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Veille M3 / Cédric Van Styvendael, VP à la culture de la Métropole de Lyon : « La fête doit être un moment d’expérimentation de la force du collectif »

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Portrait de Cédric Van Styvendael
Vice-président de la Métropole de Lyon délégué à la Culture et maire de Villeurbanne

Interview de Cédric Van Styvendael

En conclusion de ce cycle prospectif consacré à la fête - dans tout ce qu’elle peut avoir de plus hybride, de plus politique, de plus indispensable -, il nous a semblé utile de remettre en perspective les tendances que nous avions analysées à travers le regard d’un acteur public de premier plan.

Dans cet entretien, Cédric Van Styvendael, vice-président de la Métropole de Lyon délégué à la Culture et maire de Villeurbanne, a ainsi accepté de réagir aux problématiques que nous avions soulevées.

Quelles questions la fête pose-t-elle à nos sociétés démocratiques ?

À partir de quand une manifestation culturelle se transforme-t-elle en fête ?

Face aux défis que nous lance l’avenir, quel rôle peut jouer cette heureuse énergie collective ?

Autant de réflexions, parmi d’autres, que nous avons tâché d’explorer durant cette interview.

Bonne lecture !

N.B. : Retrouvez les précédents articles de ce cycle de veille en cliquant sur les liens hypertextes en gras.

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Date : 20/02/2023

À travers l’Histoire, les fêtes ont toujours été liées à l’idée de pouvoir. Soit pour le légitimer, soit pour s’en abstraire le temps d’une respiration. Selon vous, les collectivités prennent-elles aujourd’hui suffisamment la fête au sérieux ?

Il se joue là bien plus que le simple exutoire temporaire à des choses que nous ne pourrions pas faire dans le quotidien, il se passe plein de choses dans la fête

La seule conviction que j’ai, c’est que cela doit être pris au sérieux. D’abord parce que la fête est un espace dont nous avons besoin pour autoriser temporairement un certain nombre de transgressions. C’est certainement pour cela que le pouvoir s’en est saisi, parce que c’est finalement quelque chose de l’ordre de la régulation.

C’est aussi un espace dans lequel on joue beaucoup sur l’émotion, et ces émotions peuvent servir à transmettre des messages. Le danger, c’est que là, on n’est pas très loin de l’endoctrinement, de l’embrigadement par toute la partie événementielle, émotion de masse, etc. C’est en ce sens aussi que cela doit être pris au sérieux.

Enfin, je pense que c’est un moment extrêmement important, lié à l’altérité et à la rencontre. Nous venons de vivre une année de fête avec Capitale française de la culture  ̶  je m’exprimerai à chaque fois en tant que VP ou en tant que maire, cela dépendra des expériences  ̶  mais le succès de cette année, je crois qu’il est aussi en partie lié aux privations précédentes, et au goût retrouvé d’être présents ensemble sur l’espace public, de partager des émotions et des contenus artistiques.

Cela permet aussi à tout le monde de mesurer finalement la valeur de quelque chose que l’on pensait évident, naturel, mais qui ne l’est pas, et à travers lequel on prend beaucoup de plaisir. Je reste quand même assez bluffé par la première Fête de la musique que l’on a refaite à Villeurbanne avec Lyon en 2022 : on ouvre juste l’espace public, on met des tables, et il y a plusieurs dizaines de milliers de personnes qui descendent pour se retrouver, écouter un morceau de musique. On voit qu’il y a quand même une appétence pour cela, et un besoin. Il se joue là bien plus que le simple exutoire temporaire à des choses que nous ne pourrions pas faire dans le quotidien, il se passe plein de choses dans la fête.

 

Illustration d'un musicien avec une guitare cassée
On déboulonne / La fête, affaire de politique. Les fêtes « nationales », leurs opposants, et l’art, fragile, pour dénoncer l’ordre établi, s’y heurter, s’en libérer.© Charlotte Rousselle - Métropole de Lyon

Nous avions commencé ce cycle de veille par une réflexion sur les liens intimes entre fête et droit public. Dans le cadre de l’animation d’un territoire, quelles sont aujourd’hui les priorités d’une collectivité pour qu’un évènement « devienne » une fête ? Quels sont selon vous les ingrédients indispensables ? Jusqu’où peut aller la « fête », lorsque l’on incarne l’autorité publique, garante de l’ordre et de la tranquillité ?

À partir du moment où on se sent reconnu, forcément, on participe de la fête

Quand on lance Capitale française de la culture, en parallèle, on a des échanges avec la direction de la Prospective de la Métropole sur le Défile de la Biennale de la danse. Et ils commencent à me livrer un certain nombre d’éléments sur ce qui fait que ça marche. Pour moi, c’est assez clair : ce qui fait que, par rapport à la dimension culturelle, il y a un moment où « c’est festif », se situe autour de « C’est pour tout le monde », et que c’est pour tout le monde en tant que spectateur. Quand je sens qu’il y a une attention à une dimension inclusive, pas seulement sur la question des plus fragiles, des personnes en situation de handicap, mais au sens où ma place en tant qu’individu est pensée dans ce moment.

Il faut une attention aux codes, aux prérequis, à ce qui va se passer, à ce qui va se jouer, au fait que tout le monde puisse comprendre. C’est vraiment pour moi un élément clé. Là, on passe de la culture à la fête, et peut-être que la culture, parfois, devrait s’en inspirer  ̶  c’est une autre chose  ̶  quand tout le monde se sent inclus dans l’histoire qui est en train de se passer, qu’on arrive à saisir un bout de ce qui est en train de se jouer.

Le deuxième élément qui me semble important, c’est la contribution demandée à celui ou à celle qui est présent : comment peut-il être acteur? Comment peut-il vivre ce moment en participant, et pas seulement en tant que consommateur ? Après, on n’est pas tous à l’aise avec les différentes esthétiques ou actions qui sont mobilisées par la fête, mais cela me semble un autre point intéressant.

Le troisième point est quand même étonnant. Quand on a fait le festival Réel, confié à des jeunes, une de leurs priorités, avant la déco, c’était comment la fête peut être safe. Comment est-ce que l’on se sent en sécurité ?

Du coup, ils ont extrêmement travaillé là-dessus, et on a eu des retours complètement dingues en termes d’appréciations positives. Les jeunes nous ont dit : « Cela faisait longtemps que l’on ne s’était pas sentis aussi safe dans une grosse fête ». Il y avait plus de 25 000 personnes sur chacune des soirées, et ils avaient travaillé toutes les étapes. Ce n’était pas du tout une très grosse présence policière mais plutôt :

  • Un : je suis bien accueilli, y compris par le personnel de sécurité ;
  • Deux : j’ai des espaces de repli si jamais je ne me sens pas bien, oppressé ou menacé  ̶  ces termes étaient employés ;
  • Trois : il y avait tous les éléments liés à « Comment est-ce que je suis libre dans mes choix, y compris dans mes choix de prise de risque ? ».         

Je trouve que, finalement, avec ces trois points-là, on a quelque chose autour des ingrédients : je me sens de cette histoire, je peux y participer et je suis en sécurité, ou en tout cas cet élément est pris en compte. Et je trouve que, par exemple, le Défilé de la Biennale répond assez bien au moins aux deux premiers. Le troisième, ce sont d’autres éléments, et on a vu comment la sécurité pouvait parfois chambouler cet événement et le modifier dans son organisation, avec les éléments liés aux risques d’attentats.

C’est finalement le public aussi qui nous le dit. En tant que VP à la culture, j’assiste à pas mal de concerts. Il y en a qui sont des « fêtes » et d’autres non. Cela renvoie à la question d’un dialogue qui s’établit entre les artistes et le public. Pour moi, cette question de ce qui « fait fête », c’est bien la question d’une rencontre et d’un dialogue. Je ne dis pas juste : « Sortez vos téléphones et allumez vos torches » ! Ce n’est pas ça. Il y a des artistes qui ont une capacité à créer ce dialogue et cette rencontre, même si peut-être qu’elle n’est pas complètement sincère parce que, parfois, on voit que c’est un peu cousu de fil blanc. Mais en même temps, cette rencontre se crée, ça veut dire que le public a des attentes, et que l’artiste les sent.

Ce qui permet ce basculement, c’est la création d’un lien. C’est ce qui va poser beaucoup de questions sur les nouveaux modèles de fêtes, de concerts ou d’événements : comment ce lien va-t-il continuer à pouvoir se créer, se tisser ? Ce sont des choses que j’observe : à quel moment je me laisse embarquer ? Pour moi, il y a beaucoup de choses autour de la sincérité, de l’interactivité, notre réaction à ce qui nous est proposé par l’artiste ou par le moment. Je pense que la distinction entre culture et fête, encore une fois, est compliquée, mais il y a quand même quelque chose autour de cette rencontre et d’un dialogue sincère, honnête, qui peut ou non arriver.

On en revient à ce que je disais tout au début: « Se sentir partie prenante de ce qui est en train de se passer ». À partir du moment où on se sent reconnu, forcément, on participe de la fête. C’était vraiment la clé sur Capitale française de la culture. Je n’ai pas été embêtant sur beaucoup de choses, mais j’ai passé commande au départ en disant : « Je veux que, cette année, ce soit la fête pour toutes les Villeurbannaises et tous les Villeurbannais. Je veux que vous vous assuriez que ce soit la fête pour tout le monde ». J’ai dit ces mots-là. Pour moi, ça voulait dire quelque chose.

 

Illustration d'un diner
Tentations / La fête, terrain pavé de rencontres. Des choses sur la table, des fruits pas défendus, du rouge à lèvre sur un verre, des humains sur la piste de danse, ailleurs.© Charlotte Rousselle - Métropole de Lyon

Et derrière la mise en œuvre de tels moments, quels sont les objectifs ? Est-il question de citoyenneté, de renforcement du corps social, ou bien au contraire, d’une autorisation à la recherche gratuite du plaisir immédiat ?

Si on ne veut pas dévoyer la fête comme quelque chose d’instrumentalisé, il faut qu’il y ait un objectif derrière de renforcer le collectif

On a un souci de manque de récit commun d’appartenance. En même temps, c’est compliqué parce qu’à chaque fois qu’on a créé des récits d’appartenance, c’étaient plutôt des récits manipulatoires, qui pouvaient viser à conforter la position de tel ou tel leader politique. Mon propos est de dire que l’on ne pourra pas faire face aux défis climatiques, socio-économiques et démocratiques si on ne trouve pas ce récit, et certainement ce nouveau récit, dans ce sens où l’on doit faire face à des problématiques auxquelles nous n’avons pas encore vraiment trouvé de réponses : la sobriété énergétique, la modification de nos modes de déplacement, de nos modes de consommation, etc.

Jusqu’à présent, on avait un récit commun de modernisme, ou de progrès : « Ça va être mieux ». Et souvent, le mieux, c’était d’avoir plus. Or, aujourd’hui, on est plutôt sur un récit de ce qui va nous permettre de continuer à être, au sens d’exister, de continuer à vivre, tout simplement. Mais ce récit est d’autant moins facile à élaborer qu’il s’agit presque d’un récit défensif : qu’est-ce qui va nous permettre de survivre ?

J’en reviens donc à la fête : pour moi, elle doit être un moment qui permet d’expérimenter des choses positives pour se construire une force de résilience par rapport à ce qui arrive. Parce que je crois que ce qui nous attend ne sera pas forcément simple... Donc la fête doit être un moment d’expérimentation de la force du collectif, sur lequel ensuite on doit construire. Et toujours par rapport aux différentes expériences collectives que l’on peut proposer sur la métropole ou sur la ville de Villeurbanne, bien sûr, il y a ce défilé qui est un moment assez incroyable : on se retrouve à une vingtaine de villes avec 300 000 spectateurs.

Ces moments-là sont fondateurs pour les gens. Quand on a été capables de participer à un défilé « dansé », avec un grand chorégraphe, en même pas six mois, comment on se sert de cette expérience positive, de ce sensible, de ce qui a été vécu, touché du doigt, pour en faire une force ? Aujourd’hui, à Villeurbanne, on se demande comment faire de cette Capitale française de la culture une force pour la suite. Comment cette expérience du collectif puissant, positif sur l’espace public, peut nous servir à appréhender d’autres dimensions. C’est pour cela que je fais partie de celles et ceux qui sont assez favorables à l’événementiel.

J’ai conscience que l’événementiel vient parfois occulter le besogneux, le quotidien, le laborieux, mais je pense que l’on a besoin des deux, et qu’il faut des moments d’émotions intenses, collectives pour venir impacter aussi des évolutions qui sont plus le résultat d’un travail long, lent et patient. La fête, pour moi, c’est ça, une espèce de réservoir à énergie positive pour des lendemains qui seront un peu plus difficiles. Je ne vais pas vous faire vingt citations, mais il y en a juste une de Simone de Beauvoir que je souhaite partager avec vous : « La fête est une ardente apothéose du présent en face de l’inquiétude de l’avenir ». Elle le dit dix fois mieux que moi, mais ça fait longtemps que j’ai ça en tête.

Dernier point, la fête, c’est aussi, traditionnellement, un rite de passage. Je pense qu’il y a quelque chose de cette nature-là, c’est historique, avec les fêtes païennes autour des solstices, etc. On voit bien qu’il y a quelque chose de l’ordre de la fin, du début, de ces moments-clés. En tout cas, dans ma conception politique, si on ne veut pas dévoyer la fête comme quelque chose d’instrumentalisé, il faut qu’il y ait un objectif derrière de renforcer le collectif pour faire face au défi. C’est une conviction personnelle assez forte.

 

Illustration d'une peluche et de verre brisé
Terrains de jeux / Que devient le jeu au-delà de l’enfance ? La fête, un espace qui a ses jouets de l’âge adulte, mais notre regard a changé. Quand la légèreté flirte avec le risque…© Charlotte Rousselle - Métropole de Lyon

En tant qu’élu local, est-ce que l’organisation d’évènements festifs est une demande que l’on vous adresse régulièrement, ou avez-vous l’impression que nos activités conviviales s’orientent progressivement vers une forme de repli sur la sphère privée ?

Heureusement qu’il y a de l’instinct grégaire quand on est adolescent, parce que si on n’en a même pas à cet âge, qu’est-ce que ça va donner ?

Ce que l’on peut sentir, c’est une très, très grande sensibilité aux besoins individuels, qui parfois vient heurter le collectif de la fête. À chaque fois que vous faites la fête sur l’espace public, vous avez aujourd’hui des gens qui trouvent que ce n’est pas normal, que ça fait trop de bruit.

Le festival Réel, paraît-il, a réveillé des gens, ce qui est possible avec la question du son qui se déporte, mais on respectait parfaitement toutes les mesures de décibels. On sent quand même qu’il y a de la friction sur cette question. Quand un collectif s’amuse, l’individualité peut assez vite être revendicative. Je suis donc plus inquiet de cette forme de repli individuel, qu’au niveau d’un manque d’envie de faire la fête. Cela veut dire qu’il faut trouver des modalités pour faire la fête avec tout le monde. Et ça, ce n’est pas facile aujourd’hui, avec les sensibilités des uns et des autres : qu’est-ce qui est organisé, ou qu’est-ce qui ne l’est pas ? L’organisation, jusqu’à quel niveau?

À force de tout normer, de tout réglementer, finalement, c’est un peu le bazar tout le temps. Il y avait un certain nombre de fêtes qui étaient organisées pour que ce soit « un excès permis, ordonné », comme disait Freud. Je pense qu’il faut que l’on continue à trouver ce chemin, parce que sinon, le risque, si on interdit tout, c’est que la transgression soit « possible » tout le temps. Alors que quand il y a quelques moments où c’est autorisé, cela rend plus supportable un certain nombre d’interdits pour le confort de toutes et tous.

Et pour revenir à votre question, je suis inquiet par contre d’une forme de repli sur le domicile, sur la première sphère familiale, et que l’on ait une perte d’acceptabilité de l’altérité. Je souhaite qu’il y ait beaucoup de fêtes pour que l’on retrouve le goût de l’autre, sinon le goût de la fête. Nous, politiques, notre rôle, c’est notamment ça, trouver des compromis entre un certain nombre de pratiques. Le nombre de doléances sur la question des attroupements de jeunes, en soi, c’est dangereux. La plupart du temps, ils sont juste en train de se poser.

Certes, il y a certains endroits où ça deale et ce n’est pas acceptable. Par contre, le fait que des jeunes se retrouvent entre eux, c’est logique. Heureusement qu’il y a de l’instinct grégaire quand on est adolescent, parce que si on n’en a même pas à cet âge, qu’est-ce que ça va donner ? Et notre boulot est certainement de construire l’acceptabilité.

Comment est-ce que l’on détermine ensemble ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? Par exemple, sur les questions de sécurité, on travaille beaucoup avec des collectifs de citoyens, parce que c’est le seul moyen d’arriver à trouver un compromis et de confronter des visions en droit, et en pratique, au sens de ce que cela veut dire au quotidien. Et la fête peut faire partie de cela. En tout cas, elle peut être un moment qui permet de tester ces limites, entre cet acceptable et ce non-acceptable. Mais je suis un peu plus inquiet sur le fait que le non-acceptable l’emporte souvent. À force, on ne va plus pouvoir faire grand-chose.

 

Illustration d'un cendrier et de mugs
Un chez soi cocon / La fête « entre-soi », modernité facilité par les technologies, apprivoisées à force de confinements. Les logos sur les mugs, mégots écrasés, makis délaissés.© Charlotte Rousselle - Métropole de Lyon

Nous avons vu durant ce cycle comment une autre, une nouvelle idée de la fête a pu germer sur Internet. Nous réunir physiquement, faciliter la rencontre en un même lieu, considérez-vous que cela pourrait devenir l’une des prérogatives des pouvoirs politiques, pour continuer de « faire société » dans un contexte de dématérialisation numérique croissante ? Ou au contraire, considérez-vous que ces technologies rapprochent autant qu’elles éloignent, et qu’au bout du compte, tout reste de l’ordre de choix de vie individuels ?

Si on me dit que, demain, les expériences de fête seront multiples, physiques et technologiques, ça ne m’inquiète pas

Je pense qu’il y a quand même quelque chose de l’ordre du choc générationnel. Le festival dont je vous parlais, ce sont les jeunes qui en ont choisi le nom : quand ils choisissent le festival « Réel », c’est juste fou ! Et les échanges n’ont porté que là-dessus, avec vraiment des jeunes de tous les quartiers, de toutes les classes sociales. Donc ce n’est pas une monovision. C’était : « On veut être en réel ! ». Et certainement que cette appétence est aussi liée au fait que le virtuel prend beaucoup de place. Ils en ont conscience. Je suis de celles et ceux qui pensent qu’il faut faire confiance aux générations futures. Ensuite, il faut éclairer, donner des clés de lecture, mais je ne vais pas me positionner en espèce d’observateur qui dirait ce qui est bien, ce qui est mal, etc.

Ce à quoi je crois profondément, c’est qu’il ne peut pas y avoir de construction de vie en société en dehors d’un contact physique, d’une altérité. Mais pour autant, il y a plein d’autres interactions qui viennent enrichir cette construction. Les réseaux sociaux nous apportent le meilleur et le pire de cela, mais comme la rencontre nous apporte le meilleur et le pire.

Avant, par rapport aux débordements qu’il peut y avoir dans des vidéos mises en ligne, il y avait aussi la désinhibition liée aux conduites addictives (alcool, drogue) qui permettait de se « déconnecter ». On allait à la fête, mais pour y être bien, on buvait tout de suite pour justement être « délivré » du poids du regard de l’autre. Pour moi, tout ça, ce sont simplement des ajustements technologiques à quelque chose lié au fait qu’être face à l’autre, c’est forcément une situation de risque, et chacun s’adapte. Ce qui me gênerait, c’est que, finalement il n’y ait que des mono-expériences. Je pense qu’il y a peut-être un risque à cela, parce qu’au moment où il n’y a pas de diversité dans l’expérience, il y a un risque d’enfermement, et de n’avoir donc qu’une vision tronquée des choses.

Si on me dit que, demain, les expériences de fête seront multiples, physiques et technologiques, ça ne m’inquiète pas plus que ça. Je ne dis pas que c’est mon truc, mais ça ne m’inquiète pas plus que ça. Quand on voit le festival Reperkusound, qui a fait pendant le confinement une expérience de visio, ils ont eu des milliers de connexions ! Tu es dans ton salon, tu passes de la musique électro et tu danses tout seul : je me suis dit qu’il n’y aurait personne. Et en fait, ils ont été inondés de connexions, parce que les gens se réunissaient à trois ou quatre, parce qu’on n’avait pas le droit d’être dans des salles, etc., et ils se faisaient une fête à trois ou quatre. Et le simple fait de savoir qu’ils partageaient avec d’autres au même moment une forme d’expérience, ça faisait fête.

 

Illustration d'un tsunami
Piraterie moderne / La fête, contraire de l’ordre ? Braver les interdits lors de rave parties, s’affranchir des règles, ou les détourner, ou en créer de nouvelles, hacker la machine devant un sound system !© Charlotte Rousselle - Métropole de Lyon

La fête renvoie à l’idée d’abondance, et même d’excès. Alors que la notion de sobriété s’annonce comme l’un des impératifs de la société de demain, comment maintenir ces parenthèses, où le contrôle des corps et de l’espace public semble s’estomper, mais où également un grand nombre de ressources (énergie, alimentation, déchets) peuvent être considérées comme gaspillées ?

Le monde artistique a une forme de sensibilité à l’avenir du monde

Je crois que le respect d’une certaine forme de sobriété reste compatible avec l’esprit de fête, dans la mesure où il n’y a pas d’inversement de l’ordre des valeurs. C’est d’abord la fête, la culture, et elle intègre dans son cahier des charges ces aspects. Là où cela peut devenir compliqué, c’est quand la sobriété et le bilan carbone viennent en premier. Il faut être vigilant à ce que cela ne devienne pas prescripteur, soit sur la programmation culturelle, soit sur la nature événementielle. Ensuite, que la sobriété et l’impact écologique soient dans le cahier des charges, comme aujourd’hui en matière de sécurité et de transport, ça ne me choque pas. Mais demain, ça ne peut pas être : « Je choisis un artiste parce qu’il est à 50 km et pas à 5 000 ». Par contre, qu’on se dise qu’on ne le choisit à 5 000 km que si, avec d’autres, on fait en sorte qu’il y ait plusieurs dates, et qu’on divise l’impact par cinq ou six, c’est pertinent. Mais je veux que l’on continue à faire en sorte que l’artiste qui vit à 5 000 kilomètres puisse venir jouer pour nous, avec nous. Sinon, c’est l’entre-soi d’un circuit court, et en matière de culture, ce n’est pas ma conception des choses.

Cela peut faire l’objet de débats politiques, y compris dans une commune comme Villeurbanne, mais je crois que l’on est tous d’accord sur le fait que cela ne peut pas être prescripteur. Je fais le parallèle avec la sécurité : cela doit faire partie du cahier des charges, mais avec toujours une vigilance. Je négocie toutes les mesures de sécurité sur l’événementiel, non pas parce que je suis un inconscient, mais simplement parce qu’à un moment, la sécurité ne peut pas être décisionnaire en matière de culture. La frontière est ténue, et dangereuse. Ces questions de sobriété ou de sécurité, je pense qu’il faut qu’on les voie comme un cahier des charges négociable et négocié, et il ne faut jamais faire comme si les choses étaient normales en matière de sécurité ou en matière de sobriété.

Après, certes, cela conduit à des choses un peu bizarres. Pour Réel, on avait un DJ qui arrivait d’Amérique du Sud et qui repartait en Europe du Nord. Il avait atterri à 23h30 et repartait à 6h le lendemain. Les jeunes se sont interrogés là-dessus. Et c’est sain qu’ils s’interrogent, pour se dire : « Est-ce qu’on demande aussi aux artistes d’intégrer dans leur projet quelque chose, du fait qu’ils ne sont pas tout seuls dans leur bulle, qu’ils sont dans un écosystème interdépendant, et que leur action a un impact » ? Pour autant, il faut qu’il puisse continuer à jouer à Rio ou à Helsinki.

On a mis ça en place, et il n’y a pas d’injonctions coercitives. Vous faites un bilan carbone, vous vous donnez des objectifs de réduction, et après dîtes-nous comment vous allez faire. Mais il est hors de question que l’on commence à dire « Pas d’artiste qui vient en avion », cela ne m’irait pas. Par ailleurs, je pense que le monde artistique a une forme de sensibilité à l’avenir du monde, qu’il n’a pas beaucoup à apprendre, même si parfois il se laisse un peu embarquer. Ils ont aussi à nous proposer des choses. C’est plutôt dans cette logique-là que je suis sur ces questions de sobriété. Mais encore une fois, je trouve qu’il y a eu une haute conscience de cela, je n’ai pas l’impression d’avoir face à moi des gens qui seraient déconnectés de ces enjeux, au contraire.

L’un des articles de ce cycle évoque cette tension croissante : comment permettre le lâcher-prise, l’exaltation de la vie dans ce qu’elle a de plus exubérant, sans exclure celles et ceux qui sont trop fragiles (maladie, handicap, etc.) pour s’exposer aux autres sans le maintien de règles particulières ? Peut-on même, selon vous, envisager la fête comme une forme de medium sensible, un jour davantage présent dans les politiques publiques, pour notamment rapprocher usagers et institutions et faciliter les accompagnements, par exemple en matière d’action sociale ?

Il ne s’agit pas simplement d’apporter la fête, mais aussi de proposer d’organiser la fête

Il faut « intégrer » celles et ceux que l’on appelle les « empêchés à la fête ». Et pour les intégrer, il y a plein de manières : soit les rejoindre là où ils sont, soit leur permettre de participer à ce qui se passe d’une manière différente. Encore une fois, sous réserve qu’ils ne puissent pas se déplacer, parce qu’il ne s’agit pas d’assigner à résidence les plus fragiles. Sur Capitale française de la culture, on a essayé de le faire au maximum. Tous les événements étaient organisés avec une accessibilité aux personnes en situation de handicap, quels qu’ils soient (visuel, auditif, physique, etc.). Par exemple, le dernier évènement que l’on a fait avec Gilbert Coudène sur la façade de l’Hôtel de Ville a été produit en parallèle en vidéo et mis à disposition de tous les Ehpad, de tous les lieux de privation de liberté, pour que les gens puissent, d’une manière ou d’une autre, participer à ce moment-là. Alors cela peut sembler une expérience diminuée, mais c’était notre manière de dire que personne ne devait être complètement absent de ce qui se passait, sous prétexte qu’il ne pouvait pas se déplacer.

Concernant le rôle que la fête peut jouer en matière d’action sociale, j’en suis persuadé, mais il ne s’agit pas simplement d’apporter la fête, mais aussi de proposer d’organiser la fête pour les autres, parce qu’il y a quelque chose d’extrêmement valorisant à cela. Ce n’est pas juste : « On vous apporte la fête pour vous aider à vous sentir mieux ». Pour se sentir de la fête, il faut en être acteur.

Il y a plein d’expériences, notamment menées par le CCO La Rayonne à Villeurbanne, sur cette question : comment est-ce que les plus éloignés, les moins inclus, pourraient aussi être en capacité d’apporter un moment festif, et proposer à d’autres une expérience festive ? Quand le CCO fait son Gala des possibles, celles et ceux qui préparent un banquet, un véritable festin pour tout le monde, ce sont des participants au dispositif appelé « Atelier d'Adaptation à la Vie Active », avec BaklAAVA, un traiteur social et solidaire porté par l'association Alynea, qui permet à des personnes en situation de précarité d'être formées aux métiers de la restauration. Ce sont des choses qui me parlent beaucoup en matière de construction de l’estime de soi.

 

Illustration d'une fête
Memento mori / « Souviens-toi que tu vas mourir ». Vanité ou pas, ici il s’agit de l’oublier. C’est la fête, frivole, futile et illusoire. Et si nous ne nous souvenons plus d’elle, les objets, eux, oui.© Charlotte Rousselle - Métropole de Lyon

Un autre de nos articles s’appuyait sur le travail de la philosophe Joëlle Zask, sur la fonction des places dans la cité, et le rôle que leur configuration peut jouer en matière d’appropriation par les habitants. Comment voyez-vous l'équilibre entre un espace public adapté au partage de la fête de manière épisodique, mais démocratique, et les questions fondamentales qui orientent l’aménagement urbain (mobilité, sécurité, développement économique, habitat, etc.) ?

Il pourrait y avoir une loi qui propose un diagnostic « fête » sur l’espace public, et sur les possibilités de l’occuper

Un : on doit être en vigilance, et notamment faire en sorte que l’espace public reste l’espace public, alors qu’on est dans des logiques aujourd’hui de tentation de préemption et de privatisation, d’abord, parce que cela arrange bien les collectivités - cela fait moins d’espace public à gérer - et ensuite, parce que cela empêche tous les comportements d’appropriation considérés comme désagréables ou autres. Je pense qu’il y a un vrai espace de réflexion là-dessus.

Cela fait maintenant presque vingt ans que je fais de l’aménagement dans mes différentes fonctions, et je pense que cela peut s’appuyer aussi sur l’urbanisme transitoire, parce que, pour moi, l’urbanisme transitoire préfigure la ville de demain, et que dans ces moments où on laisse finalement hacker l’espace public, dans la mesure où pour l’instant, il n’a pas de vocation, il va venir ancrer des usages sur lesquels on ne pourra pas revenir.

C’est ce qui se passe sur le quartier Gratte-ciel/centre-ville, et d’ailleurs, ça va sans doute être assez compliqué quand on va tout démonter, parce que les gens ont pris l’habitude d’un espace public hyper bien situé sur lequel demain on va construire, et forcément, ils ne laisseront pas tout passer. Donc de créer ces espaces préalables, je pense que cela permet aussi, dans l’aménagement final, d’intégrer un peu mieux ces dimensions.

Il faut vraiment que l’on y travaille, sinon nous aurons des villes complètement aseptisées, complètement privatisées, et ce n’est pas jouable, y compris pour des grandes villes qui ont des pratiques comme les nôtres, de fête sur l’espace public gratuite, etc. Aujourd’hui, il y a des prescriptions qui exigent un diagnostic sécurité, je pense qu’il pourrait y avoir une loi qui propose un diagnostic « fête » sur l’espace public, et sur les possibilités de l’occuper. Ce serait assez intéressant de l’intégrer dans les cahiers des charges de l’aménageur. Et si ce n’est pas possible législativement parlant, il faut au moins le faire par des projets d’urbanisme transitoire.

En plus d’un service public de la culture, peut-on, doit-on rêver d’un service public de la fête ?

Dans toutes nos politiques publiques, il faut qu’il y ait une préoccupation pour la fête

Je ne sais pas s’il faut en faire une politique publique spécifique, ou s’il faut intégrer la dimension festive dans l’ensemble des politiques publiques. J’aurais envie, par simplicité d’action, de dire qu’il faudrait désigner quelqu’un. La Ville de Paris a mis cela en place, un adjoint chargé de toutes les questions relatives à la vie nocturne, mais qui est plutôt chargé de régler les problèmes de nuisance et d’occupation de l’espace public la nuit, et je ne minimise pas du tout son rôle, parce qu’il fait un super travail. Donc, je n’ai pas tranché, mais ce qui est sûr, c’est que dans toutes nos politiques publiques, il faut qu’il y ait une préoccupation pour la fête. Est-ce que cela passe par un adjoint transversal ? Ou est-ce que cela passe par le fait que la fête soit une politique publique à part entière ? À voir, mais je suis convaincu de l’importance de ce sujet.