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Économie informelle dans les quartiers populaires : impasse ou sas vers l’insertion ?

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Femme de ménage faisant la vaisselle
© Wikimedia Commons

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Celles et ceux qui subsistent à l’écart de l’emploi classique l’ont-ils choisi ou le subissent-ils ?

Dans tous les cas, quel regard les pouvoirs publiques doivent-ils poser sur ces activités précaires, à la marge de notre économie ?

Quelles solutions proposer pour en sortir, alors que les personnes concernées sont victimes à la fois de stigmatisation et de relégation ?

Et si les compétences acquises hors des radars étaient une ressource insoupçonnée des territoires ?

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Date : 27/06/2023

Catégorie longtemps réservée à l’analyse économique des pays dits « en développement », la notion d’économie informelle est aujourd’hui mobilisée dans la compréhension de problématiques sociales qui touchent tous les territoires, jusqu’à nos métropoles. Objet d’interprétations souvent biaisées, elle nourrit les imaginaires autant qu’elle reste méconnue.

D'abord définie en opposition avec l’économie formelle, elle permet aux institutions d’identifier et de regrouper l’ensemble des activités économiques qui leur échappent. C’est donc avant tout une catégorie statistique, qui pourrait représenter 4 à 12% du PIB en France, et concerner jusqu’à 2,5 millions de travailleurs.

 

Graphique 1 : La part de l'emploi informel dans l'emploi total dans les principales économies développées. Les définitions sont représentées par des barres bleues pour la définition basée sur la couverture sociale et le type d'emploi, et des carrés gris pour la définition basée sur l'existence d'un contrat de travail et type d'emploi indépendant. Le graphique montre 32 pays dans l'ordre croissant de la part de l'emploi informel dans l'emploi total allant du Luxembourg (0-1%) au Mexique (52-54%), en sachant que dans ces deux pays l'existence de contrat de travail et de type d'emploi indépendant n'est pas représentée. Les pays où l'emploi informel est réglementé par un contrat et où il a une présence au dessus des 20% sont la Pologne (20-23%), l'Italie (25-26%), l'Islande (23-25%), Le Royaume Uni (25-27%), le Portugal (25-27%), l'Irlande (38-40%), la Grèce(49-51%) et la Turquie (49-51%).
Table B.1 et Calculs de l’OCDE sur la base du European Social Survey suivant la méthodologie développée par M. Hazans (2011)© Source : OIT (2018)

 

Concrètement, son champ couvre tant l’aide à la personne, les ménages à domicile, la construction ou la restauration, lorsque les activités salariées sont réalisées sans contrat de travail, que la vente non déclarée de biens, ou encore des activités criminelles telles que le trafic de drogue.

Utiliser cette catégorie unique pour qualifier des pratiques et des réalités aussi diverses peut ainsi générer certains biais. Sont alors mis sur le même plan, et derrière le même mot, des activités aux intentions et aux conséquences sociales différentes.

À travers le prisme médiatique, ce flou laisse apparaître un loup. Assimilées fréquemment aux plus sensationnelles activités de ce secteur, les personnes concernées peuvent se retrouver assignées aux stigmates des économies « parallèles » ou « souterraines », tels qu’une propension à l’usage de la violence, ou plus largement à des comportements considérés comme « antisociaux ». Pourtant, en France, ce volet criminel ne représente selon les évaluations gouvernementales que moins d’1% du chiffre d’affaire global de l’économie informelle.

Par ailleurs, alors même que l’on peut les retrouver dans l’ensemble des territoires et des catégories de la population, ces pratiques sont présentées comme particulièrement liées aux quartiers populaires. Régulièrement, leurs habitants se retrouvent alors soupçonnés d’être à l’origine de cette économie perçue comme génératrice d’insécurité.

 

 

« Aveu d’ignorance (...) assorti de prescriptions sécuritaires appelant à la structuration d’un État policier », comme le note Yvon Pesquieu, chercheur en science de gestion, cette représentation n’invite alors qu’à n’envisager une réponse répressive à cette marginalité économique, dont les fondements semblent se situer bien plus au niveau d’un inégal accès à l’emploi que dans un choix de l’argent « facile ». Cette approche principale peut alors empêcher les personnes concernées d’accéder à différentes mesures d’aides au retour à l’emploi et d’insertion professionnelle qui existent par ailleurs.

L’économie informelle, en tant qu’artefact statistique, cache un ensemble de situations nécessitant une lecture fine des acteurs publics, dans la perspective d’un développement inclusif de l’économie des territoires, en particulier dans le contexte de métropoles à la fois riches et inégalitaires.

L’histoire des trajectoires et redéfinitions de la notion fait apparaître certains obstacles à l’analyse de ces phénomènes, mais indique également des pistes pour les dépasser. Envisager autrement certaines activités quotidiennes de l’informel amène à sortir d’une vision réductrice qui n’y verrait qu’une nasse, une impasse où s’enliseraient immanquablement ses acteurs. Changer de regard, c’est aussi s’autoriser à y constater un potentiel sas, une porte dérobée vers l’emploi et l’insertion sociale. Dès lors, il devient nécessaire d’aborder l’économie informelle autrement qu’en synonyme de l’économie parallèle, pour mieux voir au contraire de quelle manière, et dans quelles dimensions, elle croise l’économie « officielle ».

 

Un contexte d’apparition marqué par le sous-développement et l’altérité

 

Selon Aristote, repris dans La condition de l'homme moderne (H. Arendt), l'économie commence à partir du moment où un espace identifié, la maison, réunit un jardin, des bêtes, une cuisine et les personnes qui y habitent. Issue du grec oikia - la maison - et de nomos - la loi - l’économie fait référence aux manières d’administrer les productions du domaine domestique et l’échange des denrées. Avec l’industrialisation et la modernisation du marché du travail au XIXe siècle, la notion d’économie s’affine à travers les conditions particulières de l’échange monétarisé sur un marché régi par des normes formelles. Au XXème siècle, certaines instances telles que la Banque mondiale, le Bureau international du Travail (BIT) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) participent à la diffusion de ces normes à travers la globalisation économique.

L’histoire de la formalisation progressive de l’économie nous amène à prendre conscience qu’au fil du temps, elle a pu voir se succéder des formes inconciliables de production et d’échanges de ressources. Ce qu’on appelle aujourd'hui le « secteur formel » est avant tout un ensemble de normes relatives, qui se sont imposées, ont été remises en cause, et ont pu ensuite redevenir légitimes, comme le montre l’exemple de la prohibition de l’alcool aux États-Unis. Inversement, ce qui entre aujourd’hui dans l’« économie informelle » existait avant qu’on ne le nomme ainsi, et perdure depuis.

 

 

La notion d’économie informelle naît dans les années 1970, caractérisées par l’affirmation des politiques internationales de développement, notamment à destination des anciens pays colonisés. Les institutions internationales mettent alors en place un ensemble d’indicateurs et d’outils visant à formaliser « de larges pans du marché du travail des pays les plus pauvres ».

Depuis sa première utilisation dans le « rapport Kenya » du Bureau international du Travail, la notion s’est appliquée à décrire « l’activité économique qui échappe à tout enregistrement administratif ». Encore aujourd’hui, la Banque mondiale estime à plus de 70% la part de l’économie informelle dans le PIB total de ces pays dits émergents.

Dans les années 1980 s’opère un transfert de la notion vers les pays développés, avec « la recrudescence du travail non déclaré ». Les observateurs montrent comment, dans les démocraties occidentales, la désindustrialisation, l'avènement du chômage de masse, le recul de la protection sociale et de nouvelles dynamiques migratoires encouragent la participation des individus à l’économie informelle.

À l’heure actuelle, nos métropoles font face à une diversité de pratiques, aux effets distincts. Il apparaît donc nécessaire de situer les différents types d’activités que l’économie informelle englobe, et les situations sociales auxquelles elle participe.

L’anthropologue Michel Peraldi, spécialiste de l’étude de l’informel, propose une typologie de ces activités économiques en trois domaines : l’échange de marchandises sans contractualisation, la vente et la réalisation de services non déclarées, et l’économie criminelle, qui intègre la violence physique dans ses modes de management.

 

La vente de biens : pratiquée par tous, répréhensible pour certains

 

La vente de biens informels concerne a priori l’ensemble des catégories de la population. Elle s'opère autant aux échelles locale, nationale qu'internationale, et peut être basée sur un échange de la main à la main, tout comme avoir lieu par l’intermédiaire de plateformes numériques et de réseaux sociaux. Au niveau de la loi, sur tous les biens dont le prix dépasse 5 000 euros, le vendeur est soumis au régime d'imposition des plus-values de cession de biens meubles au taux de 19 %. Encore faut-il être en mesure de contrôler le dépassement de ce plafond.

Cette vente de biens peut constituer un moment isolé du quotidien d’un vendeur, par ailleurs intégré dans le marché de l’emploi formel, ou représenter sa source de revenue principale. On la retrouve sur les marchés sauvages, les puces et brocantes, la revente occasionnelle de vêtements sur des plateformes en ligne telles que Vinted ou Le Bon Coin. Cette vente informelle n’est ni l’apanage des pauvres, ni celui des riches, et peut être pratiquée autant par des femmes que des hommes.

Cependant, les conditions de vente, leur volume, les motifs et l’identité du vendeur jouent sur la perception du caractère frauduleux de la vente. En effet, lorsqu'il est opéré ponctuellement par des populations évoluant principalement dans le secteur formel, il est rarement considéré comme un acte délictuel justifiant une judiciarisation. Du fait notamment de leurs différences de visibilité et d’échelle, la vente de paquets de cigarettes entre amis à l’Université n’a pas le même statut et ne subit pas la même répression que celle effectuée dans l’espace public sur la place du Pont à la Guillotière.

 

 

Il semble par ailleurs que les femmes pratiquant ces ventes ont moins d'opportunités d’accès à l’emploi formel. Des études, notamment sur la vente de ferraille, montrent comment les hommes parviennent plus que les femmes à légaliser à terme leurs activités de ventes par la création d’autoentreprise.

 

Les services non déclarés : quand dans la marge se crée la marge

 

Les services non déclarés en France sont beaucoup plus marqués socialement et constituent le plus gros poste en termes de production de richesse informelle. On y retrouve autant le secteur du bâtiment que celui de l’agriculture, de l'hôtellerie, de la mécanique, ou encore des métiers du care. Parmi ces secteurs, la production de certains domaines semble même dépendre de l’existence de l’économie informelle, minimisant les coûts et permettant ainsi d’améliorer la marge bénéficiaire.

 

Graphique représentant le taux de travail au noir par secteur dans les secteurs les plus touchés. Les hôtels, cafés et restaurants sont les plus touchés avec 5,8% de salariés travaillant au noir, dans le commerce de détail alimentaire ils représentent 5,5% des salariés, dans la coiffure et l'esthétique 4,2%, dans l'activité juridique et la gestion 3,2%, et dans l'immobilier 3,1%.
© Acoss-Urssaf

 

Les sociologues ont largement montré à quel point le genre, la qualification, les capitaux sociaux et économiques jouent sur les modes de recrutement et sur les parcours de ces travailleurs. Les secteurs du bâtiment, de la restauration (livraison, cuisine, plonge) et de l’agriculture (récoltes saisonnières) recrutent de manière informelle une grande majorité d’hommes peu qualifiés n’ayant pas le capital permettant leur reconnaissance sur le marché de l’emploi formel. On y retrouve aussi de nombreux travailleurs immigrés qualifiés et diplômés, dans l’impossibilité de faire reconnaître les équivalences de leurs formations initiales, et ainsi contraints de se reconvertir sur des postes non-qualifiés.

Le secteur du care (soin, petite enfance, aide à domicile de personnes âgées, malades ou handicapés) s’avère lui particulièrement réservé à des travailleuses, très souvent racisées, sans qualifications, et n’ayant pas de véritables alternatives pour subvenir à leurs besoins. Les emplois de service aux personnes sont habituellement très mal rémunérés et mal protégés par le droit. Il peut aussi impliquer pour ces travailleuses une faible liberté quotidienne, dans la mesure où elles passent la plupart de leurs journées chez leurs employeurs, voire y sont logées, comme l’explique une d’entre elles dans un entretien avec Françoise Guillemeau : « Une fois de plus, je me suis retrouvée bonne à tout faire, je n’étais quasi pas payée. La somme variait de 100 à 200 euros par mois, et certaines fois je ne touchais rien… Je n’avais pas le droit de sortir sauf pour faire les courses ». Exploitées, elles peuvent subir une répression particulière du fait de leur statut, comme le souligne la suite de l’entretien où l’enquêtée raconte qu’elle « a tenté de s’enfuir une première fois, mais, comme elle ne pouvait pas présenter de papiers d’identité, les gendarmes l’ont ramenée chez sa patronne ». Il convient de noter qu’en France, 86% des femmes immigrées travaillent dans ce segment du secteur tertiaire.

Ces métiers ont tous des équivalents légaux, mieux reconnus sur le marché du travail, socialement et symboliquement. Ainsi, le travail effectué peut, pour les plus chanceux ou les moins éloignés des critères d’embauche, être une porte d’entrée vers l’emploi formel. Mais dans la majorité des cas, le transfert des compétences acquises de manière informelle vers le marché de l’emploi pose problème, surtout dans la mesure où la réponse judiciaire empiète sur les mesures existantes de retour à l’emploi.

Alors même qu'elle a appris à s'occuper d’une personne âgée pendant de nombreuses années, la travailleuse ne trouvera pas forcément d’emploi qualifié dans un EHPAD, faute de pouvoir justifier de l’expérience acquise, ses tâches ayant été exercées hors de tout cadre légal. De même, si des travailleurs informels ont la capacité de rénover un appartement pour le compte de leurs voisins, la requalification de leurs expériences par Pôle Emploi dans le secteur du bâtiment peut s’avérer compliquée, l’affirmation de ses compétences pouvant s’apparenter dans ce contexte à l’aveu d’une fraude, particulièrement dans la mesure où la rémunération non-déclarée s’additionnait à des aides sociales.

 

 

Enfin, il est intéressant de noter que les secteurs formel et informel peuvent parfois s’alimenter. Un garagiste peut par exemple conseiller à sa clientèle d’aller voir un petit réparateur informel pour certaines réparations.

 

L’économie criminelle : entre précarité et réseaux prédateurs

 

L’économie criminelle se distingue quant à elle des deux autres, et peut à la fois représenter une économie de biens et de services. Aussi, à l’intérieur de ses modes d’organisation, la violence et le non-respect des lois revêtent un caractère systémique.

Là encore, le genre joue un rôle déterminant dans la répartition de cette économie. La prostitution est un secteur révélateur de ces discriminations. Si la hiérarchie peut être occupée par des hommes, en tant que proxénètes, la grande majorité des travailleurs du sexe sont des travailleuses. Elles occupent par ailleurs assez souvent un autre emploi en parallèle, la plupart du temps dans le secteur tertiaire. De plus, l'Office central pour la Répression du Trafic des êtres humains « estime à 15 000 le nombre de personnes prostituées dans la rue, et parmi elles, il est courant de considérer qu'entre 70 % et 80 % sont des primo-migrant-e-s ».

 

Des manifestants à Berlin habillés en rouge et en noir avec une pancarte avec écrit dessus "Sex work is work *cœur avec parapluie dedans* Being a landlord isn't" - traduction : "Les métiers du sexe sont des métiers, Être rentier n'en est pas un"
Berlin, Allemagne - 1er mai 2021 : Manifestation du 1er mai à Berlin pendant la pandémie de coronavirus© Stocklib / KutsVG

 

Le secteur du trafic de drogue est quant à lui très majoritairement masculin. Fantasmé, ce secteur est pourtant lui aussi marqué par la multitude des profils et des situations qu’il agrège. Ainsi, seule une minorité des travailleurs de cette économie y voit une perspective de carrière sur le long terme, visant un enrichissement conséquent et l’insertion dans un réseau structuré. Une majorité reste des « usagers et revendeurs français et étrangers en situation de grande précarité (...) contraints de s’engager dans une activité illégale ».

Les modalités de vente sont de plus en plus sophistiquées, et face à une concurrence forte, font appel à des compétences en termes d’organisation, de marketing et de sens commercial qui ne cessent d’évoluer (développement des livraisons, publicités sur les réseaux sociaux, création de carte de fidélité, attention portée sur la communication envers le client, etc.). Selon l’Office antistupéfiants (Ofast), le marché de la drogue se porte actuellement si bien que « les trafiquants agissent en employeurs et sont confrontés à des problématiques de ressources humaines ».

Pour autant, au vu de l’illégalité de l’objet même du travail, les perspectives de requalification des compétences acquises dans ce secteur vers celui de l’emploi formel sont inexistantes.

 

Entrer par l’anthropologie du travail informel : comprendre plutôt que stigmatiser

 

Pour une partie des personnes concernées par les trois catégories précédentes, le recours à l’informel reste un acte épisodique et une dimension complémentaire de leurs vies économiques. Mais pour celles et ceux dont la vie quotidienne en dépend, les conditions d’existences matérielles et l’image associée à leur mode de vie en font des acteurs agissant en marge de l’espace public, autant que de la Sécurité sociale ou de tout système de retraite. Ils se lèvent tous les matins dans des logements précaires, avec comme unique possibilité celle de poursuivre dans l’illégalité leurs activités informelles. Préoccupés par leurs situations de subsistance et souvent dans des relations conflictuelles, voire inexistantes avec les administrations, ils ne maîtrisent pas certains codes culturels permettant de rencontrer d’autres membres de la société, et c’est avec la boule au ventre que nombre d’entre eux partent au travail.

 

 

Reconnaître leur activité quotidienne en tant que travail n’a pas pour objectif d’occulter les dimensions illégales, et l’ensemble des externalités négatives engendrées par ces pratiques, mais plutôt de considérer ces travailleurs comme des acteurs économiques et sociaux d’un territoire, avec qui les liens restent à tisser en matière d’insertion. D’autant plus que les richesses qu’ils produisent circulent dans l’ensemble de l’économie du pays, et que les tâches pénibles et difficiles qu’ils réalisent leur sont implicitement réservées, à travers un mécanisme de division du travail social tabou mais néanmoins efficient au niveau de la structure globale d’une économie nationale.

Ces activités s’avèrent éloignées de notre conception du travail. Adopter les lunettes de l’anthropologue permettrait d’observer ce que nous cherchons à comprendre en évitant l’écueil des a priori. En effet, cette discipline a su développer des outils empiriques pour étudier les pratiques représentant une certaine altérité par rapport à nos normes et références culturelles.

D’un point de vue anthropologique, le travail peut être considéré comme l’ensemble des manières d’agir sur son environnement pour créer les ressources nécessaires à sa subsistance, et permettre ainsi son existence sociale.

Avoir un travail, c’est donc répondre à des besoins fondamentaux, à partir des contraintes de l’environnement dans lequel on se trouve. Mais c’est aussi s’organiser avec d’autres dans l’espace et dans le temps, partager des modes de communication et des valeurs permettant la réalisation d’une tâche.

Bien qu’ils n’aient pas de contrats de travail, tous les acteurs évoqués précédemment entrent dans le cadre de cette définition, et peuvent être à ce titre considérés comme des travailleurs. Inclusive, cette approche a le mérite d’attirer notre attention non pas sur ce qui manque à ces travailleurs (un contrat de travail, des papiers, une comptabilité, le paiement d’impôts, etc.), mais plutôt sur ce qu’ils font et ce qu’ils produisent. D’autre part, elle met en avant deux dimensions indéniables de toute situation de travail : le rôle déterminant de l’environnement dans nos choix, et le lien étroit entre le statut de l’activité et la reconnaissance sociale qu’elle offre.

 

 

Travail informel et disqualification

 

Analyser le travail nous renseigne toujours sur les rapports de pouvoir entre catégories d’acteurs d’une même société.

Ainsi, un travailleur sans papiers dans le bâtiment ne bénéficie des fruits d’aucunes cotisations, et est présenté comme un concurrent illégitime vis-à-vis d’un demandeur d’emploi, avec un risque de dumping social. Au contraire, un chef d’entreprise qui embaucherait des travailleurs non-déclarés ne risquerait que des sanctions administratives et fiscales, et pourrait justifier ses malversations par la « pression des charges » auquel il serait soumis, dans une fenêtre de discours lui assurant une relative indulgence de la part de l’opinion publique.

 

 

D’un point de vue moral, un jeune mineur travaillant dans l’économie de la drogue occupe un statut tout à fait différent d’un barman hors contrat, quel que soit l’impact de leur activité sur la santé de leurs clients. Un travailleur immigré qui récupère de la ferraille et la revend aux puces sans patente ne jouira pas de la même valorisation sociale qu’un étudiant qui récupère des vélos abandonnés et les revend sur le Bon Coin. Enfin, une mère de famille qui vit exclusivement de gardes d’enfants non déclarée n’est pas perçue de la même manière qu’une étudiante réalisant ponctuellement du baby-sitting.

Par ailleurs, ne pas avoir de contrat de travail en France n’implique pas le même manque à gagner que dans les pays berceaux de la notion d’informel, où les droits acquis par l’intermédiaire de cotisations représentent un gain plus faible. Pour trouver un logement, obtenir des aides et des droits, s’engager politiquement ou syndicalement, ou simplement développer un réseau de relations amicales, le travail détermine et permet l’existence sociale. Les travailleurs de l’informel subissent donc une double perte, à la fois économique et sociale. In fine, leur invisibilité, conséquence de disqualifications symboliques, légales et matérielles, entraîne autant de freins concrets à leur insertion dans la vie de la Cité.

 

L’offre et la demande : des gagnants et des perdants

 

Comprendre l’environnement qui permet l’apparition de l’économie informelle s’avère à la mesure des enjeux du lien social et du développement de nos métropoles. Le travail, qu’il soit informel ou non, reste un marché, et l’offre n’existe qu’en réponse à une demande.

Si l’environnement des potentiels travailleurs de l’informel contenait une demande d’emplois formels, y aurait-il eu un tel développement de certains secteurs ? En effet, ces différents commerces ne peuvent exister sans clients, au même titre que les emplois non déclarés ne peuvent se pérenniser sans embauches. Le regard sur ces travailleurs informels ne peut donc pas exclure de l’analyse celles et ceux qui achètent, recrutent, consomment et ainsi demandent l’accès à certains biens et services, encourageant et permettant l’existence d’un tel secteur. Ainsi, le rappeur Rocé nous invite à entendre que « Les gens (...) ne sont point reconnaissants, ignorent l'humain indécent, alors qu’la nuit ils lui quémandent le stupéfiant ».

La pénalisation de travailleurs qui offrent, peut faire oublier la situation créée par les personnes qui demandent, minimisant ainsi la responsabilité des uns et insistant sur celle des autres. Comprendre que l’économie informelle est avant tout un marché, un circuit d’échanges, c'est affiner sa définition. C’est voir que les acteurs de cette économie sont à la fois ceux qui travaillent, mais également ceux qui y ont recours. Le fait de ne pas inclure ces derniers dans la définition montre les limites politiques et éthiques d’une telle catégorie excluante.

 

L’économie informelle, un miroir des inégalités contemporaines

 

Ayant pour premier contexte d’application des pays à l’administration faible, la notion a construit sa validité autour de critères représentatifs de cultures économiques spécifiques : unités économiques de petite taille, activités à l’échelle locale et non tenue systématique d’une comptabilité. Dans ces États, travailler dans l’informel relève de la norme et n'empêche pas une reconnaissance sociale.

En s’élargissant à nos territoires, le nouvel usage de cette notion s’avère ambivalent. En recherchant ici les mêmes critères, le regard s’est focalisé sur des pratiques « petites et illégales », tout en occultant d’autres pratiques non déclarées qui n’y répondaient pas (évasion fiscale, multinationales aux pratiques délictueuses, etc.).

En s’appliquant aux normes économiques de nos sociétés à la bureaucratie puissante, cette distinction « formel/informel » n’a pas les mêmes effets symboliques sur les acteurs concernés. En mettant sur le même plan l’ensemble vaste des travailleurs non déclarés de notre pays, la notion occulte la diversité des situations sociales pouvant conduire une personne à travailler sans contrat. Au lieu de qualifier un secteur, la notion d’informelle s’est mise à amalgamer et disqualifier ses acteurs. L’absence de contrat de travail est bien souvent confondue avec l’absence concrète de travail. Empiriquement, les acteurs du secteur n’en demeurent pas moins des travailleurs, dont les activités quotidiennes sont envisagées comme des délits et non comme des pistes de subsistances et de participation à l’économie.

Loin de nous l’idée de chercher des excuses à celles et ceux qui sont tournés vers la délinquance. Au contraire, il s’agit ici d’envisager dans quelle mesure la grille de lecture de ces phénomènes limite la possibilité d’y répondre, notamment en matière d’insertion professionnelle. Les études du BIT montrent à ce titre la pertinence et l'efficacité des dispositifs visant à reconnaître et à formaliser les compétences issues du travail informel. Alors que dans certains pays, ces dispositifs ont permis à d’anciens enfants soldats de se requalifier en trouvant le chemin de l’emploi formel, chez nous, le caractère délictuel et la réponse répressive empêchent de fait un jeune ayant développé des savoir-faire et savoir-être dans le deal de tenter de les valoriser pour obtenir une formation.

L’immense majorité des travailleurs des secteurs informels créent des biens et des services dont nous profitons, tout en s’inscrivant dans une économie de subsistance, précaire et risquée, loin des caricatures véhiculées par la pop culture ou les médias mettant en scène la peur de l’autre. En échange de leur labeur, ces invisibles sont confrontés à diverses formes d’exclusion et de préjugés, relégué là où tout se fait « au noir », quelque part à l’ombre des droits sociaux et de l’intérêt général, quels que soient les compétences et les talents qu’ils possèdent. En parallèle, a contrario de certains discours, les politiques d’insertions professionnelles conçues pour accompagner les citoyens les plus précaires se retrouvent avec des moyens insuffisants par rapport aux ambitions initiales, dénoncés tout autant par les usagers que par les professionnels de l’action sociale.

 

 

Reconnaître que l’économie informelle n’est pas un monde parallèle, mais bien une partie du nôtre, c’est dire à des milliers d’humains que nous reconnaissons leur participation à l’effort économique et que nous sommes prêts à les accueillir. En somme, le maintien dans la marge de ces activités participe d’une non-reconnaissance des personnes qui participent à la prospérité, certes relative, de notre société.

Encourager le lien social et reconnaître les compétences expérientielles serait un pont vers le bien-être de la personne derrière le travailleur, et pourrait produire l’un des terreaux les plus fertiles pour le développement d’une métropole inclusive et orientée vers la coopération. À l’aune d’une transition écologique qui ne peut être acceptée sans justice sociale, peut-on envisager de rebattre suffisamment les cartes pour qu’il ne puisse plus apparaître à personne comme « rentable » de faire le pari hasardeux de la « triche » ?