Aujourd’hui, un Lyonnais sur deux habite seul. En quelques décennies, dans toutes les villes et tous les pays du monde, la monorésidentialité s’est imposée comme une forme centrale de l’habiter, ne se résumant plus aux personnes âgées ou aux étudiants.
Considérant que le rapport à son « chez-soi » ne peut se réduire à des questions matérielles, mais que cet espace est « notre coin du monde », pour reprendre les termes de Gaston Bachelard, vivre seul met l’individu à l’épreuve.
Cette affirmation est largement éprouvée par nos contemporains : une très large partie d’entre nous est en effet susceptible, pour des raisons ou des temps différents, à un moment donné, de vivre seul.
Cette situation n’est pas univoque, et est source de grandes inégalités, matérielles et sociales.
Comprendre comment il est possible de soutenir le pouvoir d’habiter de chacune et chacun suppose de comprendre les fondements de ces inégalités, alors même que la monorésidentialité est un facteur important d’isolement social et d’exclusion.
LA MONORÉSIDENTIALITÉ : UNE RÉALITÉ SOCIALE ET STATISTIQUE
Selon l’Insee, le fait de vivre seul est aujourd’hui la modalité résidentielle la plus courante (graphique 1). Les ménages concernés se concentrent principalement dans les hypercentres de l’espace urbain : en ville, c’est un ménage sur deux qui est composé d’une seule personne (50,5% à Lyon, 42% à l’échelle du territoire métropolitain). Toutefois, il existe une grande variété de situations parmi celles et ceux qui concernés.
Qui sont les solos ?
La question du vieillissement est évidemment indissociable de celle de la monorésidentialité. Mais si les personnes âgées constituent encore une part importante de ces ménages (44% en 2008), elles en représentent progressivement une part de moins en moins importante au profit des moins de 60 ans.
On observe ainsi des spécificités en fonction du genre ou de l’âge des individus (graphique 2) :
entre 30 et 60 ans, les hommes sont plus nombreux à vivre seuls, notamment parce que les femmes, après la séparation, ont beaucoup plus souvent la garde partielle ou totale des enfants ;
du point de vue des catégories sociales, la monorésidentialité concerne plus les hommes sans activité (22%), les employés (18%) et les ouvriers (16%) ;
à l’inverse, chez les femmes, ce sont traditionnellement les cadres qui vivent le plus souvent seules (18%) ; néanmoins, la courbe a tendance à s’inverser et si les cadres sont toujours les plus concernés, l’augmentation de la monorésidentialité féminine augmente surtout chez les ouvrières, artisanes et commerçantes.
Des parcours de vie plus découpés
Au croisement des évolutions de la famille, du rapport au travail, des valeurs et de la mobilité géographique, la monorésidentialité est susceptible de concerner tous les individus, une ou plusieurs fois au cours de leur vie, pour des raisons différentes. Elle est le reflet du fait que les parcours de vie sont aujourd’hui moins linéaires, suivant moins les étapes traditionnelles de l’âge adulte (départ de chez les parents, mariage/cohabitation, premier enfant, etc.), mais sont donc plus « découpés », alternant périodes de cohabitation et de décohabitation.
Un jeune adulte peut quitter le domicile parental pour ses études, y revenir quelques années plus tard ; la durée de vie d’un couple étant plus réduite, les individus sont amenés à partager un logement avec des personnes différentes au cours de leurs vies, en alternance avec des périodes de vie seuls ; ils peuvent aussi choisir de revivre en colocation après avoir expérimenté la vie en solo ; les mutations professionnelles dans des régions éloignées géographiquement dans lesquelles le réseau social est peu nourri, voire inexistant, sont plus fréquentes qu’avant ; etc. De la même manière, au sein d’une même période de vie, les individus peuvent alterner vie entre vie solo et vie familiale : c’est le cas des ménages monoparentaux en garde alternée par exemple.
Les solos, des égoïstes ?
S’il est tentant d’associer ces changements à une critique négative de notre mode de vie contemporain, égoïste ou individualiste entend-on souvent, la nature des motivations qui soutiennent ces évolutions sont profondément plus complexes.
Plutôt qu’individualistes, il apparaît que les individus des sociétés contemporaines sont mus par un ensemble de valeurs tournées vers l’autonomie et l’émancipation, se traduisant dans tous les domaines de la vie. C’est désormais plutôt autour de la personne elle-même que se dessinent les envies, les besoins, les choix de vie, etc., ces derniers étant plus tournés vers leur « for intérieur » censé se révéler hors de toute contrainte extérieure. Le défi est donc grand et l’équilibre fragile, pour arriver à composer son parcours entre autonomie individuelle et nécessité anthropologique d’entretenir des liens avec autrui.
Vers une dissolution de la famille ?
Que viennent dire ces évolutions du rapport à la famille ? Signent-elles la fin de l’attachement à ce modèle ? Moins que sa dissolution, cela traduit surtout une diversification des formes que peut prendre la cellule familiale dans son organisation quotidienne, ce qui ne reflète pas un désintérêt pour cette dernière.
Les manières de faire couple, de faire famille, ont en effet évolué, mais l’attachement au couple reste très important. Une enquête récente sur les parcours conjugaux montre que 4 personnes sur 5 entre 26 et 65 ans se disent engagés dans une relation. Par ailleurs, en cumulant mariage et PACS, le nombre d’unions « légalisées » reste stable.
D’ailleurs, le fait de vivre seul ne signifie pas nécessairement que l’on soit célibataire, ou engagé dans aucune relation. Contrairement aux idées reçues, le fait de vivre à deux sous le même toit reste la norme. Des évolutions sont notables (cohabitation partielle, non-cohabitation), mais elles demeurent, statistiquement, très marginales : seulement 4% des personnes en couple ne partagent pas le même logement. La non-cohabitation est un phénomène peu courant (graphique 3) et qui résiste finalement assez peu à l’âge des individus et à la durée de vie du couple : plus un couple dure, plus les chances de ne pas cohabiter sont minces.
ENTRE ISOLEMENT ET SOLITUDE RÉSIDENTIELLE : DES RÉALITÉS CONTRASTÉES
Malgré la diversité des profils, le fait de vivre seul prive les individus de sociabilité résidentielle, qu’elle soit familiale ou amicale. Ce qui caractérise donc leur situation est l’expérience de solitude résidentielle. Cette précision est importante dans la mesure où elle permet d’amorcer la réflexion sur la question de la solitude : par exemple, le fait de vivre seul et de se sentir seul ne se recoupent pas forcément, le fait de vivre en couple et de se sentir entouré non plus. Les ressorts du sentiment de solitude sont donc complexes à identifier.
Vivre seul au quotidien
La monorésidentialité conditionne ainsi un certain rapport au quotidien, rapport dans lequel les individus sont les seuls responsables de leur logement, de son entretien, des charges qui y sont associées : faire les courses ou de menus travaux, assurer les ressources financières nécessaires, gérer l’administratif, etc.
Par ailleurs, ces personnes sont plus généralement en charge de leur rythme de vie, de leurs sorties, de leur organisation. Ce rythme est conditionné par les temps du « chez-soi » qui se vivent, a priori, nécessairement seuls. Au-delà donc de l’organisation matérielle, la vie en solo doit aussi être comprise à l’aune des représentations de la manière dont les temps de la journée, de la semaine, de l’année, doivent être organisés ou correspondent à des activités spécifiques.
L’ensemble des temps du chez-soi, traditionnellement associés à la famille ou aux relations de proximité, confronte les individus à la solitude, dans la mesure où ces relations sont inexistantes. Le soir après le travail, le samedi, le dimanche, les repas, etc. sont autant de moments qui nécessitent, souvent, de s’accommoder de sa solitude : celle-ci n’est en effet pas toujours vécue négativement.
L’autre possibilité réside dans le fait de mettre en place des stratégies d’évitement (sortir de chez soi ou inviter du monde) : cela suppose néanmoins de voir du monde, c’est-à-dire d’adopter une attitude propre à la socialisation, loin du « relâchement » qui caractérise la vie quotidienne au sein du logement.
Au-delà donc des seules questions matérielles - vivre seul coûtant proportionnellement plus cher -, c’est un ensemble de dimensions de la vie qui repose entièrement sur les personnes vivant seules, en particulier les relations sociales sur lesquelles elles peuvent s’appuyer face aux difficultés de la vie, qu’elles soient petites ou grandes. La capacité à « bien » vivre seul est donc très inégalement répartie dans l’espace social, en fonction des ressources matérielles et relationnelles auxquelles chacun a accès.
Monorésidentialité et mal logement
Ainsi, la monorésidentialité reste un facteur très important d’isolement social. La version enchantée de la vie en solo, telle que promue par une certaine pop culture, à l’image de la série Sex and the city, est dans l’ensemble assez déconnectée de la réalité sociale de ces ménages.
En 2020, la Fondation Abbé Pierre en a ainsi fait le sujet de son rapport annuel sur l’état du mal-logement en France. Le rapport souligne le fait que les personnes qui vivent seules sont celles qui ont les plus mauvaises conditions résidentielles, ce qui augmente considérablement le risque pour eux de devenir sans-domicile. Parallèlement, le succès de leurs demandes de logement social est inférieur aux autres ménages, notamment parce que le parc HLM, pensé pour les familles, s’avère inadapté à cette configuration. Le lien entre monorésidentialité et mal-logement s’expliquent donc aussi, pour beaucoup, par des raisons structurelles, l’offre de logement étant en décalage avec les besoins des ménages. Par ailleurs, des différences de coût sont notables : « à Lyon, le loyer au mètre carré est 1,4 fois plus cher pour les très petits logements (studio - T1) que pour les T4 et plus » » (Caudron, 2019).
En outre, les personnes célibataires accèdent beaucoup moins souvent à la propriété que les autres types de ménages, alors même que le fait d’être propriétaire limite assez fortement les sentiments d’inquiétude à l’égard de la vie (maladie grave, accident de la route, guerre, accident nucléaire, agression dans la rue, etc.). En 2010, 32% des locataires se disaient « très inquiets », contre 21% des accédants à la propriété. 25 ans plus tôt, propriétaires et locataires étaient « très inquiets », dans la même proportion (28%).
LE LOGEMENT : CET INDISPENSABLE ESPACE DE CONSTRUCTION DE SOI
Le logement comme support d’identité
Pourquoi cette question résidentielle est-elle si importante ? Quand on parle d’habitat, d’habiter, il est difficile de se départir, au préalable, d’une réflexion philosophique et anthropologique. Si la question du logement - délimité par des murs - ne peut être confondue avec celle de l’habitat (dimension existentielle du rapport au monde qui peut inclure l’immeuble, la rue, le quartier ou autre), elle recèle une dimension intrinsèquement liée à l’intimité : être chez-soi, c’est être soi-même. C’est en cela que le logement constitue, après la famille, le domaine de la vie le plus important pour les Français (graphique 5) devant les amis ou le travail.
L’habiter fait le lien entre le dedans et le dehors : il protège la vie privée et permet le repli et le repos, et soutient, par la même, la vie collective. À ce titre, il est vital et structurant concernant les relations que peuvent entretenir les individus avec les autres et la société dans son ensemble. Les psychologues Véronique de Lagausie et Jean-Luc Sudres identifient six fonctions au logement, qui permettent de mieux saisir les enjeux autour de cette thématique :
La fonction sécuritaire, qui assure le besoin d’être protégé et permet le « prendre soin » ;
La fonction d’ancrage, permettant à l’individu de s’enraciner dans le temps et dans l’espace ;
La fonction de limite, entre soi et le monde, qui caractérise le lieu dans lequel l’intimité peut se construire ;
La fonction d’organisation et de maîtrise de son environnement ;
La fonction de lâcher-prise, qui « correspond à la possibilité d’être soi-même » ;
La fonction d’expression de la créativité, notamment par la décoration, qui soutient une image valorisante de soi-même.
Mal logement et conditions de santé
Cette importance fondamentale du « chez-soi » est ainsi traduite dans des textes de loi qui rappellent que le droit au logement est un « devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation ». De la même manière, pour l’Organisation mondiale de la Santé, avoir accès à un logement décent et de qualité constitue l’une des conditions d’une vie saine.
Aussi de nombreuses enquêtes (graphique 6) montrent-elles le lien direct entre la mauvaise santé, voire la mortalité, et de mauvaises conditions d’habitat (qualité dégradée ou logement insalubre, suroccupations, etc.). Être mal (ou pas) logé est un facteur déterminant de mauvaise santé physique ou psychique : des risques plus élevés d’anxiété, de dépression, d’agression et de déclarations de diverses maladies ont été observés dans ce cadre. Autre chiffre très parlant : le Collectif des Morts de la Rue indique que les personnes sans domicile meurent en moyenne à 49 ans, contre 77 ans dans la population générale.
REPENSER LES FORMES DE L’HABITAT ?
Pour toutes ces raisons, le risque d’isolement reste, malgré tout, plus fort pour ces ménages. Les individus qui les composent sont pris en tension entre deux aspirations : celle de relever le défi contemporain de l’autonomie, tout en maintenant leur insertion dans la société.
Aussi les solutions d’habitats alternatifs émergent-elles depuis plusieurs années, recomposant les modes d’organisation et de vie de certains individus. Mon travail de thèse sur la monorésidentialité urbaine montre par exemple que les solos, notamment les femmes, sont particulièrement attirés par les modes d’habitats partagés (ou coopératives d’habitations), des habitats où les individus disposent d’un logement individuel, tout en assurant collectivement la gestion d’une copropriété où l’on partage un certain nombre d’espaces communs (espaces extérieurs, salles de réception, buanderie, etc.) et de matériels (de bricolage, de jardinage, etc.). Cette forme d’habitat semble répondre à ce double impératif de disposer d’un territoire du chez-soi, individuel, tout en s’intégrant à un microcosme où se tissent des liens plus ou moins forts avec ses voisins, assurant une forme de protection contre le sentiment de solitude.
Les coopératives d’habitation sont une forme parmi d’autres d’habitats alternatifs. Après une séparation, certains parents envisagent la colocation avec d’autres parents séparés, dans la perspective de mettre en commun des ressources et des rythmes de vie, en prévention des difficultés liées à la monoparentalité, cette dernière impliquant un risque beaucoup plus fort que dans le reste de la population d’être isolé socialement ou de se senti seul.
Ces nouvelles configurations impliquent une adaptation de l’offre immobilière. L’augmentation des ménages d’une seule personne suppose que des logements de petites et moyennes tailles, selon les budgets, soient disponibles sur le marché : aussi les choix résidentiels sont-ils soumis à la structure du marché immobilier.
Du pouvoir d’habiter
À tout point de vue, donc, au-delà même du confort matériel ou de la reconnaissance sociale qu’il peut offrir, le logement constitue un enjeu de santé publique majeur. S’intéresser à ce qui constitue le pouvoir d’habiter revient à s’interroger sur les dispositions qu’ont les individus à s’enraciner quelque part, à socialiser, à s’inscrire dans un lieu, un immeuble, un quartier. À cette condition seulement émergent les conditions d’une vie agréable, où s’exprime le sentiment d’être en sécurité, rassuré et suffisamment entouré.
La condition des personnes vivant seules est particulièrement mise en balance à cet égard : leur situation, nous l’avons vu, les expose à plus de difficultés, et les rends plus fragiles. Or, ils constituent plus de la moitié des ménages dans l’espace urbain, et plus d’un ménage sur trois sur l’ensemble du territoire.
Prévenir les inégalités, renforcer le maillage institutionnel et administratif autour de ces ménages et limiter leur isolement, c’est donc garantir à une grande partie de la population de vivre dans des conditions décentes et d’accéder à un pouvoir d’habiter.
Pour aller plus loin :
Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Presses Universitaires de France, 1978 (1957).
Bergström Marie, Courtel Françoise et Vivier Géraldine, « La vie hors couple, une vie hors norme ? Expériences du célibat dans la France contemporaine ». INED - Population Vol. 74, no 1 (12 juillet 2019) : 103‑30.
Paquot Thierry, « Habitat, habitation, habiter. Ce que parler veut dire... » Informations sociales, n° 123, no 3 (2005) : 48‑54.
Prioux France, Mazuy Magali et Barbieri Magali, « L’évolution démographique récente en France : les adultes vivent moins souvent en couple ». INED - Population 65, no 3 (2010): 421‑74. https://doi.org/10.3917/popu.1003.0421.
Santé Publique France, « Le logement, déterminant majeur de la santé des populations », La Santé en Action, n°457, septembre 2021, 56p.
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