[Vidéo] Les publics du Défilé
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Cette vidéo montre la mixité en actes au sein du Défilé. Les habitants des quartiers populaires aux classes moyennes, puis les personnes d'un certain âge jusqu'aux femmes aujourd'hui largement majoritaires.
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L'objectif de la politique qui se développe depuis quelques années autour des dites "cultures urbaines" était de dégager sur le terrain artistique, une scène de reconnaissance positive de la jeunesse socialement définie comme étant "d'origine immigrée" des banlieues populaires. Il s'agissait de valoriser les formes culturelles issues de ces espaces de diversité, afin de construire des référents positifs et d'accroître le sentiment d'appartenance de ces populations.
Cette politique, inaugurée de manière expérimentale dans (l’ancienne) région Rhône-Alpes autour des pratiques artistiques du hip-hop, reconnaît ainsi de manière implicite les limites du modèle d'intégration républicain. Dans sa version "intégriste laïque", ce dernier exige des enfants d'immigrés qu'ils s'intègrent à une culture commune ne leur faisant aucune place, en s'efforçant de corriger sur cet espace symbolique les effets de la discrimination. Elle peut en cela être considérée comme une expérimentation pluraliste.
Plutôt que d'opposer égalité, cohésion sociale et reconnaissance de la diversité, la voie pluraliste cherche à concilier ces objectifs en abordant la prise en compte de la diversité comme une stratégie d'actualisation de l'équité et un atout en faveur du développement chez les groupes marginalisés d'un sentiment d'appartenance à un espace commun.
Les acteurs de cette politique ont travaillé en réseau pour jeter des passerelles entre différents mondes, professionnels et institutionnels, qui n'avaient pas l'habitude de collaborer : le monde du travail social et le celui de la culture, les associations locales et les institutions culturelles, les mondes de la banlieue et les mondes de l'art contemporain, etc. Et force est aujourd'hui de constater les effets constructifs de cette politique en termes de décloisonnement social, mais aussi institutionnel. Au niveau local tout d'abord. Elle a donné une nouvelle légitimité aux projets de développement culturel habitant, a dégagé de nouvelles possibilités de financement. Ce qui a contribué à redessiner les rapports de forces locaux.
En pointant, du dehors, l'intérêt de ce secteur d'activités, cette politique a permis que s'opèrent des conversions de regard. Un peu partout dans la Région lyonnaise, des projets qui avaient tout d'abord été développés par le monde associatif et le travail social, en réseau avec les acteurs de la politique de la ville, ont progressivement été, soit soutenus, soit réintégré au sein des missions d'action culturelle des Municipalités. Cette politique a ainsi déclenché un processus de changement au niveau local. À un niveau plus global ensuite.
Pour dégager une scène de reconnaissance à ces dites cultures urbaines, les acteurs de cette politique ont dû faire face à des résistances tenaces. Bien souvent, il a fallu commencer par déminer cet imaginaire de la banlieue et tout ce qu'il charriait de peur, de scepticisme a priori et de mépris. La collaboration autour de ces projets de différents acteurs institutionnels et professionnels a permis de constituer des relais de compétences et de légitimité.
Des passerelles ont ainsi pu être jetées des salles des associations et des M.J.C. où les jeunes breakers s'entraînaient, jusqu'à la scène de la Maison de la Danse ; du terrain vague transformé par les graffeurs en galeries de plein air, jusqu'à la Biennale de l'Art Contemporain. Ce travail d'accessibilité et de mise en réseau a permis de dégager un nouvel espace de possibles, qui a eu une portée symbolique indéniable. Cette ouverture de la culture à la pluralité donne à voir une autre manière de vivre-ensemble, de conjuguer unité et diversité…
Cette politique a ainsi dégagé un espace de reconnaissance, mais selon une logique éminemment paradoxale. C’est que je me propose à présent de démontrer, non pas pour diminuer l’impact symbolique de cette politique, mais pour éclairer les situations de conflits, de malentendus, les refus et résistances qui jalonnent fréquemment ces projets de croisement et de reconnaissance.
Cette politique a en quelques années fait passer, la break dance notamment, "de la rue à la scène". Si les jeunes amateurs de hip-hop ne se reconnaissent généralement plus dans cette mise en scène de leur propre culture, c'est que ce passage s'est fait au prix d'une transformation profonde de leur mode d'expression. Les acteurs institutionnels étaient tout d'abord persuadés que les jeunes breakers devaient dépasser leur première expression, au risque de s'enfermer dans un "ghetto artistique". Ils n'ont par conséquent financé que les groupes qui acceptaient de s'ouvrir à d'autres langages chorégraphiques.
Un groupe de break dance de la région lyonnaise a par exemple souhaité revenir aux sources de son propre langage, après avoir travaillé avec deux chorégraphes contemporains. « Si tu sais d'où tu viens, si tu sais exactement comment fonctionne ta danse ; après tu peux échanger et avancer sans te faire avaler… c'est comme les rencontres de cultures » affirmait un des danseurs du groupe.
Cette tentative a été interprétée par les acteurs de la politique d'action culturelle comme une incapacité à « s'ouvrir sur l'universel ». Le groupe ne parvenant plus à mobiliser les ressources nécessaires pour financer son projet a fini par se désagréger. Ceux qui, dans la Région Rhône Alpes, ont réussi, grâce au tremplin de l'action culturelle, une trajectoire exemplaire « de la rue à la scène », sont par conséquent, ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont satisfait à cette exigence d'ouverture.
La plupart ont été formés à un moment donné par des danseurs et chorégraphes contemporains. La plupart, dans la Région lyonnaise, ont eu tendance à considérer comme une absence, de rapport à l’espace, au temps et à l’autre, ce qui était dans la break dance un rapport différent à l’espace, au temps et à l’autre. Ils ont donc amené les jeunes breakers à "dépasser" certaines logiques de rapports, considérées par défaut, pour se mouler à leurs propres conventions artistiques. Ces réactions peuvent se comprendre par le fait que cette politique, tout en ouvrant de nouvelles possibilités de financement pour les artistes, tend à redéfinir leur rôle, puisqu'elle assujettit de plus en plus l'aide à la création à l'engagement social, ainsi que les critères de l'évaluation artistique.
En ouvrant un espace de ressources et de reconnaissance, à l'intersection du social et du culturel, sur d'autres critères que ceux qui structurent les mondes de l'art, cette politique pluraliste, s'achemine vers une redéfinition de la valeur et la légitimité artistique… Certains artistes se sont sentis, sur ce terrain, en danger de redéfinition, en perte d'espaces propres et de légitimité. Ce qu'ils ont traduit en refusant de négocier les critères de reconnaissance qui fondent leur propre légitimité…
On est ainsi passé des cercles de défis à l'objet chorégraphique, de l’improvisation à l’écriture, d’un art de l’immédiateté à un art formalisé. Ce qui a été transformé dans ce mouvement de la rue à la scène, ce n'est pas seulement une manière de s'exprimer avec son corps, c'est plus fondamentalement une définition de l'individualité et un rapport au monde. On passe symboliquement du cercle d’interconnaissance à l’individu isolé dans un ensemble collectif abstrait, d'une culture pratique et contextualisée de l'oralité à une culture formelle, rationnelle, domestiquée.
Pour atteindre la reconnaissance, les jeunes breakers ont dû se conformer au goût du public des théâtres, c'est-à-dire monter des spectacles dans lesquels ces derniers puissent se reconnaître. Ce qui suppose de dépasser les logiques figuratives et expressives de leur premier mode d'expression, mais aussi de "sortir du social", c'est-à-dire, de détacher les signifiés de leurs créations de leur propre expérience, de s’extraire de leurs "appartenances particularistes" pour s'ouvrir à une logique formelle, pensée comme universelle.
D'autres mouvements artistiques populaires ont connu pareille transformation en accédant à la scène. Ce processus est peut-être inhérent à toute logique de reconnaissance. Là où cet espace peut être considéré comme paradoxal, c'est que dans un même mouvement (parce que l'enjeu est d'ouvrir une scène de visibilité positive pour cette jeunesse) il continue à les définir par rapport à leurs différences…
Sur la scène des « cultures urbaines », les origines sociales et culturelles des auteurs de ces pratiques artistiques sont systématiquement mises en avant. Cette politique d'action culturelle les reconnaît ainsi en raison de leur différence (qu'il s'agit de représenter et d'exemplariser) tout en exigeant qu'ils la dénient pour atteindre la reconnaissance, pour finalement les redéfinir par rapport à leurs différences.
Cette reconnaissance paradoxale a produit des malentendus, des conflits, des stratégies de repli, de duplicité comme de compromis. Certains, ne se sentant pas reconnus pour ce qu'ils faisaient mais pour ce qu'ils représentaient ou pour ce que l'on avait fait avec eux, se sentant déniés et déracinés, ont fui cette scène. Ne pouvant faire rentrer leur vie dans l'art, ils ont fait le choix de mettre l'art dans leur vie. Ils investissent de manière exclusive ou simultanée d'autres espaces où ils peuvent cultiver leurs pratiques artistiques selon leurs propres conventions. D'autres ont accepté de se "dépasser " pour atteindre la reconnaissance.
Ces bons petits élèves de l'action culturelle éprouvent souvent, au bout de leur ascension, l'angoisse de ne plus savoir à qui appartiennent les gestes qu'ils dansent, les mots qu'ils parlent, l'angoisse de ne plus incarner le sens de ce qu'ils font et de ce qu'ils sont, « ça va tellement vite qu'on ne sait plus bien ce qu'on fait, ni qui on est, d'ailleurs… » Et puis d'autres enfin se sont efforcés de faire des compromis, « sans se compromettre », d’intégrer ces mondes sans se renier.
En s’ouvrant à des langages artistiques (comme la danse africaine ou le buto) qu’ils sentaient plus proches de leur propre langage, qui leur permettait d’avancer sans tout recommencer, sans avoir à nier ce qu’ils étaient et savaient. D’autres s’efforcent d’allier l’énergie propre à ce mouvement à l’écriture chorégraphique, d’inventer un nouveau langage artistique en mariant la grammaire du contemporain à la parole du hip-hop.
En jouant avec les règles qui leur sont imposées, ils inventent ainsi de nouvelles formes artistiques, ils insufflent de nouveaux courants créatifs qui par un effet de rétroaction sont en train de renégocier certaines des conventions de la danse contemporaine…
« La danse Hip Hop est création ; elle va marquer la danse contemporaine de l'intérieur et en modifier l'histoire, elle va produire de grands chorégraphes qui dépasseront les catégorisations et n'auront plus à se justifier de leur famille d'appartenance. Cette danse a déjà renouvelé des codes, et, au-delà d'un simple apport nouveau dans l'écriture, elle a libéré des corps contemporains pris dans une recherche parfois trop rigide. Sans forte prégnance de la pensée sur le geste, les danseurs hip-hop laissent aller leur corps qui les dévoilent, les introspecte, les incitent alors à revenir sur le sens de l'acte dansé. »
Toute reconnaissance de la diversité suppose une négociation du commun. La voie pluraliste est une expérimentation de cette tension entre diversité et viabilité des institutions. Elle entraîne nécessairement des conflits, des confrontations, parce qu'elle impose un format à la visibilité des différences. Dans ce cadre de reconnaissance formelle, se reproduisent également des logiques d'acculturation et une certaine forme d'aliénation sémantique de la différence. Mais dans ce cadre imposé, se développent également des résistances et des échanges, des négociations qui engendrent une progressive transformation du cadre lui-même. Ce qui s'expérimente sur le terrain de ces politiques culturelles, c'est ainsi une nouvelle manière de concilier intégration et pluralisme…
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