevoir la demande des habitants et d’y apporter une réponse concrète. C’est une étape cruciale, qui permet de mettre en exergue le caractère nécessairement conflictuel de nos démocraties et de dépasser les colères horizontales, contre ceux qui nous ressemblent : les pauvres, les étrangers, les minorités, etc. ;
  • En second lieu, dans le conflit, au sens d’une confrontation non-violente avec les responsables, les citoyens reprennent du pouvoir et mesurent la puissance de l’organisation collective, capable de créer des espaces de négociation là où auparavant il y avait une impasse ;
  • Ensuite, l’organisation collective conduit à dépasser les intérêts individuels et à construire une demande collective. Les syndicats citoyens ont cette faculté à agréger des colères, faire se rencontrer des intérêts personnels pour aboutir, après un travail de synthèse et d’analyse collective à une revendication globale : « Mes fenêtres laissent passer l’air froid » / Nous demandons des travaux de rénovation énergétiques dans le quartier ;
  • Enfin, cette montée en généralité s’accompagne souvent d’une réflexion collective sur ce qui nous semble souhaitable à long terme, quel modèle de société nous défendons. Les rénovations thermiques deviennent un enjeu écologique. Elles permettent d’améliorer le quotidien des personnes engagées, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.

 

Concrètement, pouvez-vous nous présenter un exemple d’actions engagées ?

Il y a un enjeu à lever le tabou qui peut exister dans le monde associatif mais aussi au sein des institutions sur la question du conflit et des rapports de force

À Grenoble en 2016, les habitants du quartier Teisseire ont décidé, après une assemblée de quartier ayant réuni une cinquantaine de personnes, de demander, suite à de multiples problèmes d'infiltrations d'eau, de passages d'air importants, de manque d'isolation des cadres de fenêtres, le changement des menuiseries du quartier.

Dans un premier temps, le bailleur social n’a pas donné suite aux sollicitations des habitants, notamment à une pétition signée par 89 locataires. Lassés de sentir le froid passer sous leurs fenêtres mais non dénués d’humour, une trentaine d’entre eux ont décidé de venir se réchauffer au siège du bailleur social. Emmitouflés dans des couvertures, ils demandent à leur bailleur qu'un large plan de rénovation de l'isolation de leurs immeubles soit mis en place.

Après cette action collective, le directeur du bailleur social a reçu une délégation d’habitants pour comprendre leurs demandes. Pas moins de cinq rencontres entre la direction de l'agence et les porte-paroles de l’association ont eu lieu en 2016 pour négocier un ambitieux « plan fenêtres », et assurer le suivi de sa mise en œuvre au plus près du terrain. Une première vague de 46 logements a été concernée par des premiers changements de fenêtres en urgence en 2016, représentant environ une centaine de fenêtres. Mais les habitants ont obtenu le remplacement de l’ensemble des fenêtres du quartier, pour 650 logements, sur trois ans, de 2017 à 2020. Coût de l’opération : 2,5 millions d’euros.

Il y a un enjeu, dans cette perspective, à lever le tabou qui peut exister dans le monde associatif mais aussi au sein des institutions sur la question du conflit et des rapports de force. L’intensité démocratique, la vitalité civique d’une société se mesurent également dans sa capacité à permettre l’expression des contradictions qui la traversent, et d’ouvrir les espaces qui permettront de les négocier.

L’idée que la démocratie se limiterait à des débats entre nos représentants élus, à des scrutins tous les quatre ou cinq ans, contribue, de notre point de vue, à la désaffection des citoyens envers la politique, au sens large. Pour résumer, l’organisation collective des citoyens génère une triple transformation :

 

  • Au niveau individuel, c’est le processus de « politisation » dont on parlait précédemment et d’émancipation ;
  • Au niveau collectif, il s’agit de la création de capacités et d’une organisation collectives capable de durer dans le temps et de défendre les intérêts de celles et ceux qui la composent ;
  • Au niveau institutionnel, les interpellations vont générer une modification des pratiques des administrations/entreprises/bailleurs-sociaux/collectivités locales, notamment en vue de faciliter leur traitement et d’éviter la marginalisation des habitants engagés dans ce processus.

 

Au final, l’amélioration des conditions de vie des personnes qui s’engagent et leur « politisation » promises par l’organisation collective font écho à l’ambition gramscienne d’articuler des batailles locales avec la recherche d’une émancipation collective intégrale.

 

Depuis une trentaine d’années, les institutions publiques mettent en place des processus et instances de participation et d’implication citoyennes. Pourquoi ne pas investir les dispositifs participatifs existants ?

L’enjeu principal est de parvenir à la création de contre-pouvoirs citoyens en mesure de rééquilibrer la balance des pouvoirs au sein de la cité

L’association est née en France du constat que l’offre de participation proposée par les pouvoirs publics, si elle est le fruit d’une intention louable de revitaliser la vie démocratique de la cité, est insuffisante. D’une part, elle ne permet pas aux publics les plus éloignés de la vie politique de prendre part aux débats qui les concernent. D'autre part, la question du pouvoir d’agir des habitants n’est pas un enjeu prioritaire dans ces dispositifs. En 1983 déjà, le rapport Dubedout (maire de Grenoble de 1965 à 1983 et député socialiste de 1973 à 1983), pointait la nécessité de faire des habitants les acteurs du changement.

Dans la perspective du community organizing, l’enjeu principal est de parvenir à la création de contre-pouvoirs citoyens en mesure de rééquilibrer la balance des pouvoirs au sein de la cité, notamment pour permettre aux personnes exclues de la participation d’avoir voix dans les débats publics.

L’image de la « table de la démocratie » permet de comprendre la place qu’occupe l’interpellation dans la vie politique de la cité. Imaginons une table dont le plateau serait la démocratie : pour être stable, elle doit s’appuyer sur quatre pieds :

 

  1. La représentation : les citoyens expriment leur volonté par l’intermédiaire de représentants à qui ils délèguent leur pouvoir ;
  2. La participation : les citoyens s’impliquent dans la vie publique via des dispositifs institutionnels (budget participatif, concertation citoyenne, consultation publique, etc.) ou par le biais d’associations ;
  3. La démocratie directe (ou référendaire) : les citoyens exercent directement le pouvoir, sans l'intermédiaire de représentants notamment via des référendums. On peut penser au référendum sur le traité de Constitution européenne en 2005 - dont le résultat n’a pas été respecté par le pouvoir politique de l’époque - ou encore au référendum sur l’autodétermination de l’Algérie en 1961, qui ouvre la voie à l’indépendance du pays ;
  4. L’interpellation : dans une logique ascendante, les citoyens parviennent à poser des sujets à l'agenda politique et participent activement à la recherche d’une solution avec les responsables. Les organisations de la société civile jouent un rôle prépondérant dans l’interpellation (même si elles ne sont pas les seules à l’initiative) et la vitalité démocratique de la société. Le dernier rapport de l’Observatoire des libertés associatives parle d’une « citoyenneté réprimée » à l’égard de libertés associatives en recul depuis plusieurs années, menaçant la capacité des associations à accompagner l’émergence d’interpellations citoyennes.

 

Aujourd’hui, l’enjeu est de parvenir à faire reconnaître la pertinence et la légitimité de l’interpellation citoyenne, au même titre que les autres formes de démocraties mentionnées précédemment. En 2013, Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache rendent leur rapport Pour une réforme radicale de la politique de la ville au ministre délégué chargé de la Ville François Lamy. Ils expliquent qu’il ne suffit pas d’ouvrir des espaces institutionnels de participation pour qu’ils soient investis. Ces espaces doivent être articulés avec d’autres, qui permettent aux citoyens d’exprimer des demandes, des propositions et de participer activement à la recherche de solutions collectives. Bacqué et Mechmache insistent sur la nécessité de moderniser l’action publique, notamment en mettant les citoyens au cœur du service public : « Faire avec pour faire mieux ».

 

Pourriez-vous définir ce que vous entendez par interpellation ?

L’interpellation naît en dehors des espaces institutionnels et émane directement des citoyens.

L’interpellation, de notre point de vue, c’est la faculté pour les citoyens d’aller attirer l’attention des responsables politiques sur des sujets qui sont parfois en dehors des radars institutionnels : logements insalubres, projet de rénovation urbaine déconnecté, recul du service public dans les quartiers populaires, discriminations. L’interpellation est une réponse à l’offre de participation des institutions publiques ou des professionnels de la concertation : elle est impulsée par les citoyens eux-mêmes, qui décident collectivement de se saisir d’une problématique et qui vont mobiliser toute une palette de stratégies militantes pour imposer leurs sujets à l’agenda politique : pétitions, manifestations au sein d’une institution, actions collectives non-violentes, demandes de rendez-vous, expertises citoyennes. On tient ici deux des caractéristiques principales de l’interpellation : elle naît en dehors des espaces institutionnels (dans la rue, les médias, les réseaux sociaux), et émane directement des citoyens.

L’interpellation citoyenne, c’est permettre aux citoyens de prendre part à la vie publique en dehors des temps d’élection. L’idée sous-jacente ici est de rappeler que la citoyenneté s’exerce tout au long de la vie, et pas seulement par un bulletin glissé dans une urne. Notre conviction est qu’elle est un moyen concret de lutter contre l’abstention, de créer des espaces de débat en dehors des temps électoraux, mais également d’offrir la possibilité aux citoyens d’inscrire à l’agenda politique les sujets importants pour eux.

Hommes et femmes politiques mobilisent régulièrement la « légitimité des urnes », comme un argument massue pour justifier, au choix, des décisions qui n’apparaissaient pas dans leurs programmes, ou leur inflexibilité face à une mobilisation sociale (cf. mobilisations actuelles contre les retraites). Le principe de l’interpellation est justement de permettre aux citoyens de demander des comptes à leurs représentants et d’organiser une pression populaire en mesure de transformer l’institution.

À l’Alliance citoyenne, l’ambition était de créer des syndicats citoyens thématiques (logement, discriminations, accessibilité, écologie populaire) comme autant d’aiguillons destinés à influencer les décisions politiques et l’action publique vers une meilleure prise en compte des attentes de ces publics. En s’organisant, les citoyens ont les moyens de changer les choses concrètement.

Quels sont les ingrédients pour une interpellation réussie ?

Trop souvent, l’émergence d’un conflit aboutit à la fermeture des espaces de dialogue et à la cristallisation des positions des acteurs

On voit bien que dans cette démarche ce qui compte c’est la capacité des citoyens à lancer et animer des dynamiques de mobilisation et à alimenter une pression sur les décideurs politiques. La question du pouvoir d’agir des personnes, notamment des citoyens les plus éloignés de la participation à la vie politique, est donc cruciale. Le postulat sur lequel s’appuie cette démarche est que l’organisation collective, la médiatisation des injustices, le passage à l’action directe non-violente et la négociation des contradictions redonnent du pouvoir aux citoyens.

Néanmoins, mon expérience au sein de l’Alliance citoyenne m’a permis d’identifier les ingrédients qui font qu’une interpellation est réussie, à la fois pour ceux qui la portent mais également pour l’institution qui la reçoit :

 

  • Premièrement, le respect mutuel et la reconnaissance de la légitimité de chacun des acteurs à parler de la place qu’il occupe. Dans certains cas, le dialogue est impossible car la défiance entre les citoyens et les personnes interpellées est trop grande. C’est peut être le résultat d’une incapacité de l’institution à identifier le besoin de participation, ou de sa volonté de l’enjamber. Les responsables politiques peuvent être tentés de contester la légitimité des citoyens qui les interpellent en les renvoyant vers les organisations censées représenter leurs intérêts, et avec lesquelles des espaces de dialogue existent déjà : associations de locataires, organisations syndicales, associations reconnues institutionnellement (l’APF pour les personnes en situation de handicap, la FCPE pour les parents d’élèves, la LICRA pour la lutte contre les discriminations). D’un autre côté, les citoyens doivent être convaincus que l’action publique est en mesure d’apporter des réponses à leurs demandes, faute de quoi l’interpellation se limiterait à une remontée d’information ;
  • Ensuite, accepter la possibilité que des intérêts contradictoires soient exprimés et qu’un conflit puisse émerger. L’enjeu ici est de mettre en lumière les oppositions, fixer le cadre dans lequel elles s’expriment et d’accepter qu’une négociation entre les acteurs permette de sortir du conflit. Dans ce cadre, le conflit est ponctuel, il n’est qu’une étape vers la résolution d’une insatisfaction, une opportunité d’inventer de nouvelles procédures de discussion et de négociation. Encore trop souvent, l’émergence d’un conflit aboutit à la fermeture des espaces de dialogue et à la cristallisation des positions des acteurs en présence ;
  • Une autre condition de la réussite est justement la nécessité de toujours maintenir ouverts des canaux de discussions entre porteurs d’une interpellation et responsables politiques. L’absence de dialogue et de perspectives de résolutions est contre-productive : elle peut décourager ou radicaliser les citoyens qui interprètent ce refus du dialogue comme une nouvelle marque de mépris. Elle peut également contribuer à éroder la confiance des citoyens en leurs services publics, leurs représentants, et les éloigner durablement de la chose publique ;
  • Cela implique enfin de former les agents et élus municipaux à l’interpellation pour éviter les postures défensives. Il s’agit ici de dépasser les postures conflictuelles, d’entendre le fond des demandes, même si la forme ne respecte pas les codes institutionnels, et de s’habituer à intégrer l’expertise d’usage des habitants dans l’élaboration des politiques publiques.

 

Nous défendons l’idée qu’à travers ces étapes, cette méthode qui redonne du pouvoir aux citoyens permet de donner un second souffle à la démocratie, tout en luttant contre les phénomènes d’abstention et de défiance à l’égard de la politique.

 

Photo d'un rassemblement d'Alliance Citoyenne, animée par Eliès Ben Azib
Réunion de locataires© Alliance Citoyenne de l'Agglomération Grenobloise

L’interpellation devient ainsi une forme de réponse aux limites de la participation ?

L’interpellation s’épanouit dans les espaces politiques où les contradictions d’intérêts sont publiquement exprimées et travaillées avec les responsables

La question de la participation du plus grand nombre à la vie politique s’est imposée comme un enjeu majeur depuis une vingtaine d’années. Les dynamiques institutionnelles de participation sont une première réponse à cette nécessité. Néanmoins, cette offre est insuffisante.

D’une part, les plus précaires, les plus éloignés de la participation, les personnes victimes de discriminations sont souvent exclus de ces espaces. Se rejouent dès lors, des logiques de domination qu’on observe dans d’autres secteurs de la société (au travail, à l’école, dans la rue). D’autre part, cette offre institutionnelle de participation a souvent pâti d’une absence de règles claires. À quoi va réellement servir la participation des habitants ? Les décisions ne sont-elles pas déjà prises, en amont des consultations/concertations ?

L’interpellation citoyenne, via l’organisation collective, n’est pas concurrente avec les dispositifs participatifs mis en place par les institutions. Elle vient en complément, en réponse aux critiques qui sont souvent faites à la démocratie participative : faiblesse du nombre de personnes effectivement mobilisées, sous-représentation des classes populaires, défiance des citoyens envers la chose publique et surtout une capacité transformative de ces dispositifs souvent trop limitée.

À Grenoble, après plusieurs années d’interpellation sans succès des élus municipaux afin d’obtenir une modification du règlement intérieur des piscines municipales, les femmes mobilisées ont finalement décidé de se saisir du dispositif d’interpellation mis en place par la ville. Au lancement de la campagne, en septembre 2018, l’offre de participation de la ville était limitée, générant tensions et quiproquos entre élus et femmes mobilisées dans cette campagne.

L’interpellation s’épanouit dans les espaces politiques où les contradictions d’intérêts sont publiquement exprimées et travaillées avec les responsables. L’organisation citoyenne et les actions collectives sont des composantes inévitables de la démocratie, mais surtout des indicateurs concrets de la vitalité de cette dernière. Dans cette vision, l'émergence de demandes émanant directement des citoyens, la naissance de conflits et l’existence d’un débat public offrent la possibilité de co-construire des solutions créatives à des problématiques hors des radars institutionnels.

À ce titre, il me semble que les services prospectifs ont également un rôle à jouer dans le processus d’émergence d’interpellations citoyennes : observer l’évolution des clivages sociaux/économiques/politiques, identifier les potentielles lignes de fractures, outiller les collectivités afin qu’elles soient en mesure d’accueillir les interpellations citoyennes qui émergeront. La position surplombante des services prospectifs, ainsi que la possibilité pour ceux qui y travaillent d’échapper à l’urgence qui caractérise notre vie politique, sont des atouts à mettre au service des habitants qui souhaitent s’engager et des collectivités qui entendent accueillir au mieux leurs préoccupations.

La difficulté pour les pouvoirs publics est de parvenir à soutenir ces dynamiques, sans chercher à les contrôler ni à « s’affaiblir » en laissant penser que les politiques publiques sont élaborées par « à coups », en fonction des différentes interpellations citoyennes : soutenir et encourager l’interpellation citoyenne, créer des espaces de négociation tout en assumant la fonction d’arbitre des institutions publiques.

 

Quelle traduction institutionnelle est envisageable pour cette modalité du débat public qu’est l’interpellation ?

L’enjeu pour les institutions est de poser un cadre clair au sein duquel toutes les interpellations sont reçues de manière identique pour éviter les procès en clientélisme. À Grenoble, l’élue à la démocratie locale (issue de la société civile), Annabelle Bretton, soutenue par le maire Éric Piolle, s’est attelée dès sa prise de fonction en 2020 à proposer une nouvelle offre démocratique aux Grenoblois. Façon à la fois de répondre aux demandes toujours plus nombreuses de participation qui émanaient de la société civile, mais également de moderniser l’action publique municipale.

Ainsi, en juin 2021, l’élue à la démocratie locale présentait le nouveau dispositif d’interpellation de la Ville. Ce dernier permet à des habitants grenoblois, à des collectifs ou des associations, d’interpeller la ville sur une problématique spécifique. Le dispositif, qui s’appuie sur les pétitions, comprend trois paliers distincts : 

 

  • 50 signatures déclenchent deux rendez-vous de médiation avec les élus et techniciens de la ville compétents sur cette question ;
  • 1 000 signatures déclenchent une « mini-convention citoyenne », lors de laquelle 25 Grenoblois sont tirés au sort et vont auditionner les porteurs de la pétition, les représentants de la Ville et des experts extérieurs, pour établir un rapport de préconisations qui sera débattu en conseil municipal ;
  • 8 000 signatures déclenchent un référendum d’initiative citoyenne.

 

En juillet 2022, le service démocratie locale de la Ville de Grenoble a publié une première évaluation du dispositif. Malgré le manque de recul - le rapport intervient un an après le lancement du dispositif - les premières conclusions sont encourageantes à la fois pour l’institution, mais aussi pour les citoyens : reconnaissance mutuelle, renforcement de la légitimité de l’action publique, reprise du dialogue avec des acteurs associatifs avec qui les discussions étaient au point mort, recherche de solutions concrètes. 

Y a-t-il des exemples hors de Grenoble ?

Il reste du chemin pour que le dialogue ne soit pas une fin, mais un moyen vers la co-construction de solutions

Le département d’Ille-et-Vilaine, d’autres villes (le Pré-Saint-Gervais, Libourne, Coutances, etc.), ou encore des régions (Hauts-de-France) ont intégré des dispositifs d’interpellation dans leur fonctionnement interne. Ce sont des premiers pas vers une reconnaissance plus large de l’interpellation citoyenne comme une forme légitime de participation et un enjeu démocratique.

Mais il reste du chemin pour que le dialogue ne soit pas une fin, mais un moyen vers la co-construction de solutions visant à l’amélioration concrète des situations insatisfaisantes pointées par les citoyens. Au-delà des pétitions et des médiations, les institutions publiques gagneraient à être plus ambitieuses, et à investir davantage de moyens pour encourager l’émergence d’une parole précieuse, celles des plus éloignés de la participation : proposer un support logistique aux habitants qui souhaitent se mobiliser, faciliter l’accès à une information plurielle et contradictoire dans les publications locales, permettre le financement (total ou partiel) d’une contre-expertise citoyenne (étude de la pollution des sols, étude d’impact d’un projet de rénovation urbaine, mesure du coût économique de la discrimination, etc.).

Néanmoins, même en étant volontaires et ambitieuses, les institutions publiques ne sont pas à l’abri de l’émergence d’interpellation en dehors de tous les cadres établis préalablement. Il y a ici une ligne de crête particulièrement subtile à tenir pour les pouvoirs publics : offrir un cadre d’interpellation tout en acceptant que certaines puissent émerger en dehors de celui-ci. Au final, l’interpellation c’est aussi occuper des ronds-points, manifester devant une mairie, occuper une école ou encore empêcher la construction d’un aéroport sur une zone humide.

 

Photo des membres d'Alliance Citoyenne devant le bâtiment de Grenoble Habitat, tenant une pancarte "Locataires pas écoutés, locataires méprisés", habillés en T-shirts avec le logo d'Alliance Citoyenne
Occupation du siège d'un bailleur pour lutter contre un logement insalubre. L'action date de 2019. À la suite de l'action, Madame Bika a été relogée.© Alliance Citoyenne de l'Agglomération Grenobloise

Vous promouvez finalement une démocratie du rapport de force ?

Les citoyens ne visent finalement qu’à rééquilibrer la balance des pouvoirs afin de s’installer à la table des négociations avec les décideurs en situation d’égalité

Saul Alinsky avait une vision très pragmatique des rapports sociaux. Il n’est question que de pouvoir, d’une trop grande concentration de celui-ci au détriment des populations aux marges de la société. Pour Alinsky, le pouvoir trouve sa source essentiellement dans l’argent et dans le nombre. N’ayant pas d’argent, ce qu’il propose alors aux habitants des quartiers populaires de Chicago, c’est de se réunir et d’être des centaines à défendre collectivement leurs intérêts.

Par leur nombre, la variété du répertoire d’actions qu’ils mobiliseront, les alliances qu’ils noueront, la médiatisation qu’ils feront de leur lutte, les citoyens ne visent finalement qu’à rééquilibrer la balance des pouvoirs afin de s’installer à la table des négociations avec les décideurs en situation d’égalité. C’est une vision radicale de la démocratie, où les lignes politiques bougent après une confrontation entre des intérêts contradictoires. Alinsky utilise l’idée d’une « démocratie conflictuelle ».