Dans son essai, paru à l’automne 2021, Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean Jaurès, interroge notre rapport à la fête : ce qu’il était et ce qu’il devient, sans détour et avec humour, mais non sans arguments. Depuis plusieurs décennies, l’effet conjugué de la réglementation de l’alcool au volant, du prix croissant des consommations, du contrôle de l’âge d’entrée aux établissements de nuit émousse la motivation de jeunes à les fréquenter. La France comptait 4 000 boîtes de nuit il y a quarante ans, 2 000 à 2 200 clubs et discothèques accueillaient du public en 2014 (Sacem).
Le marché des bistrots a aussi la gueule de bois : on comptait 200 000 débits de boisson en France en 1960, et plus que 38 800 en 2016 (France Boissons-Insee). Les 85% des Français affirmant la disparition des cafés comme regrettable ne suffisent pas à enrayer leur disparition (étude 2020, Odoxa). Mais la fermeture de lieux festifs et la montée de la régulation de la fête n’expliquent pas tout.
Trop de fêtes tue la fête ?
Aujourd’hui, « si notre société a mal à la fête et que cette dernière est morte bien avant la pandémie, c’est que la fête est devenue permanente, continue, quotidienne, sans rupture aucune, et qu’elle n’est plus séparable du reste », écrit Jérémie Peltier. La « festivisation intensive » décrite par Philippe Muray aurait anesthésié notre sens de la fête. Les appels à faire la fête tout le temps et en tout lieu l’auraient dénaturée.
Les centres commerciaux multiplient les événements pour faire vivre des expériences à leurs visiteurs. Les aménageurs rivalisent d’invention pour ludifier les espaces publics, à coup de mobiliers éphémères, d’aires de jeux ou de pianos publics. Les acteurs publics invitent à célébrer le patrimoine, les lumières, les voisins, la praline, les roses, la Mâchecroute… Le monde du travail n’échappe pas à la tendance, avec ses team buildings, ses babyfoots en salle de pause, la gamification des réunions de travail, ou ses Chief Happiness Officers, responsables du bien-être en entreprise.
Mais ces activités prescrites et porteuses d’intentions (faire consommer, attirer les visiteurs, améliorer la productivité) ne viennent-elles pas nous détourner finalement de moments festifs librement choisis ou improvisés, ouverts aux autres, et surtout pour notre simple plaisir ? Sommes-nous voués à devenir des Homo festivus comme les appelle Philippe Muray, habitant dans un monde hyperfestif où « la fête n’est plus en opposition, ou en contradiction, avec la vie quotidienne ; elle devient le quotidien même, tout le quotidien et rien que le quotidien » ?
La fête aurait-elle perdu de sa saveur ?
Autre argument de taille sous la plume de Jérémie Peltier : la fête a perdu de ses attraits. La musique, ou plutôt sa musique, celle que l’on choisit de mettre dans ses oreilles, selon ses goûts, s’écoute désormais partout et tout le temps. Si la fête et la danse ont longtemps été associées, on danse aujourd’hui sur TikTok.
Sortir faire la fête pour rencontrer l’âme sœur ou un partenaire sexuel ? Trop incertain, trop long. Le hasard des rencontres et la séduction n’ont plus la cote. Les applications de rencontre et les réseaux sociaux sont là pour épargner l’inconfort de l’attente et des conversations légères avec des inconnus, la gêne d’être éconduit devant les autres, etc.
D’autres composantes de la fête ont aussi bien évolué. Si les consommations d’alcool sont en baisse, elles sont surtout plus « réfléchies ou adaptées aux circonstances » d’après l’Observatoire français des drogues et tendances addictives. La peur de perdre le contrôle, la crainte du lendemain difficile et de moindres performances scolaires ou professionnelles concurrencent le charme de l’ivresse, y compris chez les jeunes. Quant aux bons repas partagés, certains les voient en péril en raison de la progression des alimentations particulières et de la vente de plats individuels (raclette bowls, mini-fondues 1 personne), piétinant par-là l’esprit de convivialité à la Française.
« Narcisse a triomphé de Dionysos »
Cette expression du philosophe Gilles Lipovetsky résume le tournant de notre rapport à la fête. On ne saurait plus célébrer les plaisirs de la vie au présent, sans arrière-pensées, en sortant de son quotidien et en mettant entre parenthèses ses soucis personnels et les problèmes du monde. Notre société plus individualiste rechignerait à mettre le soi de côté, le temps d’une fête.
Ainsi, il n’y a plus de fêtes communes qui permettent de sortir de sa vie, de ses habitudes, seulement des événements où s’expriment les goûts et les plaisirs propres à chacun. Le sur-mesure a totalement effacé le dépassement de soi dans le cadre festif - Jérémie Peltier
Et de plus en plus, on se regarde faire la fête plus qu’on ne fait la fête. Il suffit d’observer une salle de concert, les participants à un anniversaire ou un réveillon pour s’en convaincre… Les photographes et vidéastes amateurs sont légion et ne manquent pas de partager en temps réels des images de la fête sur Instagram, Snapchat, etc. Les fêtes, traditionnellement racontées le lendemain, se transmettent aujourd’hui en direct.
Et si le cœur n’y était plus ?
Si les Français sont moins enclins à faire la fête, c’est aussi parce qu’elle a perdu de sa légèreté, de son insouciance, de sa spontanéité. Aujourd’hui, la fête doit, selon l’auteur, être utile : faire passer un message, défendre une cause, s’indigner de quelque chose.
« Mais quand toute chanson, tout film, tout match de football ou toute émission de variété française devient un meeting politique ou un événement caritatif, un rappel à l’ordre, c’est la fête qui a définitivement fermé ses portes » Jérémie Peltier.
Les Français auraient-ils perdu toute gaieté, ou leur humour ? Des études montreraient qu’on rit trois fois moins que dans les années 50. Mais on peut aussi se demander si on a encore la possibilité d’être politiquement incorrect, inconsistant quelques heures ou juste insouciant le temps d’une soirée, tant ces pratiques sont critiquées sur les réseaux sociaux et jugées « inappropriées ».
Dans un cocon, quelle place pour la fête ?
Si nous avons perdu notre insouciance, notre époque n’y est pas non plus pour rien. L’aversion au risque prend de l’ampleur et est transmise aux enfants : leur mobilité piétonne et leur autonomie ont considérablement diminué en quatre générations. Les attaques terroristes de lieux festifs ont montré que nul n’est à l’abri. La pandémie a distendu les liens sociaux et accru la méfiance envers les autres. La solastalgie apparaît comme le nouveau mal du siècle… La peur de l’avenir et la crainte du monde extérieur nous conduisent à rester à distance d’une réalité anxiogène, résume l’essayiste Vincent Cocquebert dans La civilisation du cocon.
Dans un tel contexte, les Français disent ressentir un profond sentiment de vulnérabilité. Et, pour se ressourcer, ils se tournent très majoritairement vers… « la nature ». « Les autres » viennent loin derrière dans une enquête récente coordonnée par Monique Dagnaud, directrice de recherche à l’EHESS. Dans son étude des critères d’une vie réussie, l’Observatoire des perspectives utopiques des Français observe aussi que l’épanouissement personnel et la réalisation de soi sont largement plus recherchés (44%) que les sources de plaisir (23%), les relations aux autres (13%), le fait de vivre intensément et de multiplier les expériences (11%).
Les jeunes ont-ils perdu le goût de la fête ?
Lorsqu’on s’intéresse à la fête et à son avenir, il est naturel de tourner son regard vers la jeunesse. Même s’ils ne constituent pas une génération uniforme, les jeunes ont une sociabilité plus développée que la moyenne des Français, mais certains -2 millions tout de même- n’ont pas de réseau de sociabilité dense ou juste un seul réseau, et vivent vraisemblablement peu de moments festifs.
18% des jeunes de 15 à 30 ans interrogés présentent une situation objective d’isolement ou de vulnérabilité sociale car ils ne peuvent compter, au mieux que sur un seul réseau de sociabilité, soit 2 millions de jeunes. Ces personnes ne passent physiquement du temps avec d’autres personnes que très rarement (uniquement quelques fois dans l’année voire jamais), quels que soient les réseaux de sociabilité étudiés dans l’enquête : famille, amis, voisins, vie associative, professionnelle, scolaire ou étudiante - Crédoc - Fondation de France, 2017
D’après l’étude Solitudes 2021, la situation se serait même aggravée « En janvier 2021, les jeunes témoignent plus souvent d’un sentiment de solitude (33% vs 21% en janvier 2020) et un jeune sur deux dit se sentir abandonné, inutile, exclu (contre 35% en janvier 2020) ».
En réalité, les évolutions déjà évoquées touchent aussi les jeunes : le repli sur soi ou sur sa bulle sociale, la recherche d’un cocon rassurant, le spleen post-Covid… Bien sûr, et heureusement, les jeunes font encore la fête, mais la recherche de sécurité ou d’une moindre prise de risque se fait sentir. Même le binge drinking semble s’apparenter à une perte de contrôle organisée. Leurs fêtes évoluent. Les lieux investis pour « faire des soirées » dépendent de leurs mobilités résidentielle et sociale, mais aussi de leurs moyens. Beaucoup privilégient les espaces publics extérieurs ou leur domicile aux établissements de nuit, où la fête se révèle plus chère et est perçue comme un peu dépassée, voire même risquée.
On se sent bien entre nous pour faire la fête. La pinte est à 3,5 euros, on est en sécurité et on n’a pas à rentrer à vélo la nuit, c’est plus pratique - Lucas, 20 ans
On est sûr de passer une bonne soirée /sur le campus/ et de pas se faire emmerder, alors pourquoi aller ailleurs ? - Sarah, 21 ans
Oui, on fait la fête, on se retrouve quasiment tous les vendredis à 3-4 chez Nathan /le meilleur ami/ - Thibaut, 19 ans
Vous n’avez pas envie de faire des rencontres, de voir d'autres personnes ?/ Ben oui, on a envie de voir d'autres gens. Moi je vois souvent mes potes du lycée - Léa, 21 ans
Vers quelles fêtes allons-nous ?
Les fêtes « entre soi » semblent avoir de beaux jours devant elles : avec son cercle proche, comme les étudiants ci-dessus l’évoquent, mais peut-être aussi sous des formes plus radicales : sans enfants, sans la présence du sexe opposé, sans personnes fragiles ? Comme si on supportait de moins en moins l’autre ? Quand on sortira, ça sera pour des fêtes organisées et anticipées, où le hasard sera écarté, ou encore des fêtes insolites ou nostalgiques, pour retrouver les valeurs du passé, « une époque faite d’humour et de légèreté », explique Jérémie Peltier.
Les professionnels de la nuit et de la fête sont pourtant loin d’avoir dit leur dernier mot. Le livre blanc des États généraux du droit à la fête partage de nombreuses propositions, sous le prisme des politiques publiques, pour faire émerger et faire vivre un droit à la fête. On y lit aussi, s’il était encore nécessaire de le rappeler, que la fête ne doit pas s’éteindre.
La fête n’est pas qu’un temps non productif. Elle permet de consolider les codes sociaux et les appartenances sociales. Il y a des choses difficiles dans la vie que l’on accepte d’autant plus que des soupapes, des parenthèses comme la fête existent. La fête a non seulement un rôle de maintien de la cohésion surtout quand la vie quotidienne est difficile, mais elle offre aussi un lieu de partage émotionnel, un vecteur d’émotions positives comme la joie ou la bienveillance, et permet ainsi de nourrir l’espoir et la confiance dans la société et dans l’avenir, à revers de la dépressivité, de la colère et du sentiment d’injustice qui se répandent aujourd’hui - Christophe Moreau, sociologue
« Il faut qu'ça bouge, il faut qu'ça tremble, il faut qu'ça transpire encore / Dans le bordel des bars le soir / Débraillés dans le noir / Il faudra réapprendre à boire / Il faudra respirer encore… »
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