Veille M3 / Quand les écrans s’illuminent, la ville s’éteint
Veille M3 / Quand les écrans s’illuminent, la ville s’éteint
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La lumière du jour a toujours rythmé notre sommeil, réglé notre temps professionnel et régi notre vie sociale. Cette contingence physique a fait de nos rythmes de vie un commun immatériel facilitant les rencontres, le travail et la vie en collectivité.
En nous émancipant des photons solaires, l’éclairage artificiel a brouillé nos rythmes de vie et transformé nos villes. Mais la lumière qui nous tient éveillés la nuit est désormais d’un autre type. Au lieu d’éclairer le monde réel, elle rétroéclaire un monde parallèle, concurrent, virtuel.
Si toute notre vie sociale tient dans un smartphone, à quoi bon profiter de sorties nocturnes ? Si les vitrines du e-commerce n’ont pas d’heures de fermeture, pourquoi attendre le lever du jour ?
Beaucoup a été dit sur l’illectronisme et l’exclusion numérique. Mais les supposés gagnants du monde digital ont-ils mesuré ce dont ils s’excluaient ? L’hypnose des écrans bleus leur fera-t-elle oublier l’osmose des corps ?
Dans l’espace, la nuit est la règle ; le jour, l’exception. L’humanité, avide de lumière, s’emploie à renverser cet ordre. De la maîtrise du feu aux écrans LED, en passant par la lampe à huile de baleine, au gaz de houille puis à incandescence, les photons accompagnent la civilisation où qu’elle aille, dans son expansion historique et géographique. Mammifères diurnes, les humains virent noctambules. Ils prolongent leurs jours pour écourter leurs nuits, se concentrant dans des mégalopoles dont le halo éclaire l’espace et éclipse les étoiles.
La première image concrète mise sur ces mots est une représentation composite réalisée en 1994 par la NASA à partir de clichés de satellites météorologiques. Habitués à scruter la face éclairée de notre planète, les scientifiques ont eu l’idée d’en créer une représentation nocturne. Une évidence s’impose : depuis l’espace, l’unique preuve de l’existence de la vie sur Terre est l’éclairage artificiel. Incidemment, c’est aussi un marqueur de l’impact démesuré de notre espèce sur son environnement.
La lumière, depuis toujours symbole de chaleur et de convivialité, peut aussi être froide et solitaire. Brazil, L’Armée des Douze Singes, Bienvenue à Gattaca, Blade Runner, Matrix… Les dystopies futuristes ont trois points communs : la ville, la technologie et la nuit. La lumière y est omniprésente, mais artificielle. Le soleil éclaire un extérieur trop pollué pour l’habiter ou n’est plus qu’une tâche opalescente masquée par les gratte-ciels. Les humains rêvent éveillés dans un jour blafard fait d’écrans et de réalité virtuelle, qui s’étire telle une nuit blanche dans les souterrains du monde réel. On prête à Isaac Asimov, père de la SF, cette citation (possiblement apocryphe) : « La science-fiction d’aujourd’hui est le fait scientifique de demain ». La science-fiction d’hier est-elle le fait scientifique d’aujourd’hui ?
C’est un fait : le ciel de plusieurs mégalopoles modernes s’est sensiblement obscurci depuis le milieu du 20e siècle, en conséquence directe de l’augmentation de la concentration en polluants atmosphériques. New Delhi aurait perdu une heure d’ensoleillement journalier entre les années 1970 et le début des années 2000, une tendance constatée dans d’autres agglomérations asiatiques. De manière concomitante, les villes se sont mises à éclairer leur ciel nocturne. Chaque année à l’échelle mondiale, la pollution lumineuse augmente d’environ 10 %. Ainsi, les villes obscurcissent le jour et éclairent la nuit, littéralement.
Les grandes entreprises technologiques ont, elles aussi, fait l’objet d’innombrables récits d’anticipation plus ou moins visionnaires. Si personne ne semble plus s’étonner de voir les gares et certains espaces publics tapissés d’écrans publicitaires nous enjoignant à passer davantage de temps dans le monde virtuel, force est d’observer que les « villes intelligentes », n’ont toujours pas remplacé les éboueurs, les livreurs ni les marteaux-piqueurs. En effet, les plus manifestes des transformations occasionnées par la numérisation de nos vies ne concernent pas la ville, mais nos manières d’y vivre. Les entreprises technologiques ont finalement compris que le monde numérique — le leur — était infiniment plus malléable que le monde physique.
Nous nous étonnons de voir les papillons de nuit attirés par les lampadaires quand dix milliards d’écrans hypnotisent nos regards. En 1990, Tim Berners-Lee inventait le Web. Une trentaine d’années plus tard, nous passons en moyenne sept heures par jour sur Internet. Nous y travaillons, y socialisons, nous y divertissons, y passons nos jours… et nos nuits. L’économie de l’attention n’est à l’évidence pas sans conséquence sur la vie urbaine nocturne.
Les heures sombres de la vie urbaine nocturne
La ville diurne est longtemps restée celle du travail et de la consommation ; la ville nocturne, celle du sommeil, de la fête et de la distraction. Internet bouleverse les fonctions de la ville nocturne. Absorbés par le halo bleuté des smartphones, les urbains rêvent éveillés et dorment moins que jamais. Ils sont de plus en plus concentrés physiquement, mais de plus en plus isolés socialement.
D’après l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie, il y avait en France 4 000 boîtes de nuit en 1980, 2 000 en 2014, et à peine 1 600 en 2020. Sur cette tendance lourde s’abat une lame de fond : une succession de confinements, de couvre-feux et de fermetures administratives précipitent le déclin de la scène nocturne. La crise sanitaire a entraîné la cessation d’activité ou la liquidation judiciaire de 400 établissements supplémentaires, selon les chiffres du Syndicat national des discothèques et lieux de loisirs (SNDLL).
C’est outre-Manche que la désertion du dancefloor est la plus marquée (ou la plus remarquée ?). Industriels de l’évènementiel, clubbers et travailleurs de la nuit assistent impuissants au même phénomène. La messe est-elle dite ? Pour Dan Hancox, journaliste au Guardian, « [La vie nocturne] a besoin de participants, pas d’élégies. […] Ne restez pas chez vous à vous morfondre sur la fin des discothèques. Sortez et faites la fête », s’exaspère-t-il. Mais sans clubbers pour lui prêter l’oreille, il prêche dans le vide. Où sont donc passés les fidèles ?
En février 2024, le Daily Mail sonne le glas en titrant sobrement : « L’annihilation de la fête londonienne ». Plus de 1 100 bars et boîtes de nuit auraient mis la clé sous la porte entre 2020 et 2024, rien que dans la capitale britannique. Le tabloïd égrène une liste d’établissements mythiques ayant tour à tour succombé face à la même armée : celle, invisible et dispersée, de celles et ceux qui restent chez eux.
Au risque d’accuser à tort, le journaliste dresse une longue liste de suspects : le Covid bien sûr, mais aussi les contraintes horaires croissantes imposées aux débits de boisson, les promoteurs immobiliers, le coût de la vie croissant, et — pourquoi pas ? — le salaire jugé par trop élevé de Amy Lamé, nommée en 2016 première « Tzarine de la Nuit » de Londres par son maire Sadiq Khan.
Comme souvent lorsqu’il est trop évident, le véritable coupable s’en tire à bon compte. Comme souvent lorsqu’il est beaucoup trop évident, pas pour longtemps. Sacha Lord, conseiller municipal du Grand Manchester délégué à la vie économique nocturne, livre dans les colonnes du même journal sa propre version des faits : « Je crois que les réseaux sociaux ont aussi joué un rôle énorme. Quand on se remémore ces sorties en boîte où on terminait avec du ketchup sur le menton après un kebab au petit matin ; personne ne veut plus de ces photos sur les réseaux sociaux. Tout est devenu question d’apparence, de mode vestimentaire, les gens vont de plus en plus à la salle de sport, ils mangent de plus en plus sainement. C’est leur nouvelle façon de sortir. ».
Les réseaux sociaux sont cités à comparaître, mais des incohérences ponctuent le témoignage. D’abord, les kebabs ne se sont jamais aussi bien portés, instagrammables ou pas. Ensuite, les salles de sport se fréquentent en journée et ne font vraisemblablement aucun tort aux discothèques. Alors, pourquoi chercher midi à deux heures du matin : ce n’est pas pour un souci de « paraître » que les clubbers ont décidé de disparaître, c’est parce qu’ils vivent sur Internet.
Abstinents anonymes
On se souvient de la déclaration du milliardaire Reed Hastings, cofondateur de Netflix : « Nous sommes en concurrence avec le sommeil. […] Et nous sommes en train de gagner. » Mais le sommeil n’est pas la seule victime collatérale : c’est toute la vie nocturne qui se transforme. Les adolescents et jeunes adultes des années 2020, parfois baptisés génération « stay-at-home », s’abstiennent non seulement de sorties nocturnes, mais également d’alcool et de relations sexuelles.
Tandis que l’âge moyen de la première exposition à un contenu pornographique ne cesse d’avancer (il serait passé de 14 ans en 2017 à 10 ans en 2022, d’après une enquête conduite auprès de jeunes d’Île-de-France), celui de la première relation sexuelle se met à reculer dans plusieurs pays occidentaux. Au-delà de l’initiation, c’est la régularité des rapports qui enregistre la baisse la plus frappante. En France, une enquête conduite par l’IFOP dans le cadre de l’observatoire LELO de la sexualité des Français(es), établit que « la proportion de Français(es) ayant eu un rapport au cours des 12 derniers mois n’a jamais été aussi faible en cinquante ans : 76 % en moyenne ».
Ce déclin de l’activité sexuelle affecterait tout particulièrement les jeunes : plus d’un quart des enquêtés âgés de 18 à 24 ans (28 %) déclarent être sexuellement inactifs (c’est-à-dire ne pas avoir eu de rapport depuis plus d’un an), soit cinq fois plus qu’en 2006 (5 %).
Si les causes de cette abstinence sont multiples, une partie de l’explication tiendrait, d’après les auteurs de l’étude, à la concurrence des écrans. Chez les moins de 35 ans vivant en couple sous le même toit, environ la moitié des hommes reconnaissent de fait avoir évité un rapport sexuel au profit d’une série, d’un film ou des réseaux sociaux.
Un remède pire que le mal ?
Autre conséquence (ou cause ?) de la raréfaction des sorties nocturnes, les jeunes fument et boivent de moins en moins, aux États-Unis comme en Europe. Des chercheurs de l’Université du Michigan conduisent chaque année une enquête sur 45 000 jeunes Américains âgés de 13 à 17 ans. En 2023, la proportion d’adolescents qui consomment des drogues, boivent de l’alcool et fument des cigarettes est à son niveau le plus bas depuis la première année de l’enquête en 1991.
Des tendances similaires sont observables en France. La dernière enquête de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), menée en 2022 auprès de 9 500 collégiens et lycéens, montre une baisse brutale de la consommation d’alcool et de cigarettes. En 2018, 24 % des Terminales buvaient régulièrement ; ils ne sont plus que 8 % en 2022. Le nombre de fumeurs quotidiens a chuté de 22 % à 8 % sur la même période. Seule la cigarette électronique prospère, les vapoteurs passant de 17 % à 24 % en 2022.
Si la raréfaction de ces comportements nocifs représente un évident progrès de santé publique, cette avancée ne concerne malheureusement pas toutes les addictions. Et la santé mentale des jeunes, loin de s’améliorer, connaît un déclin brutal dont l’origine ne fait aucun doute pour certains chercheurs : les réseaux sociaux.
Ouvert 24 h/24, 7j/7
La ville historique s’organise autour d’une place de marché, généralement animée le jour, souvent déserte à la nuit tombée. En matière de marché, justement, Internet réalise l’idéal libéral : tout peut être acheté depuis n’importe où, n’importe quand. Les trois caractéristiques de ce « marché parfait » — omnipotence, omniprésence et omnitemporalité — font du Web marchand un adversaire impitoyable pour les commerces physiques, par définition limités en rayonnage, en accessibilité physique et en horaires d’ouverture. Le Web permet la mise en concurrence des biens et services du monde entier sur un marché unique accessible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, depuis son lit ou son canapé. Les rues commerçantes n’ont plus qu’à se plier aux exigences du e-commerce.
Tout acheter…
Chaque consommateur peut maximiser à toute heure « l’utilité » qu’il dérive de ses achats : la meilleure des meilleures destinations de vacances (Dubaï, d’après Tripadvisor), le billet d’avion le moins cher sur Skyscanner, ou l’hôtel le plus durable de l’émirat pétrolier, par exemple. Au cas où la main invisible aurait omis de soumettre un objet de notre environnement immédiat à la loi de la concurrence, Google Lens se charge d’y remédier.
Cette application, qui permet d’identifier instantanément tout objet passant dans le champ visuel d’un smartphone, a pour slogan « Recherchez ce que vous voyez ». Une description plus exacte de sa principale fonctionnalité serait « Achetez ce que vous voyez » : Google Lens transforme instantanément n’importe quel objet ou image — un livre, une baignoire ou une plante en pot — en panier d’achats Amazon.
la nuit…
Les paniers d’Amazon ne connaissent ni jours fériés, ni dimanche, ni nuit. Sur la plus grande market place du monde, on peut même consommer dans le futur en plaçant un ordre d’achat hebdomadaire pour remplir son réfrigérateur ou nourrir son chat. Environ un tiers des achats sur Internet ont lieu la nuit, alors que toutes les boutiques des centres-villes ont déjà baissé le rideau.
Pendant que certains passent leurs nuits à remplir leurs paniers virtuels, d’autres travaillent pour les livrer en moins de 12 heures. En France, en 2023 plus d’une personne en emploi sur dix est un « travailleur de nuit » au sens de la loi : quelqu’un qui travaille entre 21 h et 6 h, soit au moins trois heures deux fois par semaine, soit au moins 270 heures sur une année. Le nombre de ces actifs nocturnes a presque doublé entre 1990 et 2010. Les deux secteurs d’activité employant la proportion la plus élevée de travailleurs de nuit sont l’agroalimentaire et la logistique (transports et entreposage, dont les plateformes de e-commerce), avec plus d’un quart des effectifs déclarant travailler de nuit.
Les conséquences négatives du travail de nuit sur la santé sont bien documentées. Une partie de ces effets peut être attribuée aux perturbations du rythme circadien, l’horloge biologique marquant l’alternance jour-nuit. Y sont associés des effets négatifs sur la consommation d’alcool, l’alimentation, le sommeil, la reproduction, la santé mentale et le diabète. En 2019, le travail de nuit posté a été classé « cancérigène probable » pour l’homme par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), agence dépendant de l’OMS. Le choix d’un travail de nuit résulte pourtant bien souvent de l’impossibilité de travailler le jour, pour cause d’un cumul d’emploi — souvent difficile et précaire — ou d’une activité non rémunérée.
… depuis son lit.
Plutôt que d’avoir à déplacer le consommateur vers l’objet de sa convoitise, c’est le bien de consommation qui trouve preneur sur un écran de smartphone et se voit transporté jusqu’à son futur propriétaire. Cinq milliards de consommateurs ont en permanence dans leur poche un moyen d’accéder instantanément à cette place de marché universelle.
Les consultants du cabinet EY ne s’y trompent pas. Dans un billet de blog intitulé Comprendre la psychologie de la consommation nocturne et son potentiel pour votre business, les auteurs affirment que 60 % des enquêtés ont déjà effectué un achat entre minuit et quatre heures du matin, une proportion en hausse continue depuis 2010. Pas avares en bons conseils, ils se félicitent de l’opportunité et engagent les e-commerçants à bâtir une stratégie nocturne : « Offrez la livraison pour favoriser les achats impulsifs », « Ciblez les vêtements et les accessoires — ce sont des produits populaires la nuit », ou encore : « Assurez-vous que votre site Web est “mobile-friendly” : plus de la moitié des achats sont réalisés sur smartphone ».
Convaincre de sortir de chez soi :
un défi culturel pour les prochaines années ?
Modelés par la lumière bleue des écrans, nos comportements réécrivent les règles de la vie urbaine nocturne. Les interactions humaines se digitalisent, et la sphère marchande empiète sur les heures jusqu’alors réservées au repos. Les jeunes générations, bien que débarrassées de certaines addictions physiques, succombent à une nouvelle de dépendance insidieuse, numérique.
C’est en Allemagne qu’est née la Jugendkulturkarte, équivalent berlinois du pass Culture français. Depuis le 1er février 2023, ce programme distribue aux jeunes 50 euros pour vivre l’expérience de leur choix parmi 200 lieux culturels de la ville, dont des musées, des théâtres, des cinémas de quartier, mais aussi le AVA Club et le Cassiopeia Berlin, deux des plus célèbres discothèques de la capitale européenne de la musique électronique. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », professait le poète allemand romantique Hölderlin.
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