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Cultures émergentes et émergences d'une nouvelle catégorie d'intervention publique

Photo de danseur break
B-Boys Breakers© Jean-Pierre Thorn // Numélyo

Article

Quelles sont les étapes qui ont permis au hip-hop – un mouvement apparu comme tel après quelques années –, a priori dénué de ressources – sans ressources financières, sans ressources relationnelles, sans légitimité « intellectuelle » ou artistique – de générer autour de lui un vaste programme de financement public ?

Par ailleurs, comment expliquer la concorde de bailleurs culturellement éloignés les uns des autres ? Pour quelles raisons le FAS, la Politique de la Ville, la Ville de Lyon, la DRAC et d’autres se retrouvent-ils pour soutenir des opérations culturelles dans les quartiers difficiles ?

L’objectif ici n’est pas de faire la genèse de ce phénomène, mais plutôt d’ordonner les arguments mobilisés par les protagonistes pour justifier cette politique et de mettre certains éléments en perspective.

Ce texte est tiré d’une série d’entretiens menés auprès des partenaires de la Politique de la Ville, des acteurs culturels et de reportages et analyses conduits à l’occasion de la rédaction d'un des anciens Cahiers de Millénaire 3 par Emmanuel Arlot, Caroline Brossat, Catherine Foret, Virginie Milliot-Belmadani, Cédric Polère et Ludovic Viévard.
Date : 01/01/2000

Le développement continu de la politique de la ville, l’apport de budgets publics très importants, l’élargissement des missions assignées à cette administration nouvelle sont autant de phénomènes récents qui ont fait évoluer l’architecture de la ville comme son fonctionnement. Une nouvelle catégorie d’intervention publique est apparue (la "ville" dépendait il y a quelques années encore de nombreux ministères) qui remodèle en profondeur la gestion de l’urbain et des problèmes socio- économiques afférents.

Au sein de ce dispositif imposant, s’est mis en place un "volet culturel", qui a soutenu une multitude d’opérations dans les quartiers en Contrat de Ville, dans l’agglomération et sur la France entière. Il concentre ses efforts sur la danse urbaine, le graf et le rap. Cette nouvelle politique s’appuie sur de nouveaux référents ou en recycle d’autres plus traditionnels, cherche à influer sur l’intervention culturelle ordinaire, retentit sur le statut des productions artistiques et n’est pas sans répercussions sur les promoteurs du dispositif eux-mêmes. Ce sont ces différents points qui seront développés en conclusion à un dossier largement fourni par ailleurs en expériences, analyses et témoignages d’acteurs.

 

Une politique aux références multiples

 

En 1991, puis en 1995, l’argent consacré aux questions urbaines par divers ministères a été rassemblé dans un Fonds Interministériel à la Ville (FIV) géré par la Direction Interministérielle à la Ville (DIV). Cette opération de rationalisation administrative a été rendue visible par la création d’un Ministère de la Ville.

En raison du caractère transversal de ses missions, le Ministère de la Ville a développé une intervention dans le domaine culturel. Mais cette nouvelle intervention publique culturelle se fonde sur des référents multiples qui bousculent ceux en usage dans les politiques culturelles classiques. Certains référents sont d’ordre politique (reconnaître le droit à la parole des immigrés et de leurs descendants et plus largement des classes défavorisées), d’autres d’ordre social (aider l’insertion), les autres enfin sont culturels (reconnaître une nouvelle forme artistique et la diffuser).

 

Référents politico-militants

Dans cette catégorie de référents, on peut ranger tous les arguments qui affirment que les cultures immigrées ou populaires sont des cultures à part entière et partant, sont une richesse à reconnaître. Autrement dit, les habitants des banlieues ont développé des pratiques culturelles spécifiques que la collectivité publique doit valoriser. Pour Philippe Delpy, chargé de mission en charge de la culture au Fonds d’Action Sociale (FAS), « il y a une nécessité à reconnaître les prises de paroles émanant des banlieues comme des paroles citoyennes. »

Dans le prolongement de ce point de vue, des arguments relatifs à la reconnaissance de l’identité spécifique des immigrés sont avancés : les habitants doivent prendre conscience de la valeur de leur culture d’origine et être capables de l’utiliser pour reconstruire une nouvelle identité.

L’idée est de voir ce que la culture peut apporter à des groupes, à des individus. Nous faisons du soutien à l’émergence de parole par la pratique artistique, pour que les gens s’y épanouissent. - Marc Villarubias (Agent de développement chargé de la culture au DSU de Lyon).

 

Référents d’insertion

Cette politique trouve un second axe de légitimation en s’appuyant sur le thème de l’insertion sociale. Le soutien aux pratiques d’ordre artistique est un moyen de réapprendre à respecter les usages qui témoignent de l’appartenance à une communauté sociale.

Notre objectif est de restructurer les jeunes par une activité artistique qui leur offre une possibilité de se remobiliser. Les jeunes sont souvent en opposition à l’institution, mais si on leur montre qu’on met des moyens sur leurs pratiques, alors ils suivent. - Benoît Guillemont (Conseiller pour l’Action Culturelle à la DRAC)

Cette aide à la socialisation fonctionne dans les deux sens, c’est-à-dire que les artistes ou les personnes associées à ces opérations envisagent le quartier et leurs habitants sous un autre angle :

Dans un atelier d’écriture, le but pour moi, c’est la rencontre au moyen d’une œuvre. Il y a une rencontre entre des jeunes et un artiste. L’échange se produit, chacun se découvre. Les uns abordent le processus de création, l’écrivain la manière de vivre de ces jeunes. - Benoît Guillemont

Outre l’apprentissage des règles du vivre-ensemble, un autre aspect de cette insertion porte sur les possibilités d’emplois du secteur culturel :

Nous voulons créer du lien entre les groupes amateurs et les professionnels. Notre but n’est pas que tous les amateurs deviennent des professionnels, mais qu’ils se frottent à la réalité du travail artistique. - Benoît Guillemont

Et de prendre l’exemple d’artisans au chômage (charpentier, peintre en bâtiment, etc.) qui ont retrouvé l’habitude du travail en participant au Défilé de la Biennale. Par ailleurs, cet argumentaire est renforcé par l’appel à des données tirées d’enquêtes : « Toutes les études montrent que c’est un secteur créateur d’emploi, la dernière en date effectuée par le Cabinet Algoe sur les ateliers de la Biennale allait clairement dans ce sens », soutient un porteur de projet.

Ceci vaut aussi pour aider les artistes à se professionnaliser : 

Nous travaillons aussi du côté des artistes pour aider à leur insertion sociale et économique. Pour cela nous travaillons en partenariat avec Solid’Arté. - Marc Villarubias

 

Référents artistiques

Les promoteurs du volet culture de la Politique de la Ville s’appuient aussi sur des référents à proprement parler artistiques, considérant l’émergence des pratiques culturelles des banlieues comme un nouveau courant esthétique : « Nous voulons faire reconnaître des codes culturels nouveaux et différents » annonce Philippe Delpy. Il s’agit ici de considérer ces productions comme des formes artistiques à part entière, dont le caractère nouveau explique la fragilité, et la nécessité d’y apporter de l’attention.

Nous analysons ce phénomène comme une culture populaire émergente et à ce titre digne d’être valorisée, entendue, soutenue. - Philippe Delpy

À l’appui de cette affirmation, les bailleurs mobilisent des arguments plus classiques utilisés pour les œuvres d’art :

Une œuvre d’art ne change pas le monde, elle permet de nous interroger sur notre environnement. - Philippe Delpy

L’action culturelle est une aventure de l’esprit, plus qu’un loisir. Les artistes ont mille manières de voir le monde : pour des jeunes qui ont un univers monotone, s’ouvrir à cette diversité est primordial. - Benoît Guillemont

Ces arguments cherchent à conforter la situation des productions dans le champ de l’œuvre d’art.

Les quartiers où il y a de fortes difficultés sociales, avec un accès nul à la culture, expérimentent par ailleurs de nouvelles formes artistiques. - Benoît Guillemont

On peut aussi distinguer dans ces propos un renouvellement du discours sur la démocratisation culturelle.

La danse urbaine nous intéresse en tant que telle et aussi parce qu’elle amène un nouveau public dans des salles de spectacles. - Benoît Guillemont

Un point de vue renforcé par le fait que le public ne se contenterait pas de “consommer” des œuvres : il participerait à leur réalisation :

Nous travaillons sur les publics qui développent des pratiques culturelles novatrices. - Benoît Guillemont

 

Les danseurs de la compagnie Käfig de hip-hop sur la scène de la Maison de la Danse lors de la Biennale de la danse de 1996
Maison de la danse : "Dix Versions", par la compagnie Käfig© Dominique Barrier // Numélyo

 

Ainsi, les référents qui soutiennent cette politique culturelle lui assignent (dans le discours au moins) des « objectifs » extrêmement larges. Sans développer ici l’analyse, notons simplement que la « culture » provoque de manière récurrente ce type d’objectifs. Il suffit pour cela de se remémorer les discours d’André Malraux ou, plus proche de nous, celui de Jack Lang qui annonça que l’on passerait « de l’ombre à la lumière » avec les nouveaux moyens mis à la disposition du Ministère de la Culture en 1981

Toutefois, il ne faut pas prendre ces argumentaires au pied de la lettre, car la légitimation de l’intervention culturelle se fait aussi par l’emphase verbale. Il n’est donc pas surprenant que les promoteurs d’une nouvelle forme d’intervention essaient d’asseoir leurs positions en calquant certaines de leurs attitudes sur celles de leurs prédécesseurs.

 

Les répercussions attendues dans le champ de l’intervention culturelle individuelle

 

Quelles sont les conséquences de cette nouvelle politique publique à forte connotation culturelle auprès du secteur d’intervention qui traite ordinairement du champ culturel ? L’ambition des promoteurs de la Politique de la Ville est grande et ils ne souhaitent rien moins que faire évoluer en profondeur les critères d’intervention de la politique culturelle, ou en tout cas rendre le soutien aux cultures émergentes, dont la définition est elle-même l’objet de conflits, aussi légitime que celui dont bénéficient les « arts traditionnels ».

 L’enjeu central des prochains Contrats de Ville est maintenant de mobiliser les politiques culturelles classiques autour de nos thèmes. – Marc Villarubias

 Le FAS a donné depuis de nombreuses années un éclairage qui a réorienté les politiques culturelles de l’État. - Philippe Delpy

Cependant, comme le rappelle l’ensemble des personnes interrogées, les productions issues des quartiers n’entrent pas encore dans les lignes budgétaires du Ministère de la Culture ou des collectivités locales, qui ont organisé leur intervention en la calquant sur le découpage par disciplines : musique, théâtre, arts plastiques, etc. La question qui se pose est donc bien celle de l’adaptation d’une administration centrale dont la position influence largement l’attitude des collectivités locales.

Mais la situation semble difficile à modifier, puisque selon le Sous-Préfet à la Ville, la DRAC est relativement éloignée du terrain du fait de son niveau de représentation (régional et non départemental). Cela ne lui permet pas toujours de mesurer les évolutions qui se produisent hors des institutions avec lesquelles elle travaille.

Par ailleurs, les positions des promoteurs de l’action culturelle dans les quartiers sont en butte à une résistance de la part du milieu culturel (directeurs d’équipements, artistes, etc.). En effet, de nombreux acteurs culturels sont peu enclins à admettre qu’il s’agit bien de productions artistiques témoignant de mutations esthétiques et non d’un simple effet de mode. « Non mais qu’est-ce qu’ils font à part tenir les jeunes ? » lâche un directeur d’équipement culturel.

Dans ces conditions, quels sont les éléments dont dispose la Politique de la Ville pour convaincre programmateurs et responsables politiques du bien fondé d’une réorientation de la politique culturelle, ou en tout cas, de la nécessité de soutenir les cultures en provenance des “quartiers” ? Ils s’appuient sur des instruments techniques, espèrent la reconnaissance des artistes et à terme des élus, et font un parallèle entre culture émergente et avant-garde artistique.

 

Les instruments techniques

Appât financier

Les disponibilités de la Politique de la Ville, en moyens financiers comme en moyens humains, augmentées par ses différents partenaires, autorisent une réelle capacité d’intervention. Bien qu’en termes budgétaires la proportion soit dérisoire (pour 100 Francs dépensés sur la culture, seulement 30 cts proviennent de la Politique de la Ville), le foisonnement des réalisations témoigne de cette aptitude à l’initiative. Ceci est d’autant plus visible, qu’il s’agit de projets éphémères : aucun crédit n’est englouti dans la construction d’équipements coûteux et ensuite dans leur fonctionnement, comme pour la politique culturelle traditionnelle.

La stratégie adoptée, pour n’être pas nouvelle, est cependant habile. En effet, tout se passe comme au moment de la mise en place des grands équipements culturels. Les villes ont été séduites par un cofinancement de la construction, puis ont été aidées pour le fonctionnement, mais de manière plus modeste. Il en est allé de même pour la mise en place des Fonds Régionaux d’Art Contemporain (FRAC) dans les régions et l’on pourrait multiplier les exemples d’une politique décidée au niveau central et largement financée par les collectivités locales.

 

Photo d'artiste accroupi en train de dessiner à la craie sur le sol dans une station de métro
2e édition du festival Octobre des arts, peinture de trottoir, 1988© Marcos Quinones // Numélyo

 

Il semble ainsi que l’on puisse avancer que la Politique de la Ville fonctionne sur cette hypothèse : « créons une habitude », sous-entendu « qui obligera les collectivités locales et les équipements culturels à prendre le relais ». Par exemple, le Musée Urbain Tony Garnier a été subventionné par la Politique de la Ville, mais son entretien et son développement sont aujourd’hui « dans le droit commun, c’est-à-dire financés par le budget culturel de la Ville de Lyon », remarque avec satisfaction Marc Villarubias. C’est aussi probablement ce qui se passera pour le Musée d’Art Contemporain de Lyon qui devra à terme poursuivre les actions initiées dans le cadre de la Politique de la Ville avec l’Art sur la Place.

 

Appui juridique

Nos interlocuteurs expriment par ailleurs leur confiance dans le nouvel arsenal juridique mis à en place récemment. Chargée de mission sur les projets culturels et scientifiques à la Ville de Lyon, Anne Grumet rappelle l’importance de la Charte de missions de service public. Cette Charte reprend dans une large mesure les conclusions du rapport Rigaud rédigé lorsque Philippe Douste-Blazy était Ministre de la Culture et prolongées par Catherine Trautmann. Une donnée inquiétante y est mise en avant : le budget de la culture a été multiplié par 4 en 20 ans pour un public qui numériquement et sociologiquement parlant n’a pas bougé…

La Charte encourage les directeurs d’équipements à s’investir dans une mission sociale sur leur aire de travail, tout en poursuivant une politique artistique qui ne néglige pas les principes d’une gestion équilibrée. À l’heure actuelle, des « contrats d’objectifs » sont inscrits dans la Charte, « mais pour l’instant un seul est signé en Rhône-Alpes. D’autres le seront sur l’année 2000 » mentionne Benoît Guillemont.

Par ailleurs, la loi contre l’exclusion comporte un volet culturel. Les équipements devront s’engager contre l’exclusion. Nous ne développons pas ici l’analyse qui devrait être faite sur le poids de ces textes juridiques au regard des règles des mondes de l’art. Mais face aux pratiques professionnelles en usage, on peut supposer que la loi mette un certain temps à passer dans les mœurs.

 

Attribution de label

Les bailleurs, et plus particulièrement la DRAC, ont la possibilité de « reconnaître » les équipements qui suivent leurs prescriptions.

Beaucoup de MJC, de Centres Sociaux mènent une action remarquable. Comme par exemple les MJC de Vénissieux, d’Oullins, de Rillieux, du quartier Montplaisir à Lyon. Nous voulons les aider comme pôle de ressources sur l’agglomération et lieux de pratique. Par exemple avec la MJC de Montplaisir sur l’image, de Vénissieux sur la cul- ture urbaine, le CCO de Villeurbanne comme lieu de pratique. - Benoît Guillemont

Le Ministère de la Culture pratique depuis fort longtemps cette politique de label : certaines salles de théâtre sont reconnues comme Centre dramatique national, les centres de recherche spécialisés par le label « ethnopole », etc.

 

Obtenir le soutien de professionnels spécialisés

Parallèlement à ces outils techniques, les promoteurs de la Politique de la ville espèrent convaincre deux groupes professionnels particuliers : les artistes et les élus à la culture.

 

Espérer une reconnaissance des artistes eux-mêmes

On assiste à une évolution lente mais probablement en accélération de la position des artistes professionnels. Il n’est pas possible de détailler ici ce phénomène, mais les promoteurs des cultures émergentes espèrent que les règles en usage dans le secteur évolueront.

Les barons de la culture râlent, mais la plupart des autres sont conscients de la légitimité de nos exigences. Ils savent que les arts se nourrissent du développement urbain. - Benoît Guillemont

Pour les bailleurs, il est clair que « plus personne ne fait de l’art pour l’art » (Philippe Delpy). Ils estiment que les artistes ont « pris conscience qu’ils ne pouvaient continuer à être coupés du public pour ne s’adresser qu’à la fraction la plus privilégiée de la population ». Cette position nous paraît cependant relever plus du militantisme que d’un état des lieux précis de l’attitude des artistes. Car si beaucoup d’entre eux sont conscients de leur position sociale, du rôle qu’ils jouent dans une forme de perpétuation des rapports sociaux, ils ne sont pas tous enclins à traiter de ces questions dans leurs œuvres.

Il n’est pas certain qu’un artiste ait envie de faire son travail dans un lieu qui n’est pas prévu pour cela, qui offre des conditions de travail matérielles difficiles, etc. D’autant que le résultat, tant au niveau artistique qu’en terme d’impact sur le public, peut en être affecté. En outre, de nombreux artistes n’ont pas encore eu accès au « confort » de l’institution et aspirent à y entrer, ce qui est légitime.

 

Convaincre les élus à la culture

Si les partenaires de la Politique de la Ville estiment que les choses sont bien engagées avec les artistes, ils sont plus circonspects s’agissant des élus. Il leur apparaît pourtant indispensable d’obtenir leur soutien. Comme le notent le Sous-Préfet à la Ville François Démonet et Marc Villarubias, « une politique de ce type ne peut se faire sans que les politiques ne s’en emparent. » Considérant que les élus chargés de la culture ont vu l’intérêt de ce type d’action notamment avec le Défilé, et pris conscience de l’impact de ces manifestations, ils devraient se rallier à ce volet culture de la Politique de la Ville.

 Le Défilé de la Biennale est pris comme l’exemple typiquement fédérateur et susceptible de convaincre :

Le référentiel Biennale parle à tout le monde. - Marc Villarubias

Pour la plupart des observateurs, le Défilé de la Biennale de la Danse organisé en centre-ville a constitué « un choc » (Anne Grumet). À cette occasion, on a sensibilisé, démultiplié le référentiel partagé par les responsables politiques, les centres sociaux, les MJC. « Ça a donné un coup d’accélérateur à la Politique de la Ville » s’enthousiasme Marc Villarubias.

 

La nécessaire amélioration de ce « secteur » en émergence

Assimiler cultures émergentes à avant-garde artistique

Enfin, les promoteurs des pratiques de banlieues font un parallèle entre avant-garde artistique et émergence de nouvelles formes artistiques.

Je crois que la danse urbaine suit le même parcours que la danse contemporaine au début des années 80. - Isabelle Condemine, responsable de l’action culturelle dans les quartiers pour le mécénat de la Caisse des Dépôts

Calquant leur raisonnement sur celui qui a fait la fortune des artistes modernes (rompre ou renouveler les codes artistiques pour acquérir une reconnaissance[1]) ils considèrent qu’être inattentif à ce qui arrive dans les banlieues, c’est toutes choses égales par ailleurs, avoir les mêmes œillères que de refuser Van Gogh en son temps ou l’art contemporain aujourd’hui.

[1] Il s’agit bien ici de l’interprétation qui est faite des arts émergents. Il est probable que les jeunes breakers ne se posaient pas la question en ces termes.

Réorganiser l’administration culturelle

Si les bailleurs insistent sur la nécessité de convaincre l’administration culturelle, ils veulent éviter une nouvelle sectorisation fondée sur le lieu de production des œuvres.

Il ne faut pas créer une nouvelle direction du Ministère de la Culture sur les productions émergentes, mais faire évoluer l’attitude des directions existantes. - Marc Villarubias

Sinon, cela contribuerait à renforcer la ghettoïsation de ces pratiques, alors que leurs promoteurs les envisagent comme « trans-disciplinaires ».

 

Les conséquences sur les productions artistiques

 

Vu les conditions de production des cultures émergentes, dérogeant souvent aux normes habituelles en usage dans le monde de l’art, quel peut être le statut des réalisations / actions / œuvres élaborées ? Cette question est certainement un point central de cette nouvelle politique publique : il existe en effet de nombreuses interrogations sur la nature des productions réalisées et sur leur processus de légitimation.

 

Un nouveau circuit de reconnaissance

Auparavant, il y avait la DRAC et le financement des collectivités locales qui légitimaient une action artistique. Aujourd’hui, tout est plus flou et plus complexe. - Marc Villarubias

L’élément marquant qui frappe le sociologue lorsqu’il s’interroge sur le statut des productions réalisées en banlieue ou aidées par les diverses procédures décrites par ailleurs, réside dans le fait que ses outils habituels d’analyse sont inopérants. Il est alors tenté d’émettre l’hypothèse que les circuits suivis par ces productions sont différents. Toutefois, il est difficile voire impossible de trancher à l’heure actuelle : s’agit-il d’un pseudo circuit de légitimation artistique ou bien de l’établissement de codes concurrents à ceux en usage dans les mondes de l’art ?

 

L’appel au public

La première différence notable est l’appel qui est fait au public, les arts « traditionnels » ne se prévalant que rarement d’un succès d’audimat. D’une part en termes de nombre, d’adhésion et surtout de participation :

Les gens viennent au spectacle, ils réagissent à ce qu’ils voient. […] La première reconnaissance de la danse urbaine, c’est le public. - Philippe Delpy

Danse-Ville-Danse, les spectacles avec du Hip-Hop attirent une salle bruyante, qui participe. Il suffit de venir voir pour s’en rendre compte. - Benoît Guillemont

En corollaire à la reconnaissance du public, est avancé un second argument qui repose sur une modification des modes de consommation culturelle : les cultures émergentes seraient davantage participatives car le spectateur contribuerait à la réalisation de l’œuvre :

Il est acteur et non pas simple consommateur. - Philippe Delpy[2]

Toutefois, l’attitude du « nouveau public » évolue.

Aujourd’hui, le public change. Je suis allé voir la Compagnie Accro’rap récemment, il y avait un silence, un respect de la création. - Benoît Guillemont

Par ailleurs, la réalisation collective, étendue sur toute la durée d’un atelier est elle aussi valorisée. En d’autres termes « la préparation du spectacle est au moins aussi importante que sa réalisation », remarque Benoît Guillemont.

[2] Il faut souligner que dès son origine, le hip-hop implique une quasi indistinction entre créateur et public, les rôles étant alternés. Si l’argument est utilisé par les promoteurs des cultures émergentes, on peut noter aussi que l’idée de participation relève plus largement de la culture populaire, voir à ce propos le regain de succès des bals et danses traditionnelles.

 

 

Émergence d’un art de la relation

À entendre cet appel au public participant et cette valorisation de la réalisation collective, on serait tenté de considérer qu’il ne s’agit pas d’une légitimation légitime. On aurait affaire à de « l’animation » plus qu’à de « l’art ». Pourtant, de nombreux artistes reconnus, reçus dans l’institution, bénéficiant des honneurs de la critique, considèrent que le processus d’élaboration de l’œuvre est essentiel.

Cette « esthétique relationnelle » cherche à s’imposer pour être reconnue comme une problématique légitime de l’art contemporain. Elle n’a pas encore le statut de courant installé, mais elle est en passe d’acquérir une certaine notoriété, qui la conduira peut-être à une reconnaissance plus large, suivant en cela le chemin parcouru par l’Art Abstrait ou l’Arte Povera, par exemple.

Or qu’est-ce qui distingue l’esthétique relationnelle des actions menées dans les quartiers ? Sur le fond, et sous réserve d’un inventaire plus fouillé, peu de chose. Par contre leurs circuits de légitimation sont différents, l’un se situant dans le monde de l’art contemporain tout en jouant de ses codes mêmes, l’autre cherchant une reconnaissance par d’autres circuits, moins culturels mais dont il serait difficile d’affirmer qu’ils sont moins puissants socialement parlant.

 

La reconnaissance des autres artistes

Un autre élément mis en avant pour légitimer le hip-hop est l’intérêt que lui accordent les artistes issus de formations plus traditionnelles. La danse s’appuie particulièrement sur ce phénomène. En effet, de nombreux chorégraphes contemporains, issus de la vague des années 80, incluent, s’inspirent, font allusion, critiquent l’esthétique et les mouvements élaborés par la danse urbaine.

La danse urbaine, au travers de manifestations comme Danse-Ville-Danse, interroge les compagnies professionnelles sur leur rapport à la ville. - Benoît Guillemont

Inversement, la danse urbaine a elle aussi été influencée par les codes de la danse contemporaine. Elle est passée « d’une série de défis, reposant sur la performance physique, à de véritables spectacles, élaborés en suivant une trame, comme dans le spectacle vivant ordinaire » remarque Benoît Guillemont.

 

Les autres sources de légitimation

Celles-ci sont invoquées alors qu’elles sont peu sollicitées par les acteurs du monde de l’art traditionnel :

Le musée urbain Tony Garnier a été reconnu par l’Unesco. - Marc Villarubias

Or l’Unesco est un opérateur politico-administratif peu légitime dans le monde des arts plastiques, en dehors de sa notoriété propre. C’est-à-dire qu’il est prestigieux mais guère qualifié pour distinguer l’excellence artistique.

Enfin, et ça n’est pas le moindre des paradoxes de cette situation, c’est au sociologue et non plus au critique que reviendrait le rôle d’analyse voire de découverte :

Je pense que les sociologues ont un rôle à jouer dans la reconnaissance des productions issues des quartiers. - estime Philippe Delpy

Un rôle qu’il n’est pas sûr que lesdits sociologues souhaitent endosser.

 

L’autonomie créatrice de l’artiste remise en question ?

Les artistes ou leurs représentants nous reprochent de les obliger à aller dans les quartiers. Mais on ne force personne à répondre. Ils nous critiquent aussi sur le mode « on ne sauve pas un quartier en y déposant une sculpture ». Mais libres à eux d’accepter qu’on installe ou non leur travail. - Marc Villarubias

Les nouvelles procédures d’intervention culturelle interrogent une des règles de l’art qui s’est imposée avec le plus de force depuis la fin du XIXème siècle : celle de la liberté de l’artiste. En effet, l’histoire de l’art du XXème siècle témoigne de l’acquisition d’une autonomie des artistes, et dans le choix des thèmes qu’ils traitent et dans celui des matériaux qu’ils emploient pour réaliser leurs œuvres. Il s’agit bien entendu d’une posture professionnelle, nous n’avons pas ici les moyens de développer la pertinence ou la réalité de cette position.

Dans le cas des arts émergents des quartiers, les conditions d’aide au financement semblent tellement draconiennes que le principe de l’autonomie artistique peut paraître remis en cause. Les bailleurs sont en effet attentifs à ne délaisser aucun aspect d’un projet :

Nous avons une exigence de qualité à tous les niveaux : sur la démarche, sur les intervenants, sur les partenaires, sur la production, sur la diffusion, nous ne sommes donc pas exigeants pour le seul aspect artistique. - Marc Villarubias

Par ailleurs, les conditions d’existence des artistes émergents sont souvent précaires. Aussi il leur est probablement souvent difficile de résister aux impératifs du cahier des charges des opérations aidées. Même si les bailleurs se défendent de ce phénomène :

Les projets opportunistes sont immédiatement repérés et écartés, nous ne nous intéressons qu’à ce qui fait bouger les limites. - Philippe Delpy

 

Rares sont les artistes qui ont fait le choix de s’installer en banlieue, comme Maguy Marin. Pour cette chorégraphe, la question est différente, puisqu’il s’agit d’une démarche artistique, construite après avoir testé les limites du milieu professionnel. Mais pour un parcours atypique comme celui-ci, combien de situations subies ? « L’animation dans les écoles, ça fait partie du marché pour vendre notre spectacle, alors on en passe par là », reconnaît un metteur en scène.

Toutefois, dans le circuit institutionnel, l’artiste fait rarement ce qu’il veut. Dans le cas d’une exposition, le commissaire, surtout lorsqu’il s’agit d’œuvres in situ, a un rôle dans leur élaboration. Il y a un débat entre l’artiste et le « commanditaire ». La différence est qu’il s’agit de deux professionnels de l’art, donc qui parlent sur un même pied, au moins en ce qui concerne leur approche de l’art, même si l’un ou l’autre peuvent être dans une position dominante. On voit bien qu’il y a des similitudes dans les deux secteurs, mais le second étant constitué de professionnels d’origines diverses, la légitimité des méthodes de travail se trouve contestée, car il n’y a pas consensus sur la façon de les conduire.

En fait, il semble que l’on puisse avancer l’idée que se constitue parallèlement au secteur institutionnalisé et reconnu de l’action culturelle, de nouvelles formes d’expertise et de reconnaissance. Il est trop tôt pour savoir si ces nouveaux circuits d’émergence acquerront leur indépendance et une forme de pérennisation, mais force est de constater aujourd’hui la place prise par ces mouvements.

 

Répercussions sur les bailleurs

 

Enfin, on ne peut manquer de s’interroger sur les répercussions de ces orientations sur des bailleurs jusqu’à peu, éloignés du terrain de la culture.

 

Une action marginale à lourdes retombées symboliques

On notera tout d’abord que les bailleurs ont élargi leurs ressources (sociales, relationnelles, de notoriété, d’image) en investissant un champ culturel en devenir. « On nous a sortis du domaine de l’immigration » reconnaît Philippe Delpy.

Le champ culturel ayant une haute valeur symbolique ajoutée, les partenaires de cette politique y ont acquis une visibilité qu’ils n’avaient pas auparavant. On ne prétend pas qu’il s’agit d’une attitude cynique ou calculée, mais d’un effet secondaire induit et probablement positif.

Une caractéristique constante des politiques culturelles est de ne pas coûter cher tout en ayant une capacité importante à susciter du débat et donc de la visibilité. Le ratio entre le budget engagé et les répercussions en termes de notoriété est sans équivalent. Ainsi le FAS Rhône-Alpes ne consacre-t-il que 5% de son budget à l’action culturelle, mais a acquis une « audience » sans précédent grâce à cette activité. Un phénomène similaire s’est produit pour la Politique de la Ville, dont le budget culture, s’il ne cesse de croître, demeure marginal.

 

Mimétisme professionnel

Parallèlement à l’acquisition de nouvelles ressources, plusieurs bailleurs se présentent comme des découvreurs, c’est-à-dire qu’ils maîtrisent une disposition propre aux professionnels de la culture. Beaucoup de ces derniers en effet, fondent leur compétence sur leur capacité à découvrir, c’est-à-dire à reconnaître « avant les autres » la qualité d’une production artistique.

Dans bien des cas, on peut dire que les bailleurs sont d’authentiques découvreurs[3], bien qu’ils aient travaillé d’une manière peu orthodoxe par rapport aux usages du monde de l’art. En effet, ils ont multiplié les soutiens et non sélectionné dans la production. Autrement dit, c’est la diversité de leurs « investissements » qui leur a permis de faire des découvertes.

Les bailleurs ont donc acquis une nouvelle compétence, même s’ils se défendent tous d’être des « experts de la qualité artistique ». « Le FAS n’a pas légitimité à être critique artistique, même si on choisit ce qu’on finance », souligne Philippe Delpy. Le paradoxe étant bien celui-là : ne pas revendiquer une position d’expert, tout en siégeant à des commissions d’attribution de subventions qui évaluent entre autres la pertinence artistique des projets…

Par ailleurs, la vision de l’art des promoteurs de cette nouvelle politique culturelle est proche de celle en usage dans le monde des professionnels de la culture. Refusant l’art comme divertissement, ils l’investissent d’une capacité à provoquer la réflexion sur notre monde contemporain. En cela, ils sont dans le courant dominant les politiques publiques culturelles, qui privilégient un « art porteur de sens, l’intérêt d’une œuvre d’art est de susciter une réflexion sur notre environnement » (Benoît Guillemont).

Il faut cependant noter qu’il s’agit là d’une conception nouvelle de l’œuvre d’art, même si elle commence à être largement diffusée. L’ensemble des acteurs qui s’intéressent à l’art n’ont pas tous cette vision. Les notions de plaisir, de divertissement, de distraction, de beauté sont parfois mises en priorité par rapport à la capacité d’impulsion de réflexion produite par une œuvre d’art.

[3]   La notion de découverte est utilisée ici par rapport au monde de l’art. Les pratiques « découvertes » avaient déjà une légitimité dans leur contexte d’origine.

 

 

Les risques d’une domination de ce nouveau paradigme

Pour conclure, nous proposons quelques questions portant sur l’émergence de cette nouvelle politique culturelle.

Il est en effet utile de noter à quel point le soutien à la culture qualifiée aujourd’hui « d’institutionnelle » est soupçonnée. Soupçonnée de dépense indue des crédits publics, soupçonnée d’être accaparée par un public (les abonnés apparaissant comme l’acmé de l’appropriation par un groupe privilégié de l’équipement culturel), soupçonnée enfin de diffuser une culture convenue « qui ne parle plus à personne ».

Il y a quelques codes culturels qui mobilisent l’ensemble des fonds publics avec un impact sur un public minoritaire, alors que d’autres codes culturels partagés par une population large, ne sont pas reconnus. - Philippe Delpy

N’est-il pas tout d’abord surprenant de voir l’engouement d’une fraction des administrateurs de la culture pour l’art issu des banlieues ? Il nous semble y avoir là un procès (feutré) fait à la culture « traditionnelle » ou « dominante ». On peut aussi y voir une résurgence des débats relatifs à l’art officiel. Ce phénomène n’est pas nouveau, et la contestation de la politique culturelle est souvent venue d’une fraction marginalisée ou émergente de son personnel.

Pour ne prendre qu’un exemple, la politique de soutien à l’art contemporain mise en place au début des années 1980, reposait sur un même type de constat/procès, même si les rôles étaient exactement inversés. À l’époque, un certain nombre de fonctionnaires ont avancé pour légitimer la création de la Délégation aux Arts Plastiques (DAP) qui devait s’intéresser à l’art contemporain « de pointe », que les musées, n’avaient jamais été capables de repérer la novation. Par conséquent, il apparaissait nécessaire de créer des instruments d’intervention nouveaux, à même d’être en phase avec l’état de la création.

Toutes choses égales par ailleurs, c’est ce qui se passe en matière de cultures émergentes : les directeurs d’équipements culturels ne seraient plus capables de repérer la novation artistique – comme les conservateurs n’auraient pas été capables de suivre la création contemporaine. Il apparaît alors nécessaire de les contourner pour adouber ou légitimer, sans passer par eux, ce qui se passe hors de leurs circuits d’investigation.

Ensuite, n’y-a-t-il pas une interrogation à poser lorsqu’est mis en cause le contenu des programmations des équipements culturels ? Il semble bien qu’on ne se soit pas penché sur ce contenu de manière équitable et qu’il s’agisse cette fois d’un procès d’intention : la diversité des programmes, leur qualité pour le moins variable, les cercles de publics auxquels ils s’adressent, sont des éléments manifestes qui témoignent de leur diversité.

D’un centre culturel à l’autre, et même si l’on ne prend que les équipements de la périphérie lyonnaise, on constate une diversité esthétique plus qu’une quelconque uniformité. Qu’y a-t-il de commun entre la programmation du Toboggan de Décines et celle du Luminier à Chassieu ? Quoi de semblable entre le Théâtre du Point du Jour et celui des Célestins ? Ainsi, l’offre culturelle sur le Grand Lyon est loin d’être monolithique, même au sein de «  l’institution ».

Enfin, on notera que les expériences d’accueil de spectacles issus des cultures émergentes, et notamment de la danse urbaine, ont obtenu l’accès à des institutions phares (la Maison de la Danse) ou périphérique (résidence de Zoro Enchiri à Feyzin) par exemple, ou vu des festivals spécialisés être reconnus ne serait-ce qu’en termes financiers (Danse- Ville-Danse).

Que ces incursions dans l’institution soient encore difficiles, qu’elles conduisent à une certaine forme d’édulcoration des travaux artistiques, cela est vrai. Mais en cela, le processus de reconnaissance ne diffère pas de celui à l’œuvre lors de mouvements artistiques émergents. Que l’on songe seulement aux étapes qui ont conduit le théâtre de « rues » à « l’avenue » des Champs-Élysées, et l’on aura le « modèle » du parcours (d’obstacles) de la « reconnaissance ».