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Patrick Penot, du Festival Sens interdits : « On débouche sur une autre façon de faire du théâtre »

Interview de Patrick Penot

Portrait de Patrick Penot
© Andréa Chamblas - Sens Interdits
Directeur du festival Sens Interdits

Tous les deux ans, le festival Sens Interdits dissémine aux quatre coins de la métropole de Lyon une sélection de créations théâtrales venues du monde entier. 

Alors que la vie culturelle reprend doucement, Patrick Penot, son directeur, revient sur l’année écoulée, et sur le renforcement des solidarités qui a permis au monde des arts vivants de continuer d’avancer. 

Au-delà de la mutualisation des moyens, que la crise a encouragée, c’est tout un nouveau cadre qui se dessine en matière de diffusion. 

Pour les compagnies émergentes, il s’agira d’innover, de créer des scènes alternatives, et de partir à la conquête de nouveaux publics, alors que les grandes institutions voient leurs programmations saturées pour des années par des reports en cascade.

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Date : 15/09/2021

Par rapport à la discussion que l'on avait eue au printemps dernier (voir dossier #Covid-19), comment le festival Sens interdits, qui se tiendra du 13 au 30 octobre, a-t-il surmonté les épreuves de cette année si particulière ?

Alors que le monde est fermé, on arrive encore à dire que l'ouverture à l'international est plus nécessaire que jamais

La septième édition va avoir lieu, mais elle ne ressemblera pas aux précédentes. Nous avons dû nous résoudre à des abandons, notamment pour les pays qu’il n’était plus possible d’inviter : Brésil, Inde, Palestine, Ouzbékistan... Ces spectacles ne viendront pas, parce que l'on avait besoin d’appuis financiers qui ont disparu dans la tourmente sanitaire puis économique de ces pays. D’une autre manière, d’autres spectacles n'ont pas pu être répétés. 

Il a donc fallu compenser ces abandons. D'abord, par le biais de solidarités. La Covid nous a peut-être permis de mettre le doigt sur la nécessaire mutualisation, bien plus que l'on ne l'aurait fait et qu’on ne le faisait en temps habituel. Par exemple, pour un grand spectacle chilien, qui implique 22 personnes, il nous a fallu nous mettre tous d'accord : on est associé à six théâtres, avec des petits et des grands lieux. Il y a le TNP, mais aussi Narbonne, Bayonne, Vitry, et Château-Arnoux, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Nous prenons d’abord le risque d'une venue qui n'est pas sûre, et du partage de la construction d'un décor. Que devient-il si jamais les artistes ne peuvent finalement pas venir ? C'est être assez audacieux, mais tous ensemble, on arrive à le faire, et on arrive à convaincre l’Onda, un organisme de financement, qui nous dit « Puisque vous êtes sept, nous instaurons une nouvelle règle : nous prenons 100 % des frais de voyages, etc. ». Cela représentait 22 billets du Chili, à Paris et à Lyon. Cette incitation-là n’arrive qu'après que la mutualisation a été actée. Elle a été décidée parce que nous avons pu tous nous réunir autour d’un message, qui est absolument incroyable, et que je trouve très beau : alors que le monde est fermé, on arrive encore à dire que l'ouverture à l'international est plus nécessaire que jamais. Il faut absolument que l'on maintienne la possibilité de se confronter à d'autres. C'est cela qui a présidé finalement à la composition du festival cette année.

 

Qu’est-ce qui a rendu possible la construction d’une telle approche solidaire, alors que chacun était confronté à des problématiques à la fois lourdes et spécifiques ?

Les esprits des jeunes gens ne peuvent être formés que si on leur montre la diversité des points de vue

D'une part, il y a cette prise en compte d'un monde qui est paralysé, mais de façon très inégale. Nous nous sommes arrêtés, mais nous sommes extrêmement aidés par des pouvoirs publics, nationaux ou locaux. Personne en France ne peut dire qu'il n'y a pas eu de soutien de la culture, ou d'ailleurs de l’activité en général. En Russie, en Afrique, au Chili, ce n'est pas le cas du tout. Ceux qui vivent ou tentent de vivre de leur art, comment font-ils ? Ils n’ont pas d'indemnités, pas accès à des soins gratuits. Les artistes n'ont évidemment pas eu la possibilité de jouer, et donc de montrer ce qu’ils faisaient. Ils n’ont pas pu répéter ensemble sur un plateau, ils ont répété par Zoom, en restant chacun dans leur appartement.

Dans ce cas-là, parler de l'international, c'est prendre en compte les difficultés tellement plus fortes de nos confrères, qui sont dans des pays où tout est plus difficile, économiquement, sur le plan sanitaire, mais aussi sur le plan politique. Sens Interdits s'est toujours positionné sur cet aspect d’ouverture, d’observation du monde, sur le fait que l’on ne donne pas de leçons, mais que l’on regarde, que l’on confronte, parce que nous avons autant à apprendre des autres, qu'ils ont à vérifier auprès de nous pour savoir si, par hasard, ce que nous faisons ne serait pas, peut-être, utile pour comprendre mieux la situation chez eux. Bref, on est dans l'échange. 

On se heurte alors évidemment aux arguments qui ne vont pas manquer d'arriver : « Est-ce que c'est bien le moment de faire venir des artistes de l’autre bout du monde, dans ce contexte écologique ? À un moment où la planète brûle, est-ce que c’est bien la peine de nous parler du problème de l'exil ? » Tout le monde connaît cette question, oui, d'accord, mais peut-être pas assez profondément. Ce qui est important, c'est de voir la façon dont, nous, nous tentons de nous protéger, ou du moins comment opèrent les organismes qui sont chargés de le faire en notre nom. Peut-être ne sommes-nous pas tout à fait d'accord si nous voyons vraiment ce qui se passe. 

Nous avons des spectacles qui parlent de cela. Il est absolument important de voir le cheminement de ce qui arrive, et les difficultés concrètes : comment je m'insère dans un pays qui ne veut pas de moi, comment je perds mon identité, comment j'essaie de la retrouver, qu'est-ce que je serai par rapport à mes enfants qui, eux, auront obligation de devenir ce que l'on doit être si l'on veut être reconnu et toléré dans un pays, etc. Tout cela, on le sait, c'est déjà traité, d'accord, mais là c'est traité de façon différente, avec des formes théâtrales différentes, avec des regards différents, dans des langues différentes qui atténuent ou exacerbent certaines choses. C'est cette confrontation-là qui nourrit et rend crédibles, utiles et indispensables, non pas des discours, mais certains angles que l'on ne voit pas. Je crois que les esprits des jeunes gens ne peuvent être formés que si on leur montre la diversité des points de vue. Cela, j’y crois vraiment. C'est une obligation qui devrait être tous les jours dans le système éducatif.

 

Revenons sur cette idée de mutualisation que vous évoquiez tout à l'heure. Son périmètre inclut quel type d'acteurs ? Comment radiographier ce phénomène ?

Acheter un spectacle, c'est prendre un risque

Le principe existait, puisque les directeurs de théâtre sont jugés, au fond, sur leur capacité à ne pas vider les caisses et plutôt à les remplir, et donc à remplir des salles. Ils n'ont pas envie de se tromper sur le choix d'un spectacle. Ils se disent : « Et si je prenais un risque, que cela surprenne, que cela ouvre ? Mais je ne prends pas ce risque seul, je le prends avec d'autres ! ». Acheter un spectacle, c'est prendre un risque. Sur les 30 spectacles qu'ils vont faire dans l'année, ils ne les auront pas tous vus, donc ils vont parier. Mais quand on leur demande de participer à la construction du décor d’un spectacle venu de l’autre bout du globe, cela coûte 30 000 €, il faut diviser. Là, on est dans autre chose : cette mutualisation devient active.

Au fond, à long terme, il ressortira quand même du positif selon vous de la crise actuelle, au niveau de la vie des arts ?

Le monde actuel de la création sera forcément marqué pendant longtemps par toutes ces expériences

Il y a un fond de tristesse qui est réel, parce qu'il n'y a pas besoin de fermer les yeux pour se rappeler qu’untel ou untel est parti, emporté par la maladie. Dans le milieu, beaucoup ont pris des risques au départ. Ils ont été répéter. Il n'y a pas eu de cluster pour les spectateurs, mais sur les plateaux. Beaucoup de gens étaient déjà d'une grande fragilité, très âgés et ayant peu d'emplois : ils étaient sortis du système. Il y a des compagnies qui n'ont pas réussi à passer le cap. On ne les a pas comptées encore, mais cela va venir. Il y a énormément de festivals qui sont tombés. Qui va repartir ? 

C'est toujours la fameuse image du canard boiteux. C’est terrible de dire cela. Les jeunes gens qui sont sortis des écoles n'auront pas eu le temps d'être des canards boiteux, ils n'ont pas eu le temps d'être canards du tout, ils n'ont pas pu rentrer du tout. Mais pour ceux qui avaient 55 ans, 60 ans, des acteurs qui, au fond, avaient des contrats dans des théâtres qui tournaient à une allure de croisière – on reprend des spectacles, on a besoin de tel et tel type, cela se fait très bien - tout est bloqué, et cela va exploser parce que cela ne pourra pas durer ainsi. J'ai des collègues qui me disent « Ne me propose rien avant 2023 ou 2024, parce que j’ai tous les reports à faire ». Il y a un moment, il faut avoir le courage de dire « non », et de laisser la place aux jeunes générations. Et ceux qui  sortaient de leur école en 2019, ou qui y étaient encore en 2020 et 2021, que font-ils ? Où vont-ils ? On leur donne rendez-vous en 2024 ? C'est insensé. 

En parallèle, on débouche aussi sur une autre façon de faire du théâtre : comment se fabrique-t-il dans ces conditions ? Plein de jeunes gens en France, dans des compagnies qui n'avaient pas les moyens de se joindre sur un plateau ont répété en visio. Qu'est-ce que cela va donner ? Il n’y a pas de raison que cela soit forcément moins bon. Il va falloir que chacun modifie les rapports qu’il a au metteur en scène, qui est loin, qui devient une espèce d’entité. Cela va faire bouger des choses, mais on ne sait pas encore lesquelles. En tout cas, le monde actuel de la création sera forcément marqué pendant longtemps par toutes ces expériences, qui sont venues compenser l’immobilisme qui s’était imposé à nous tous.

 

Spectacle En 5 saisons : un ennemi du public, de Blerta Neziraj
En 5 saisons : un ennemi du public, Blerta Neziraj© Jetmir Idrizi, Qendra Multimedia

Finalement, ces jeunes, qui devaient démarrer leur carrière, que sont-ils devenus depuis un an ?

Ces jeunes ne se laissent pas aller, même s’il y en a quand même beaucoup qui arrêtent

J’ai été assez subjugué par la capacité d'adaptation, l'envie et l'énergie de certains. Les plus déterminés sont dans trois ou quatre collectifs, ils s'appellent « compagnie » ou pas, et ils vont travailler dans des petits villages. Ils parlent avec le maire, avec les habitants. Ils proposent un temps de répétition dans une grange, ils deviennent, au fond, des proches. Les gens s'habituent à leur présence et puis, très naturellement, on va proposer un petit festival qui va intéresser la vallée autour. Très souvent, cela se passe dans les Alpes, les contreforts des Alpes. Ils ont énormément travaillé, énormément lu, et mis de côté leurs rêves de rentrer dans l'institution. Ils se sont dit « On va se construire autrement », et ils ont peut-être un temps d'avance. Ils vont à la rencontre. Je pense que ce sont un peu les pionniers d’une nouvelle forme de décentralisation. 

Ils savent faire des liens, des ponts, ils sont ensemble, mais ils sont en même temps des individus qui, très souvent, peuvent aller faire un enregistrement, un doublage de voix. S'il y a un peu de reprise dans la pub, ils vont en faire une ou deux. Chacun survit ainsi. Ils sont très solidaires, et extrêmement actifs. Ils n'ont pas arrêté de faire des choses. Cela, c'est le bon côté. Je vais souvent dans les conservatoires, on a les rapports avec l'Ensatt, etc. On les voit. Ces jeunes ne se laissent pas aller, même s’il y en a quand même beaucoup qui arrêtent.

Dans ce cas, ce ne sont pas forcément les mêmes profils qui vont émerger. Automatiquement, le théâtre sera différent.

Que venions-nous chercher ? Le rire, l'effroi, les grandes émotions

Oui, et puis il y a des initiatives qui, au fond, nous ramènent très loin. Je me rappelle les premières fois où je suis allé au théâtre, c'étaient les théâtres ambulants qui passaient dans le Berry. C'était mon arrière-grand-mère qui m'emmenait une fois par an, au moment de Pâques. Il y avait différents spectacles, un « comique troupier », un truc très larmoyant du style La porteuse de pain, etc. Cela, j’avais le droit de le voir, je n'étais pas trop petit. C'était organisé sur un parquet de bal, une estrade et des bancs. Que venions-nous chercher ? Le rire, l'effroi, les grandes émotions.

Je me rappelle qu’un jour où mon arrière-grand-mère me ramenait, on était sur le pont et ma grand-mère nous attendait. Et elle disait de loin – c'était dans le Berry donc il y avait l'accent en plus – «  Alors, c’était-y bien » ? Là, mon arrière-grand-mère s'arrêtait, et elle disait « Si c'était bien ? Ils se sont tués, ils ont tout fait ». Cela voulait dire que l’on était venu prendre une dose d'émotion, et que l’on en avait pour un an. C'est peut-être cela qui va sortir, sait-on jamais. En tout cas, l'international, cela peut être aussi cette petite touche-là, qui fait que l'on sort de soi, et que l'on ne pense plus forcément à son sort. On élargit le regard, on va ailleurs.

 

Extrait uu spectacle Le spectre de la trahison
Trewa / État Nation ou le spectre de la trahison, Paula Gonzàlez Seguel -KIMVN Teatro© Danilo Espinoza Guerra

Quand on est au centre d'autant de contraintes, comment est-ce que l'on arrive à ne pas tomber dans le piège d’une programmation « opportuniste », montée avec les moyens du bord ? Comment est-ce que l’on arrive encore à porter une édition qui a un propos global, comparable à celui des années précédentes ?

Un festival n’est utile que s’il met au centre même de son fonctionnement la durée et la patience

C'est d'abord une histoire de territoire. Le festival s’appelle Sens Interdits : si on fait la liaison, ce qui est typiquement français, cela devient « sans interdits ». D'emblée, quand j'ai créé ce festival, je voulais absolument que ce soit un outil qui se diffuse sur un territoire et qui ne tienne pas compte de la taille – ou qu'il en tienne compte, au contraire – et de l'histoire de chacun des lieux. À mes yeux, le théâtre de Givors est aussi important que le TNP, le théâtre des Asphodèles aussi. Chacun a une jauge, une histoire qui fait que l'on doit pouvoir lui proposer un spectacle international, qui prend en compte ses caractéristiques techniques, mais qui lui permet aussi de séduire son public. Et si on y n'arrive pas, il faut que l'on trouve les moyens de déplacer le public ailleurs. Cette double préoccupation fait que ce que l'on va proposer va être divers, en taille, en forme, mais doit être cohérent avec des fils qui peuvent être l'exil, la mémoire, les peuples premiers …. 

À partir de là, le travail de médiation doit nous permettre d'aller chercher les publics et de faire circuler une création. Par exemple, on a un spectacle grec qui va venir d'abord au CHRD, parce que c'est symbolique. C'est l'histoire d'une communauté juive très ancienne, les Romaniotes. Évidemment, cela va s'arrêter en 1943-1944 avec les déportations massives. Ils sont très peu maintenant, principalement répartis aux États-Unis. Ce spectacle va commencer dans une petite salle qui n'est pas faite pour cela, qui était la salle de torture de la Gestapo. Ce n'est pas pour rien, on a un signe. Il va partir ensuite à Pôle en scènes chez Mourad Merzouki pour une scolaire, puis ira au Théâtre de la Mouche à St-Genis-Laval avant d’aller au théâtre de Bourgoin, puis au Radiant à Caluire. Ensuite, on le fera tourner à Montpellier, etc. Soit on fait bouger le public, soit on fait bouger des spectacles : en tout cas, il doit y avoir une égalité d'accès pour tout le monde, sur des questions de tarif, d'accès, de compréhension, etc.

Un festival n’est utile que s’il met au centre même de son fonctionnement la durée et la patience. On observe, on prospecte, on choisit, on accompagne, on fait venir, et après on reste fidèle.

Qu'est-ce que cette crise, à partir de tout ce que vous pouvez avoir perçu de l'étranger, dit de l'attachement des Françaises et des Français au monde culturel ? Il y avait de nombreux autres secteurs qui étaient touchés. Il y a eu des engagements financiers de la part des pouvoirs publics, nationaux ou locaux, qui ont été assez importants. S'ils ont pu le faire, c'est parce qu'au niveau « citoyen », c'était accepté.

La véritable rencontre avec un public qui va venir, revenir ou découvrir qu'il est amateur de théâtre, va naître d’une façon d'organiser le spectacle qui, à mon avis, sera différente

Je suis tout à fait étonné et reconnaissant. Je sais que dans le milieu, cela n'est pas bien porté d'être reconnaissant pour un gouvernement, mais là, ce n'est pas une question de gouvernement, c’est une question de société. Les collectivités ont aussi joué un rôle de premier plan, et cela a été accepté par tous, par tout le monde. Nous sommes le pays où la Culture a été la plus aidée, il n'y a aucun doute là-dessus. Mais nous sommes aussi le pays où la Culture, au niveau des équipements, est la mieux distribuée, avec une recherche d'équité territoriale. Je suis maintenant absolument, résolument « pour » ce principe de l'indemnisation. C'est le système de l’intermittence qui donne en même temps une liberté et un risque à chacun. Et au niveau artistique, c'est une chance pour le metteur en scène, qui peut choisir les acteurs avec lesquels il veut travailler. Cela n'existe quasiment pas ailleurs. 

Il n'empêche qu’il va falloir maintenant penser à défendre avant tout la diffusion, parce que le nombre des représentations en moyenne, c’est une catastrophe. Ce n’est pas la création qu'il faut encourager. Je pense que le système va s'autocorriger. Il est en train de s'orienter différemment, et je pense par exemple que les labels, que ce soit les centres de création musicale, les centres des arts de la rue, dramatiques, chorégraphiques, etc. reposent sur des cahiers des charges extrêmement précis : ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire, tout cela. C'est en train de se modifier petit à petit. Forcément, les lieux labélisés vont être obligés de partager plus l'outil, d’être certainement beaucoup plus « dehors ». Je crois que cela va avancer. Maintenant, oui, il y aura effectivement, qu'on le veuille ou non – le mot est détestable – beaucoup d’écrémage. Certains sont tombés. Hélas, d’autres suivront. 

Celles et ceux qui se précipitent pour ne faire que des reports, à mon avis, sont en train de cacher le monde qui est en train de voir le jour. Derrière, la véritable rencontre avec un public qui va venir, revenir ou découvrir qu'il est amateur de théâtre, va naître d’une façon d'organiser le spectacle qui, à mon avis, sera différente.

 

La Cartomancie du territoire, Philippe Ducros - Hôtel-Motel© Maxime Côté, 2018

Justement, comptez-vous sur un retour rapide du public ?

Il va y avoir des changements sociologiques qui modifieront la composition des publics. Il va falloir se battre pour aller chercher les gens

Non, des changements majeurs auront lieu. Il y a tous ceux, souvent âgés, qui se méfient beaucoup du retour d'une quatrième vague, et qui ne vont pas prendre d’abonnement. Cela change tout, y compris les métiers. Le théâtre des Célestins, cette année, propose plus de 50 spectacles différents, c'est énorme, alors que le bassin de population n'a pas changé, et que le public potentiel est plutôt réduit. La façon de communiquer, de faire des relations publiques, est totalement réinterrogée. On ne peut pas faire une campagne pour chacun des spectacles, il va falloir les regrouper, ou bien on ne le fait pas. Que fait la presse ? Est-ce que on attend un article ? Quand l'article va sortir, le spectacle sera arrêté pour un autre. Quelque chose de fondamental est en train de bouger.

On sait qu'il y aura moins de monde dans les théâtres, pour les raisons que je vous ai dites. Ou alors, il faudra aller faire un travail à côté duquel nous sommes tous parfois passés : trouver les publics potentiels. Les garçons dans les facs scientifiques parce que l'on n'y va jamais, les habitants de quartiers populaires, qu’il faudra convaincre que le théâtre n'est pas forcément la spécialité des gens cultivés, blancs et ayant de l'argent, etc. Le problème ne se pose pas pour les concerts, alors pourquoi se pose-t-il pour le théâtre ? C'est que l’on ne sait pas leur parler. On a ce discours qui doit être bien plus affûté, parce que franchement, cela va être très difficile. 

Dernier point : celles et ceux qui ont 30 ou 40 ans, un peu comme dans les années 1970-1974, mais de façon plus massive, plus insidieuse et plus large, veulent quitter les métropoles pour aller dans des villes moyennes, dans le Berry, en Bretagne, etc. Ils arrêtent, ils sortent. Ces gens-là ne vont plus retourner au théâtre. Or, le théâtre va aller les retrouver, s'il n'est pas trop bête. On reprend le fil d’une tradition. C'est ce que faisait Jean Dasté, entre autres. Et c'est là qu'il va y avoir des changements. Ceux qui sont jeunes et actifs partent, mais dans nos 100 000 morts, combien allaient au théâtre ? Beaucoup. Il va donc y avoir des changements sociologiques qui modifieront la composition des publics. Il va falloir se battre pour aller chercher les gens.

Quelle est votre analyse du mouvement d'occupation des théâtres ? Comment doit-on le comprendre, que doit-on en garder ?

C'est quand même paradoxal d'occuper des théâtres fermés

S'il y a une chose qui est très importante, c'est bien celle-là. Les théâtres ont été occupés par les jeunes gens. Très souvent par celles et ceux qui étaient encore à l'école d'ailleurs. Ils n'étaient pas là avec un mot d’ordre qui était uniquement la défense corporatiste, mais tourné vers toutes les précarités, tous les emplois précaires et intermittents. Ils étaient en train de dire que les jeunes, pour des raisons X, étaient les véritables victimes de cette situation. Les aides distribuées ont permis, effectivement, de sauver les entreprises, de sauver des compagnies, etc. Mais qu’a-t-on fait pour celles et ceux qui n'étaient pas encore insérés, et qui ont en plus été accusés d'être les porteurs de tous les virus possibles pendant très longtemps, et à qui on interdisait d'être simplement sur les bords de Saône ? Ils vivaient tout cela, et ils ont dit « Vous nous laissez un monde qui est quand même un peu pourri ». C'est cela, la leçon, et je crois qu'elle a été entendue par beaucoup de dirigeants de lieux. Je pense par exemple à Jean Bellorini, qui l'a vécu de manière constructive.

Ceci étant, il y a toujours un moment où, évidemment, cela heurte le fonctionnement. C'est quand même paradoxal d'occuper des théâtres fermés. Sur le principe, cela fait presque rire. Il n'empêche que c'était un juste combat, je trouve. Je ne suis pas un grand révolutionnaire, mais j’ai beaucoup entendu ces gamins, notamment un jour où il y avait une rencontre avec Olivier Neveux, le responsable de la section Arts à l'ENS. 

Il y avait cet échange-là et leurs questions dépassaient très largement le cadre simple de la culture. Ils étaient préoccupés, parce qu'ils ont sur le dos les responsabilités qu’ils vont devoir exercer demain, ailleurs. Ce qu'ils portent, c'est manifestement un regard sur l'institution qui va pousser au changement, c'est certain. La nomination de Tiago Rodrigues, par exemple, me semble quelque chose d'intéressant, parce qu'effectivement, on sort de la pensée facile, confortable, institutionnelle, qui aurait consisté à nommer un Français qui aurait été un grand directeur, etc. Que l'on pense « international », et que l'on pense « jeune », c’est peut-être un début de réponse.

 

Représentation de Outside de Kirill Serebrennikov
Outside, Kirill Serebrennikov© Ira Polyarnaya

Quel rôle attend le théâtre dans la prochaine construction mémorielle qui aura lieu après cette pandémie ? À quel type de récits cathartiques peut-on s’attendre, sur le plan artistique ?

Ce n'est pas le côté sanitaire qui va ressortir, ce seront sans doute d’abord les mouvements des “plaques tectoniques sociales“

Je crois qu'il y aura une convergence des préoccupations. Je vois par exemple ce qui est en train de se passer en Afrique. Là-bas, il y a une forme de théâtre qui est dit « social », mais en même temps, présenté comme fictionnel. Ça peut aller d’un travail de prévention contre le sida à une mise en garde des adolescents contre la tentation de partir en Europe, où ils risquent une véritable perdition. En ce moment, ils sont en train de beaucoup travailler sur la nécessaire autocritique de leurs mouvements politiques sur les 60 ans passés, depuis les grands mouvements de décolonisation et d'indépendance. Il y a des textes absolument formidables qui sortent. Et on voit ce théâtre arriver dans le nuage toxique du virus, qui prend aussi sa part dans la réalité décrite aujourd'hui. Ils s’interrogent : « Comment se fait-il que l'on ait si peu de médicaments, alors que toutes nos matières premières partent là-bas ? ». C'est en train de se passer, ce sera sur les plateaux dans très peu de temps.

Pour avoir vécu en Pologne, j’ai pu voir comment le théâtre – je crois rarement au théâtre très réactif – travaillait, non pas sur l'état de guerre lui-même et Jaruzelski, mais sur les textes qui étaient sortis avant, dans lesquels il y avait déjà tout ce qu’ils étaient en train de vivre. C'était du ferment travaillé tous les jours. Je pense que cela va se passer, c'est-à-dire que ce n'est pas le côté sanitaire qui va ressortir, ce seront sans doute d’abord les mouvements des « plaques tectoniques sociales ».

 

Retrouvez ICI le programme du Festival Sens interdits - 13 au 30 octobre 2021 

Patrick Penot :

  • Directeur du festival Sens Interdits depuis 2009
  • Co-directeur du théâtre des Célestins à Lyon de 2003 à 2014
  • Secrétaire général puis directeur de l'Institut Français de Varsovie de 1997 à 2003
  • Gestionnaire du Théâtre de l'Athénée de 1994 à 1997
  • Gestionnaire ou Secrétaire Général des Instituts Français de Pologne, de Milan, d’Autriche et d’Athènes de 1980 à 1994

 

→ Retrouvez ICI l’interview de Patrick Penot réalisée en septembre 2020, qui amorçait un premier décryptage des effets de la pandémie sur le monde des arts vivants.