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Nos bâtiments à l'épreuve de la vie

Façade sud du Pôle géosciences avec volet en mélèze© Arnaud Bouissou/MEDDE-MLET

Texte de Pierre MICHEL

La ville durable passe par notre capacité à produire et à rénover des bâtiments énergétiquement et écologiquement plus performants. Cela exige une prise en compte aigue des effets sur l’environnement urbain et climatique, et pour leurs occupants.
Texte écrit pour la revue M3 n°7.

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Date : 01/06/2014

« We shape our dwellings, and afterwards our dwellingsshape us » 1. Devant la Chambre des Communes détruite par la guerre d’Angleterre, Winston Churchill  ministre britannique évoque alors tout à la fois l’intelligence de l’acte, bâtir, et l’influence du bâti sur nos modes de vie. Parce qu’il conçoit et produit des objets techniques complexes, le secteur de la construction et de l’aménagement, soumis aux crises énergétiques, environnementales, économiques et sociales s’est profondément transformé au cours des dernières décennies. Dans un monde de plus en plus urbain, la démarche constructive — la réalisation d’un nouvel édifice comme la rénovation ou la réhabilitation d’un ouvrage existant — est le fait d’acteurs prenant peu à peu, mais avec force, conscience des réalités.

 

Le confort des uns et des autres
Qu’est-ce que bâtir vert au XXIe siècle ? Les notions de cycle de vie et de circularité se sont progressivement invitées dans le débat en même temps que celles relatives à l’empreinte et aux impacts. Quels que soient les indicateurs choisis, l’acteur responsable aura le souci de minimiser l’impact de son bâtiment sur son environnement, depuis le prélèvement de ressources jusqu’à l’émission de déchets et polluants. Le défi est de taille puisqu’on parle ici de l’ensemble du cycle de vie du bâtiment, de la conception à la déconstruction, puisqu’il est question d’une multitude d’acteurs, de matériaux, de produits, de composants et de procédés. Il suffit pour s’en convaincre de constater la variété des activités visant à définir des outils et méthodes de mesure de la performance énergétique et / ou environnementale, qu’il s’agisse de labels, de certifications ou d’indicateurs globaux.
Bâtir vert, c’est aussi — d’abord — construire pour des occupants. Et ce n’est pas un truisme. Dire qu’un bâtiment est fait pour ses usagers soulève de multiples difficultés auxquelles s’attellent de nombreuses équipes académiques spécialisées dans les domaines du confort, de la gêne, du génie sensoriel, etc. Au-delà de ces questions disciplinaires, trois difficultés majeures se présentent. La première tient au caractère dual du confort, à la fois physiologique et psychologique, et aux notions de sensation comme de perception auxquelles il renvoie. Lorsque mon corps est dans un état d’équilibre thermique avec son environnement, ai-je pour autant une perception satisfaisante de cet environnement sur le plan thermique ? La deuxième difficulté tient aux relations, souvent subjectives, entre nos différents systèmes perceptifs. Une qualité dégradée de l’air intérieur ou une gêne sonore amplifieront ma perception d’un inconfort thermique ou visuel.
Troisième difficulté enfin, nous sommes tous uniques… Chaque individu, singulier par nature, aura donc ses propres sensations et sa propre perception de l’environnement. Ce qui est gênant, inconfortable ou désagréable pour l’un ne le sera peut-être pas pour les autres. Ajoutons que construire pour des occupants, c’est construire pour tous. On pense immédiatement aux questions prégnantes d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite. Pourtant, le champ de réflexion est beaucoup plus large que le seul handicap moteur : handicap sensoriel ou mental, hypersensibilité électromagnétique, sécurité et ergonomie des lieux habités pour les enfants comme pour les personnes âgées…

 

Les occupants des bâtiments
Bâtir vert, c’est aussi — et surtout — réhabiliter, rénover. Au-delà de la rénovation énergétique, d’une forte actualité dans le contexte de transition énergétique, il s’agit plus globalement de prolonger la durée de vie d’une construction en améliorant ses performances comme son adéquation aux usages. La résorption des épaves thermiques, la suppression de l’habitat indigne et la lutte contre la précarité énergétique sont autant de questions essentielles que ne doivent pas masquer les réalisations exemplaires à très haute efficacité. Plus généralement, la rénovation concerne un parc existant autrement plus conséquent que le flux annuel de constructions. Elle pose à l’évidence des problèmes techniques et financiers. Mais puisqu’elle touche à un bien, cette réhabilitation soulève immédiatement des questions de préservation voire d’amélioration du patrimoine : modification des flux thermo-hydriques dans les matériaux poreux, susceptibles d’amener pathologies et inconfort, réductions de surface, impact architectural. Bâtir vert, c’est produire des bâtiments caractérisés par des prélèvements sur le milieu et par des émissions limités au maximum. Leur performance pourra aussi être affectée de manière sensible par les conditions extrinsèques. C’est particulièrement vrai des conditions d’usage, c’est-à-dire du comportement des occupants. Outre la difficulté à définir et à anticiper ce comportement, la qualité intrinsèque du bâtiment peut entrainer une attitude de négligence faisant dériver la performance. Par ailleurs, cette difficulté à modéliser le comportement se double, pour les équipes de recherche et de conception, d’une difficulté à obtenir des modèles physiques de qualité pour simuler des bâtiments à très faibles besoins.

 

Les technologies de l’intelligence artificielle
La sensibilité de la performance réelle au comportement des occupants est particulièrement tangible lorsque ces occupants sont acteurs de leur environnement. Pouvoir agir sur les équipements qui affectent l’ambiance intérieure (température, éclairage, qualité de l’air, etc.) est un élément fort du sentiment de confort : l’occupant devient un élément de la boucle de régulation. C’est particulièrement vrai alors que se généralise la notion d’enveloppe active. Frontière entre l’intérieur et l’extérieur, l’enveloppe présente, selon sa conception, des propriétés variables, voire contrôlables, dans le temps : occultations solaires, ouvrants automatisés, matériaux à changement de phase, éléments de ventilation ou de sur-ventilation, vitrages à propriétés variables, etc. Si elle offre de belles perspectives d’adéquation aux besoins intérieurs comme aux sollicitations extérieures, une enveloppe active requiert des stratégies de pilotage pointues, faisant appel notamment aux technologies de l’intelligence artificielle. De telles technologies (logique floue, algorithmes génétiques, réseaux de neurones) se révèlent pertinentes pour traduire la connaissance experte en matière de pilotage multicritère, par exemple dans le cas de bâtiments insérés dans un contexte urbain au climat spécifique.

 

Une ville se construit par et pour ses habitants
«What is the city, but the people ? » 2. Au-delà de la réflexion shakespearienne sur la démocratie, cette citation fameuse, tirée de la tragédie Coriolan, montre s’il en était besoin qu’une ville se construit par et pour ses habitants. Si des critères historiques ou physiques sont parfois pris en compte, la définition d’une ville est essentiellement démographique. L’expansion des zones urbaines soulève quantité de questionnements au regard de la complexité du système urbain. En quoi bâtir vert peut-il contribuer à progresser vers une ville plus durable ? Les centres urbains présentent des particularismes climatiques parfois marqués : îlot de chaleur urbain, ensoleillement réduit tant en durée qu’en matière de spectre, précipitations amplifiées, qualité de l’air dégradée, turbulences aérauliques, etc. Conditionnés par les formes urbaines, les échanges d’énergie des bâtiments avec leur environnement immédiat contribuent nettement à ces phénomènes. Une amélioration drastique de leurs performances en limiterait donc les conséquences. Ces bâtiments représentent dans les centres urbains une part significative des surfaces (verticales ou horizontales) disponibles comme des matériaux mis en oeuvre. Les caractéristiques thermiques de ces matériaux (réflectivité, capacité calorifique) jouent un rôle dans le stockage de chaleur (anthropogénique ou solaire) et donc dans l’intensité de l’îlot de chaleur urbain. Façades et toitures sont des surfaces susceptibles de recevoir des composants solaires (thermiques ou photovoltaïques) ou des composants végétalisés.
L’usager de la ville est un occupant de l’espace urbain. La qualité des ambiances dans les espaces ouverts (rues, places, quais) n’a pourtant pas fait l’objet d’autant d’études que les conditions de confort au sein des bâtiments. Les occupants sont temporaires, la maîtrise des ambiances y est difficile, les phénomènes sont amplifiés, un traitement saisonnier des ambiances est compliqué. L’intérêt actuel des chercheurs et des praticiens pour ces questions se justifie donc pleinement. Ces espaces, champ d’action publique important, structurent le domaine urbain en même temps qu’ils ont — pour certains — des portées symboliques. La qualité des ambiances dans ces espaces contribue à leur réussite ou à leur échec. De même que pour les bâtiments, l’énergie est pour les villes une question cruciale. En raison d’accidents de distribution ou d’épisodes climatiques exceptionnels, des métropoles ont récemment connu des situations de black-out parfois sévères. Les réseaux électriques intelligents — smart grids — constituent une partie de la réponse en s’appuyant notamment sur la production décentralisée à l’échelle des bâtiments du quartier. Bâtir vert, c’est donc aussi concevoir l’intégration — technique et architecturale — d’une production d’énergie dans l’enveloppe pour en faire un élément d’un système énergétique plus complexe.
Nous recevons — et consommons — des informations en quantité chaque jour croissante. Chaque élément du système urbain (habitant, entreprise, bâtiment, véhicule, etc.) est devenu un organe de production de données de masse. La question n’est donc plus tant de disposer des informations que de traiter ces « big data » pour avoir la connaissance du système et donc en optimiser le fonctionnement.

 

La complexité spatiale et temporelle
« We stand today on the edge of a New Frontier » 3. Désigné par son parti pour briguer la présidence en 1960, John Fitzgerald Kennedy évoque ainsi une lisière au-delà de laquelle des questions fondamentales non résolues demandent des réponses adaptées. Sommes-nous face à une nouvelle frontière ? Peut-être…
De l’individu à la ville, du bâtiment à l’entreprise, les préceptes du développement durable posent inévitablement la question de la complexité, que l’approche systémique contribue à appréhender et traiter. Si le concept fondateur de système général de Ludwig von Bertalanffy reste tout à la fois puissant et théorique, la dynamique des systèmes complexes créée par Jay Wright Forrester est quant à elle est un outil largement appliqué. Elle permet de modéliser des flux et d’optimiser des processus. Elle a nourri les travaux à l’origine du fameux rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance, précurseur de la notion de développement durable. Les automates cellulaires ont quant à eux permis à Schelling, prix Nobel d’économie, de proposer une modélisation simple des phénomènes de ségrégation urbaine. finissons, sans toutefois l’épuiser, cette liste avec Kenneth Boulding qui, en proposant une classification des systèmes en complexité croissante, a clarifié des notions aussi essentielles que l’information, la mémoire, la coordination… Bâtir vert, c’est amener à maturité de nouveaux outils de gestion de la complexité spatiale et temporelle : outils collaboratifs au premier rang desquels la maquette numérique, techniques d’optimisation multicritère, réseaux sociaux, etc. C’est revisiter les modèles techniques, économiques et sociaux, pour diminuer la non-qualité, résorber la précarité, faciliter le montage d’opérations complexes, favoriser l’innovation, desserrer les contraintes normatives. C’est enfin permettre l’émergence de compétences et de fonctions intégratrices au sein des équipes de conception, de réalisation, de pilotage. 

1- "We shape our dwellings, and afterwards our dwellingsshape us"  / "Nous façonnons des bâtiments qui, en retour nous façonnent"
2- "What is the city, but the people ?" / "Qu'est-ce que la ville, sinon ses habitants ?"
3- "We stand today on the edge of a New Frontier " / "Nous sommes aujourd'hui face à une nouvelle frontière"