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Pierre Madec, économiste : « On arrive dans une forme directe de financiarisation du logement »

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Portrait de Pierre Madec
Économiste

Interview de Pierre Madec

Sa progressive financiarisation est-elle l’évolution majeure du logement social ?

Si la notion de « pouvoir d’habiter » interroge avant tout la relation des citoyens à leur habitat, d’autres acteurs financiers occupent des places centrales dans l’écosystème global du logement, notamment au niveau de la construction.

Face à une crise qui dure depuis déjà des décennies, les objectifs sont de plus en plus ambitieux, et les besoins de financement toujours plus prégnants.

Alors que l’État, principal moteur des politiques de logement abordable, cherche à réduire ses propres investissements dans ce secteur, la question d’une financiarisation progressive du modèle économique de l’habitat social devient de plus en plus brûlante.

Entre « aller chercher l’argent là où il est », et prendre le risque de remettre en cause les fondements historiques du mouvement HLM, comment trouver l’équilibre et sur quelles bases préparer l’avenir ?

Alors que le 82e congrès HLM de l’USH se tiendra à Lyon du 27 au 29 septembre, Pierre Madec, économiste du département Analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et spécialiste de l’immobilier, nous éclaire sur les évolutions en cours.

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Date : 06/09/2022

Structurellement, quelle place occupent les gestionnaires d'actifs, les banques d'investissement, les fonds de pension, dans la construction de logements neufs et abordables en zone urbaine ?

Pour l'instant, ils ont un rôle qui reste marginal. Sur le champ du logement social, on reste avec un rôle très important de l'État, des collectivités et des bailleurs eux-mêmes. Après, il y a d'autres acteurs institutionnels qui, eux, montent en puissance, qui sont les agents publics ou parapublics. On peut penser à Action Logement, à l'ANRU. On voit, quand on analyse les plans de financement de la construction neuve, que les aides qui émanent de ces agences prennent une part de plus en plus grande. On observe, globalement, un désengagement massif de l'État au cours des vingt dernières années et une montée en puissance des agences. L’État va répondre qu'en réalité les agences sont devenues son bras armé, ce qui ne sera pas totalement faux. Mais d'un point de vue de la gouvernance et même du financement, ce n'est pas exactement la même chose Action Logement ou l'État.

Dans certains pays, l'arrivée de nouveaux acteurs totalement privés sur le marché a été le premier pas vers une financiarisation. La spécificité française, c'est quand même qu'on reste avec un parc de logement social qui reste très régulé. Il n'est pas certain que, notamment dans les zones les plus chères, il y ait un intérêt des investisseurs privés au sens institutionnel du terme à se plonger dans le logement social, parce qu’en réalité les taux de rendement y sont relativement faibles dans des contextes où on a un foncier cher et des loyers de sortie encadrés. Sans aide publique, il n'est pas possible de produire du logement social en France aujourd'hui, notamment dans les zones tendues.

Il y a par contre une financiarisation globale du marché du logement au sens large, avec un retour des acteurs institutionnels privés sur les marchés standards de la promotion. Il y a un lobbying intense depuis quelques mois maintenant d'acteurs privés qui défendent le principe de dissociation du foncier et du bâti, pour justement faire baisser le coût du foncier et augmenter la rentabilité des opérations. Tout cela, ce sont des choses que l'on observe sur le parc privé, mais pour l’instant, le parc reste relativement protégé.

Qu'est-ce qui explique, peut-être par rapport aux conséquences de la crise 2008, l'intérêt potentiel de ces acteurs, et le fait que les pouvoirs publics, au niveau de l'État, considèrent de plus en plus d'un bon œil leur éventuel apport de fonds ?

On arrive dans une forme directe de financiarisation du logement

Tout cela est lié au désengagement de l’État. Ce qui a été fait au cours du précédent quinquennat revenait à dire que l'on va continuer à produire autant de logements sociaux qu'avant, mais en changeant le mode de financement. Pendant très longtemps, pour produire de nouveaux logements sociaux, les bailleurs avaient une façon un peu générale de se financer qui était de faire appel à des fonds propres issus des loyers du parc existant, complétés par de l’endettement et un certain nombre d'aides publiques.

L'État souhaitant faire un certain nombre d'économies budgétaires depuis maintenant des années, le message qui a été envoyé, par la loi Elan notamment, était de dire qu’on ne comprenait pas comment il pouvait y avoir un parc représentant des millions de logements en France, et qu’ils ne soient pas valorisés dans l'équilibre financier d'un bailleur, au moment où il décide s’il doit produire ou non. L’État considère qu’il faut valoriser cela : vous avez un logement en zone tendue, vous voulez en construire un autre ; potentiellement, si vous en vendez un, vous pouvez en construire deux ou trois. Vous vendez le logement qui est rentabilisé à un bon prix parce qu'en plus vous êtes en zone tendue, et vous générez des fonds propres, pour pouvoir de nouveau produire du logement.

On est passé d'une logique où le logement social était un peu le patrimoine de tous, le patrimoine de la Nation, financé par l'argent public, à une logique où le parc social est un peu une espèce de parc privé qui appartiendrait aux bailleurs. Pour eux, ce changement de modèle pose de nombreuses difficultés techniques parce qu'en réalité, et on le voit dans les chiffres de vente, ce n'est pas si simple que ça de vendre du logement social, notamment aux occupants ou aux gens qui seraient éligibles au logement social.

Ce changement de modèle pose des questions, et notamment celle du nouveau rôle des investisseurs institutionnels privés. Si vous n'arrivez pas à vendre à la personne qui occupe le logement, ni à quelqu'un qui est éligible au logement social, assez rapidement, dans la chaîne des possibilités de vente, arrivent un certain nombre d'acteurs institutionnels qui peuvent capter un parc social transformé en parc privé. Et là, on arrive dans une forme directe de financiarisation du logement. Et il peut y avoir un intérêt des personnes institutionnelles à capter, notamment en zone tendue, un certain nombre de logements sociaux bien placés, bien valorisés, déjà construits, que l’on peut acheter potentiellement en bloc.

 

Si, aujourd'hui, la faible rentabilité d'investissement liée à la construction limite l'intervention directe de ces acteurs financiers, est-ce que la promesse de la revente ne justifie pas à terme le fait qu'ils cherchent à devenir les premiers vendeurs ?

C’est un peu le problème. Pendant toute l'histoire du logement social, le levier de la revente n'est pas un levier d'endettement. Quand vous êtes une personne physique ou une personne morale, vous allez acheter un logement pour le mettre en location, comme levier d'endettement, vous allez pouvoir dire : j'achète tel logement, il va me rapporter tant tous les mois. En plus, le jour où je le revends je peux rembourser mon emprunt, je peux potentiellement faire une plus-value importante si ce logement est en zone chère, etc. Pendant très longtemps, les bailleurs sociaux n'avaient pas ce levier-là. Le levier était de dire : je vais mettre le logement en location pendant quarante ans, et tous les loyers que ce logement va me rapporter vont me servir à me désendetter, à rembourser les prêts que j'ai souscrits dessus et à reconstituer des fonds propres. En changeant de logique et en essayant de promouvoir la vente HLM, on rebascule dans la première vision qui est une vision privée, en disant qu’il faut, au moment de la production de logements, réfléchir au fait que ce logement va se valoriser et potentiellement, dans quelques années, être revendu soit à des ménages modestes, soit à des ménages aisés.

Pour les acteurs privés, c'est extrêmement incitatif, parce que l'on passe d'un monde où le taux de rendement tel qu'on le calcule, c'est le loyer divisé par le prix d'achat. Et dans les zones tendues, le rendement est relativement faible parce qu'il y a des coûts de construction élevés, des coûts du foncier élevés et des loyers encadrés. Même sur le marché libre, on a quand même de l'encadrement des loyers. Évidemment, quand on inclut dans l'équation la plus-value latente, l'équation change un peu. Il y a un taux de rendement instantané qui est relativement faible. Par contre, je sais que j'investis dans un bien qui va prendre de la valeur. Donc il faut intégrer cette plus-value latente dans l'équation financière.

Le paradoxe est que l'on rentre dans une époque d'inflation avec de toute façon une hausse des coûts de construction, une spéculation autour du foncier, donc une plus grande difficulté de la part des bailleurs à trouver des capitaux leur permettant de rentabiliser la construction de logements qui ont vocation à fournir des loyers faibles. Comment se fait-il que l'État voit quand même, sur le long terme, son intérêt à se tourner vers cet approvisionnement en capitaux relativement fragile et aléatoire ?

J'ai envie de dire qu'il faut poser la question à l'État. Il n’y a que l’État qui a la réponse. À qui cela profite-t-il ? Aux acteurs que vous avez décrits, à qui on se met à faire de plus en plus confiance. Ce qui est « intéressant », c'est que, là, on est rentré dans une crise de l'incertitude. En effet, il y a la question de l'inflation qui va se poser. On est dans un contexte où le financement qui avait été extrêmement facilité au cours des vingt dernières années va l'être de moins en moins, tant pour les ménages que pour les investisseurs, institutionnels ou non, avec la remontée des taux. On est un peu dans l'incertitude, et on a un marché du logement neuf qui ne va pas aussi bien que ça, parce qu'il est confronté à des problématiques sur le marché du travail, mais aussi à l'inflation des matières premières et du foncier. La réforme de la taxe d'habitation a généré une incertitude sur les recettes fiscales des collectivités locales, et on voit bien que la remontée des taxes foncières et leur future révision rajoutent de l’incertitude à l'incertitude.

En temps normal, quelle que soit la couleur politique du gouvernement, dans ce genre de contexte, on a plutôt tendance à faire confiance à des acteurs que l'on connaît bien, avec qui il est assez facile de discuter et d'inciter à la production : les acteurs du monde du logement social. La crise de 2007-2008, c'était un gouvernement à l'époque qui n'était pas forcément le plus grand défenseur du logement social et qui, malgré tout, a lancé un grand plan de relance de la construction avec un certain nombre d'aides pour les investisseurs privés, mais aussi des moyens très importants donnés aux bailleurs sociaux pour soutenir le secteur.

Aujourd'hui, on n'est plus dans cette optique-là. On met des objectifs de production de logements sociaux qu'on appelle ambitieux, de 250 000 en deux ans. Mais en face, les moyens ne sont pas forcément à la hauteur. Et comme vous le dites, on envoie des signaux très positifs à un certain nombre d'acteurs, dont les choix d'investissement, en réalité, pour l'instant, ne sont pas forcément ou connus ou faciles à infléchir. Pourquoi le fait-on ? Parce que, globalement, les décideurs ont tendance à faire confiance au marché et aux acteurs privés. Est-ce que l'on a raison de le faire dans une période où l'incertitude est très forte ? Cela me semble assez compliqué à justifier, mais il y a sûrement des justifications. Certains vont répondre qu’il faut aller chercher l'argent là où il est.

À la source des financements que viennent chercher les bailleurs historiques, il y a ceux qui seront ensuite les meilleurs acheteurs du parc immobilier qu’ils doivent vendre. En cas de crise comme celle de 2008, que ce passe-t-il dans ce contexte ? Cette interdépendance n’est-elle pas le principal point faible du nouveau modèle que vous décrivez ?

Cette interdépendance, oui, elle est réelle. Après, l’essentiel du financement du logement social, via la Caisse des Dépôts, reste quand même l'épargne populaire au travers du Livret A, avec toutes les incertitudes qui vont aussi avec. C’est de plus en plus compliqué d’arbitrer entre le pouvoir d'achat de l'épargne des ménages d'un côté et le financement du parc social de l’autre. Dans une période où l’inflation est très forte, il y a quand même un arbitrage, on revient sur les hausses à venir de taux du Livret A.

Mais en effet, c'est un peu le risque sur la financiarisation et ce que je décrivais tout à l'heure sur la vente HLM. Quand vous avez un système où vendre est devenu obligatoire pour produire, évidemment que les prix du foncier, les prix de la construction ne vont pas forcément s'effondrer. On peut s'attendre à ce que, s'il y a une crise immobilière, on soit plutôt dans un accroissement de l'écart entre l'ancien et le neuf, parce que les coûts de construction n'ont pas vocation à se réduire. Si parallèlement vous avez créé ou incité à la mise en place d'un système où il faut vendre de l'ancien pour faire du neuf, mais que l'ancien vaut de moins en moins cher et que le neuf vaut de plus en plus cher, on voit bien qu'on a un déséquilibre. On peut citer tous les objectifs de production que l'on veut, si en face, l'équation financière pour les bailleurs est insolvable, c'est extrêmement compliqué. Donc de ce point de vue-là, on prend un risque, et un risque qui n'était pas forcément anticipé au moment où ce type de réforme est entrée en vigueur.

 

Est-ce que cela pourrait aussi ralentir le travail de rénovation des bailleurs, qui interviennent sur de grandes quantités de logements, et les mettent à des normes environnementales assez élevées ?

C'est un vrai risque, d'autant plus que ces opérations de rénovation, notamment énergétiques, sont pour la plupart financées sur fonds propres. Ce risque a été pointé par les bailleurs au moment de la mise en place notamment de la réduction des loyers de solidarité. Le principe de cette réduction est de s’appuyer sur les fonds propres des bailleurs. Il n’y a pas de magie, cela se traduit forcément par moins d'investissements. On essaie bien d'optimiser, il y a eu des rapprochements entre bailleurs, etc., mais ne suis pas certain que ces mesures-là aient permis de faire des économies substantielles.

Donc il va falloir voir comment on arrive à remplir les objectifs ambitieux en matière de rénovation énergétique, en sachant, comme vous l'avez dit, que les bailleurs constituent le principal acteur en matière d'investissement dans la rénovation thermique et énergétique des bâtiments. Ils ont un parc très important et relativement ancien, mais font le travail de rénovation, pour essayer de monter en gamme, de changer les étiquettes, etc. Encore faut-il qu'ils aient les moyens de le faire. Là encore, il y a beaucoup d'incertitudes financières et réglementaires.

Un bailleur qui aurait eu la possibilité de faire de très gros travaux d'amélioration de l'efficacité énergétique de ses bâtiments, mais qui fait le strict minimum juste pour être dans la réglementation, en raison de manque de fonds propres, c'est dommage. Une fois de plus, il n'y a pas d'autres solutions que de donner assez de moyens aux bailleurs pour réussir à remplir les objectifs qu'on s'est fixés. Je ne dis pas que l'argent résout tout, mais dans le contexte actuel, avec les mesures d'économies budgétaires qui ont été faites ces dernières années, cela va être compliqué de remplir les objectifs.

Dans le cadre de la transition écologique et sociale, le législateur a un rôle très important pour poser de nouvelles normes. Mais la recherche d’attractivité à l’égard des investisseurs privés ne peut-elle pas amener une forme de dérégulation, de baisse de niveau d’exigence à l’égard de ce qui serait considéré comme de simples contraintes, pour ne pas dire des « lourdeurs administratives » ?

Évidemment, si vous allez interroger les investisseurs pour leur demander sous quelles conditions ils viendraient investir sur votre territoire, en sachant qu'il n'y aura pas plus d'aides publiques, le levier qui reste, c'est la réglementation. Depuis de nombreuses années, il y a aussi tous les discours qui appellent à des moratoires sur les normes, parce 15 ou 20 % des coûts de construction sont liés à la réglementation thermique ou que sais-je.

Les acteurs locaux, parmi lesquels les parlementaires et le législateur, eux, ont évidemment envie de faire vivre leur territoire. C'est normal. Le secteur de la construction est un secteur extrêmement riche en emplois, avec tout un tas de sous-traitants. C'est une filière extrêmement importante. Parallèlement à cela, il y a eu une incitation aussi à avoir un territoire attractif.

Je prends souvent l'exemple des responsables politiques qui ont tendance à s'offusquer en règle générale de l'accroissement des prix immobiliers, en disant que l'immobilier devient inaccessible. L'augmentation des prix immobiliers est un indicateur d'attractivité des territoires. C'est aussi un indicateur de la bonne tenue des recettes fiscales au travers des droits de mutation à titre onéreux par exemple. Donc un territoire, une collectivité qui voit les prix immobiliers chuter sur son territoire, déjà, la population locale a l'impression de s'appauvrir, et ce n'est pas forcément un bon signal envoyé aux investisseurs.

En fait, si ça ne peut plus être l'aide publique, il reste une variable d'ajustement pour le législateur, qui est en effet la question de la réglementation. Cela peut être de la réglementation des normes de construction, la réglementation en termes de PLU, mais on l'a vu dans un certain nombre de lois récentes où on considère que pour accélérer les processus de construction, il faut lutter contre les recours « abusifs » ou encore les normes d’accessibilité aux personnes en situation de handicap. Comment juge-t-on un recours comme étant abusif ? Est-ce que l'on qualifie les recours pour raisons environnementales des recours abusifs ? Quand on connait le très faible niveau d’accessibilité du parc ancien (99% du parc de logements), doit-on vraiment revenir sur les normes obligeant l’ensemble du parc neuf à être accessible aux personnes à mobilité réduite ? Il y a eu tout un débat à ce moment-là, mais c'étaient déjà des signaux envoyés qui allaient dans le sens de ce que vous dites.

Pour cette catégorie d'investisseurs, la sécurité et la rentabilité de ce type d'investissement sont relativement comparables à de la dette publique. Pourquoi est-ce que, par exemple en 2019, l'État a choisi d'arrêter l'aide à la pierre ? Et pourquoi a-t-il choisi de confier cette recherche de capitaux aux bailleurs sociaux plutôt que de lui-même augmenter son endettement, mais avec une plus grosse solidité pour supporter le risque, de manière à continuer à soutenir la construction dans une logique de « quoi qu'il en coûte » que l'on a connue plus tard ?

Vous avez raison. On aurait pu soutenir le secteur avec de l'argent public en considérant que c'est de l'investissement, qu’on ne s'endette pas pour payer des frais de personnel, mais pour produire des logements qui, en plus, un jour, seront valorisés parce qu'on a décidé qu'ils devaient l’être. C'est typiquement de l'investissement qui a un impact direct à la fois sur l'économie à court ou moyen terme, parce qu'on est sur des secteurs où l'intensité en emploi est très forte et où la main-d'œuvre n'est pas délocalisable. Donc cela fait du dynamisme dans les territoires et, à la fin, cela fait du pouvoir d'achat pour les ménages parce qu'ils ont une dépense en logement plus faible. D'un point de vue économique, en effet, ce choix-là aurait pu être fait d'autant plus dans un contexte de « quoi qu'il en coûte ». On aurait pu imaginer un grand plan de relance de la construction. Ce n'est pas le choix qui a été fait parce qu'il y a une volonté de désengagement de la puissance publique vis-à-vis du logement, ou vis-à-vis de la solvabilisation des ménages au travers des APL.

Il faudrait plutôt essayer de trouver de nouveaux modes de financement, inciter un certain nombre d'acteurs à réinvestir dans le logement. Il faut rappeler qu’au niveau du « 1 % Logement » de l'époque, aujourd'hui, on est bien loin des 1 % de cotisations. On pourrait aussi imaginer d’augmenter les cotisations employeur versées à Action Logement. De plus, les collectivités locales ont de plus en plus de mal à faire face aux besoins en logements sur leur territoire, parce qu'il y a eu aussi un certain nombre de mesures économiques faites sur les dotations de fonctionnement, ou la taxe d'habitation. Le fait de produire du logement, social ou non, engendre un certain nombre de coûts qui peuvent être importants pour la collectivité en question en matière d'infrastructures, d'investissements publics qui en découlent : des crèches, des écoles, etc. Il y a donc un certain nombre de collectivités qui ne souhaitent pas ou ne peuvent plus construire.

Même si on arrive à faire revenir des acteurs privés, au mieux, on peut penser que cela va équilibrer l'équation et que l'on va revenir à un niveau de financement proche de celui d’avant. C'est vraiment comme ça qu'il faut raisonner. On aurait pu dire : « Regardez, l'État investit massivement dans le logement, les collectivités locales, on leur donne les moyens d'investir massivement. Et donc, venez avec nous, les acteurs privés, investir aussi dans un effort partagé parce qu'il faut bien aussi loger les salariés, il faut loger tout le monde ». Cette logique-là aurait pu être intéressante, mais ce n’est pas celle qui a été choisie.

 

Quelle place, parmi ces investisseurs privés, occupent les petits propriétaires qui investissent par exemple dans le cadre des dispositifs type Pinel ?

Pour l'instant, ils ont un rôle très important, pas forcément via le Pinel d'ailleurs et pas forcément dans le neuf, mais on a globalement un marché locatif privé qui est tenu aujourd'hui par des propriétaires personnes physiques. Ils ont une importance cruciale sur son bon fonctionnement. Un certain nombre d'études nous ont démontré ces dernières années qu'il y avait certes des petits propriétaires, mais que le gros du marché locatif privé était détenu plutôt par des gros propriétaires, personnes physiques, qui possédaient plusieurs logements, voire beaucoup de logements. Certains ont accueilli cela comme une mauvaise nouvelle, en se disant qu’il y avait une captation du marché immobilier par un petit nombre de ménages. Cela pose des problèmes d’inégalité du patrimoine, évidemment. Mais on peut aussi voir ça du bon côté en disant que ce sont de gros investisseurs et qu’on peut discuter avec eux. Ces gens-là sont accompagnés, ils ont sûrement des comptables, des gestionnaires d'actifs. On peut faire des choses sur le marché locatif privé.

Mais le principal message qui est envoyé aux investisseurs, c'est la réforme du capital intervenue en début de quinquennat précédent, dans l’optique de dire qu'il ne faut pas investir dans le logement parce qu’il est improductif, qu’il faut au contraire investir dans l'économie réelle : on a supprimé l'ISF et on a gardé un impôt sur la fortune immobilière. On a mis en place le prélèvement forfaitaire unique à 30 %, mais les propriétaires bailleurs continuent à voir leurs loyers imposés à l'impôt sur le revenu et donc à des niveaux d'imposition bien plus élevés. De ce point de vue-là, dire d'un côté aux institutionnels « Venez investir dans le logement » et dire à ceux qui font le marché du logement aujourd'hui, ces bailleurs personnes physiques, « Arrêtez d'investir dans le logement », c’est un double discours assez difficile à appréhender.

Ces propriétaires ont vocation à fluidifier le marché, à augmenter une offre de logements abordables. Par contre, ils n'ont pas la compétence pour apporter l'accompagnement social qui est au cœur de l'histoire du mouvement HLM. Dans la situation que vous décrivez, n'a-t-on pas la preuve définitive d’un renoncement à l'idée que l'organisation et la politique du logement doivent avant tout générer des bénéfices sociaux ?

Sans être l'avocat du logement social, il faut être conscient du fait que le rôle des acteurs du logement social n'est pas le même que celui des acteurs privés. Le logement social n'est pas juste là pour loger les gens, il est dans une optique d'habitat et d'accompagnement.

On l'a bien vu pendant la crise sanitaire, notamment avec un accompagnement très important qui a été fait et relayé par les gardiens, par les bailleurs. Cet accompagnement-là, évidemment, dans le parc privé, n'a pas forcément vocation à exister. Quand on se désengage du logement social, on se désengage aussi de l'accompagnement qui va avec, et les dernières années ont montré qu'il y avait un besoin d'accompagnement. À la place, le message politique qui est envoyé, c'est l'importance des associations pour accompagner un certain nombre de gens, de ménages. Pourtant, alors que l’État se désengage aussi d'un certain nombre de services publics, sur un certain nombre de territoires, il y en a où le bailleur social est un peu le dernier service public qui reste.

Est-ce que finalement, le simple fait d'annoncer le risque prochain de la concurrence de nouveaux acteurs n'amène pas les historiques à se transformer pour être compétitifs, et à s’inspirer de plus en plus de ceux qu'ils craignent ?

Dans le nouveau monde, y-a-t-il encore une place pour le rôle social du logement social ?

Bien sûr que si, hélas ! Le désengagement a plusieurs effets à des temporalités différentes. Il y a un effet à court terme, sur le financement d'un certain nombre d'opérations. L'effet à moyen terme, c'est de se dire qu’il faut réfléchir à de nouvelles façons de se financer. Et puis il y a un troisième effet qui est de se dire qu’aujourd'hui, rien ne nous dit que, dans dix ans, notre modèle sera encore viable. Donc peut-être qu'il faut en effet se projeter. Et d'ailleurs, quand on discute avec un certain nombre de bailleurs, ils peuvent dire qu’il faut qu'ils ne soient plus dépendants de l'argent public, parce que les subventions, les aides à la pierre, les réductions d'impôts, voire les APL, on les a au bon désir des responsables politiques et que l'on voit bien que, ces dernières années, ils sont plutôt allés dans le sens de moins d'argent pour le logement.

Là où vous avez parfaitement raison, c'est qu'il y a une incitation au travers de ce désengagement à changer de modèle. Et dans le nouveau monde, dans le monde où les bailleurs sont totalement indépendants et autosuffisants, c'est-à-dire qu'ils se mettent à vendre du logement, se mettent à se financer non plus sur de l'épargne populaire mais sur les marchés, dans ce monde-là, y-a-t-il encore une place pour le rôle social du logement social ? L'accompagnement, les gardiens, le suivi personnalisé d'un certain nombre de ménages en difficulté, cela apparaît incompatible avec des objectifs de rentabilité.

Les grands acteurs financiers sont déterritorialisés. Ils rendent attractif un territoire pour de nouveaux habitants, mais créent aussi une rupture vis-à-vis des habitants historiques, qui ne peuvent plus quitter leur HLM parce que l'offre du logement privé ne s'adresse pas à eux. Est-ce que dans cette perspective, le logement social peut, à terme, acter le fait d’être un type d'habitat qui concerne à vie certaines classes et qui n'a plus l'ambition d'être un levier d'insertion, avec un projet de parcours résidentiel ?

Ce risque existe. Les acteurs privés importants ne s’inscrivent pas forcément dans une logique ne serait-ce que d'aménagement du territoire, alors que les bailleurs sociaux ont le plus souvent une assise territoriale extrêmement importante, et n’agissent pour certains, en tout cas les OPH, que sur un territoire qu’ils connaissent bien, en partenariat avec les collectivités, etc. L'arrivée d'acteurs, comme vous dites, « déterritorialisés » pose un certain nombre de problèmes, d'autant plus dans un contexte où le foncier est particulièrement contraint. Les logements de haut standing que l'on construit dans des endroits où il y aurait potentiellement besoin de logements abordables, c'est du logement abordable qu'on ne construit pas parce qu'il y a une contrainte foncière, il ne faut pas se voiler face.

Après, hélas le parcours résidentiel des ménages est déjà cassé. Aujourd'hui, dans les zones tendues, les locataires du parc social ont le plus grand mal à en sortir, et pas par manque de volonté. Ce sont des changements sociologiques, un vieillissement de la population du parc social qui peut expliquer en partie la baisse de la mobilité résidentielle. Mais c'est principalement lié au fait que, pendant des années, les prix n’étaient pas ce qu’ils étaient. Les aides publiques, par contre, pour faire de l'accession sociale à la propriété étaient importantes. Il y avait donc un parcours résidentiel qui se créait. On sortait assez facilement du logement social pour accéder notamment à la propriété.

Désormais, les ménages qui sont dans le parc social n'ont plus les moyens d'accéder à la propriété, et de toute façon, ils n'ont pas les moyens d'aller dans le parc privé. Il y a donc deux façons de voir les choses. On peut se dire que de toute façon, le parcours résidentiel est cassé, donc pour faire justement de la mixité sociale, autant produire des logements qui ne sont pas forcément des logements dont la construction émane du besoin du territoire en question, mais qui va permettre de faire de la mixité, avec du logement un peu plus haut de gamme. C’est un aveu d'échec, mais cela peut se comprendre.

L'autre façon de faire, c'est d’essayer de reconstruire le parcours résidentiel des ménages. De ce point de vue-là, par exemple les Offices Fonciers Solidaires que je mentionnais tout à l'heure avec les OFS/BRS, cela constitue une certaine forme de réponse : on est conscient du fait que vous êtes aujourd'hui dans le parc social et que votre parcours résidentiel est bloqué, vous n'arriverez pas à accéder à la propriété dans les zones chères parce que vous n'avez pas les capacités financières de le faire. On crée donc une marche supplémentaire dans l'ascension du parcours résidentiel entre l'accession à la propriété et le parc social, la marche OFS/BRS. Là encore, c’était un choix politique des collectivités locales. Est-ce que l'on a envie de faire de l'OFS/BRS ? Ou est-ce que l'on préfère la montée en gamme ?

Les collectivités territoriales semblent maintenues éloignées de la définition du cadre dans lequel elles exercent leurs compétences. Ont-elles malgré tout les moyens de contrebalancer ces phénomènes ?

Elles en ont de plus en plus, et on le voit avec un certain nombre de métropoles. On peut prendre l’exemple de Rennes, qui a expérimenté le loyer unique, ou le Grand Lyon, qui a aussi un certain nombre de prérogatives sur ces sujets-là. Après, la question, ce sont les moyens que l'on donne, une fois de plus. C'est-à-dire que l'on reste dans une politique du logement, une politique de la ville qui est très centralisée à ce niveau, parce que c'était aussi un levier d'économie budgétaire importante. L'État n'a pas forcément envie de se retirer. En plus, il joue quand même un rôle de garant de la solidarité ou de l'équité. Laisser totalement la main aux collectivités sur ces sujets-là, c'est compliqué parce que vous allez avoir des collectivités, on le voit avec la loi SRU, qui vont vouloir investir massivement dans le logement abordable pour répondre aux besoins de leur territoire, et il y en a d'autres qui vont dire qu’il est hors de question de mettre un centime sur la question du logement. De ce point de vue-là, si vous laissez la main totalement aux collectivités, il y a un risque de « déclassement » des territoires ou de concurrence entre eux.

Parallèlement à cela, la meilleure échelle pour décider des besoins et de l'offre de logements, cela reste quand même les collectivités locales. Alors je ne sais pas si ce doit être l'intercommunalité, si ça doit être la métropole, mais cette question de l'échelle est à mon avis importante parce qu'il y a un arbitrage aussi entre l'échelle administrative et l'échelle politique. On est un peu dans ce combat-là, entre d'un côté une volonté de garder la main sur le financement parce que cela reste un levier budgétaire et fiscal important, mais de l'autre côté la volonté de se désengager et donc de laisser la main aux collectivités pour aussi se libérer un peu de la responsabilité de ces questions-là. À quelle échelle doit s’appliquer la politique du logement ? Cette question revient souvent, et je ne suis pas sûr qu'elle ait une bonne réponse, parce que l'ensemble des acteurs de la chaîne est important.

 

Le fait que les habitants concernés par la vocation d'amortisseur social du logement social, les plus précaires, les étrangers, sont aussi les plus éloignés du vote, n’est-il pas l’une des raisons qui explique cette évolution du logement social ?

Vous avez peut-être raison, c'est possible. S’il y avait une mobilisation massive au niveau local des électeurs, en disant « on va remettre la question du logement au centre des campagnes politiques et il faut que l'on ait les réponses parce que sinon on va voter, mais on ne votera pas pour vous », évidemment que cela peut avoir un impact sur un certain nombre de décisions. Mais de ce point de vue-là, il suffit de regarder les chiffres au niveau national qui sont assez parlants, tout en étant très étonnants. Vous avez les chiffres de la Fondation Abbé Pierre sur le nombre de ménages mal logés, que ce soit au sens très strict ou au sens très large, que ce soit les gens à la rue ou les gens à qui il manque une pièce, ou les gens qui dépensent trop pour se loger, qui concernent des millions de personnes. C’est un fait, statistiquement, il y a des millions de personnes en France qui sont mal logées.

En parallèle, vous regardez les enquêtes d'opinion : la très grande majorité des gens, plus de 80 %, se disent satisfaits de leurs conditions de logement. De ce point de vue-là, il y a aussi une certaine forme de pédagogie à faire pour expliquer aux gens qu'il n’est pas normal d'avoir à mettre ses deux enfants dans la même chambre. On devrait avoir une chambre pour chaque enfant. Il n’est pas normal de dépenser 40 % de son revenu pour se loger, ou d'avoir une cage d'escalier dégradée, ou d'avoir de la moisissure dans sa salle de bain ou dans sa cuisine ; comme il n'est pas normal d'être dérangé par le bruit extérieur.

Il faut refaire de la pédagogie pour expliquer qu'en réalité, il y a un certain nombre de conditions de logement qui ne sont pas normales, et que ce n'est pas parce que vous avez un toit sur la tête et qu'en bas il y a quelqu'un dans la rue qu'il faut se considérer comme chanceux et bien logé. Et donc, oui, il faut réinvestir massivement dans le logement et potentiellement, il y a une partie importante de ces logements qui pourrait très bien être consacrée à loger mieux des gens qui sont déjà sur le territoire. Le logement neuf n'a pas uniquement vocation à accueillir des populations extérieures, il peut aussi accueillir des ménages déjà sur le territoire, donc qui votent aux élections, pour en revenir à la question, juste pour les loger mieux.