Quelles bascules pour préserver notre humanité ?
Quelles bascules devons-nous opérer pour humaniser ce monde qui vient ?
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Face à la modification des conditions climatiques et environnementales globales, des voix de plus en plus nombreuses appellent à modifier le rapport au monde construit en Occident au cours des siècles passés, jugé intenable. C’est là que les travaux de Philippe Descola sont extrêmement précieux. L’enjeu en est de changer notre vision de la nature, de produire un nouvel imaginaire, et de redéfinir la place de l’être humain dans le vivant.
On mesurera que le basculement des perceptions embraye sur un basculement — encore timide — des pratiques, et qu’une nouvelle perception du vivant nous engage dans une autre façon d’envisager l’humanisation, peut-être à même de nous sauver.
L’ouvrage de Philippe Descola remet en question le « grand partage » que la modernité occidentale a produit entre nature et culture et nous invite à repenser la relation que notre modernité occidentale entretient avec les non-humains. En s’appuyant sur les travaux d’ethnographie, il a montré que dans bien des sociétés à travers le monde, la coupure nature/culture est inconnue.
Son raisonnement trouve son origine dans son expérience de terrain chez les Achuar, en Amazonie équatorienne, dont la cosmologie ne fait pas de discrimination entre humains et non humains, et différencie les êtres en fonction de leur mode de communication et de leur type d’âme. Chez les Achuar comme dans diverses parties du monde, la plupart des plantes et animaux sont dotés d’une intériorité (l’équivalent chez nous d’une « âme »), et l’on peut communiquer avec eux dans certaines circonstances, par les rêves et les visions.
Chaque forme de vie ‒ plantes, animaux, esprits, certains artefacts ‒ mène une existence qui lui est propre, du fait de ses caractéristiques physiques. Il nomme cette façon de faire monde « animisme ». Elle est strictement inverse de la façon de faire monde de l’Occident moderne, qu’il appelle « naturalisme ». Le naturalisme consiste à poser que seuls les humains ont une intériorité, mais qu’ils sont dépendants dans leur forme et leur existence de lois universelles de la nature.
Ces deux façons de faire monde produisent des ontologies différenciées. Il ajoute deux autres modèles ontologiques : le totémisme (les humains et non-humains d’un certain type ont des origines et des qualités communes et se distinguent alors d’autres groupes d’humains et non-humains) et l’analogisme (le monde est composé d’une multiplicité d’états, d’êtres, de morceaux d’êtres et d’éléments, reliés par des correspondances qu’il faut trouver, afin de stabiliser le monde).
Selon Philippe Descola, le « grand partage » entre nature et culture s’est construit en Occident par étapes sur une très longue période, depuis l’apparition d’un premier naturalisme dans la Grèce classique avec la notion de nature (physis), et le christianisme qui a fait de l’homme un être extérieur et supérieur à la nature. Mais ce qu’il appelle « naturalisme » commence véritablement au XVIIe siècle avec la révolution scientifique. Le sens de l’histoire apporté par la modernité est celui de la construction de sociétés humaines qui s’arrachent à la nature grâce au progrès. La nature est extérieure à l’homme, qui peut en dévoiler les mécanismes (recherches des lois naturelles) et en tirer des ressources. Les sciences de la culture (ou sciences sociales) et les sciences de la nature sont alors forcément distinctes (Descola, 2022).
Dans le cadre de ce paradigme naturaliste, la protection qui est accordée aux non-humains découle de l’intérêt que les humains tirent de leur contrôle et de leur bonne conservation, non de leur inclusion de plein droit dans la sphère des interactions sociales, comme c’est le cas dans les sociétés qui sont en dehors de ce paradigme.
Les travaux de Philippe Descola ont fécondé la recherche et l’action militante, mais certaines de ses thèses ont été pour le moins nuancées. Divers travaux nous disent que le dualisme nature/culture est loin de s’être imposé complètement dans l’Occident moderne, parce que l’Occident n’est pas homogène, et que les attitudes face aux animaux sont hétérogènes. « Qu’y a-t-il de commun entre un abattoir industriel du 20ème siècle, une petite ferme des années 1960 et ses quelques têtes de bétail, Flaubert devant des vaches qui paissent lors de son voyage en Bretagne, un pêcheur de la même époque lançant machinalement ses poissons dans sa barque, un montreur d’ours dans un cirque, Montaigne qui reconnaît aux animaux un esprit presque aussi subtil que le nôtre, Claude Bernard procédant à des vivisections, les promoteurs de la loi Gramont au 19ème siècle, qui vise à condamner les violences faites aux animaux, Konrad Lorenz nageant avec ses oies ? Difficile d’y voir un même rapport avec les êtres vivants, qui éloignerait tous ces individus, également et avec la même force, des « ontologies » propres aux autres sociétés humaines. Difficile, également, de soutenir que ceux qui traitent les animaux autrement que comme des choses sont très minoritaires en Occident depuis trois siècles, hérétiques ou simples témoins d’un passé prémoderne » (Guillo, 2015).
Les modernes n’ont sans doute pas établi une distinction absolue entre humains et non humains. Ils ont ainsi prêté aux animaux des traits humains et aux humains des traits animaux. Charles Perrault qui est un moderne authentique est aussi l’auteur de contes de fées « animistes » (dans le Le Petit Chaperon rouge et le Chat botté, les animaux sont des « gens »). Dans la lignée du tournant anthropologique actuel en histoire, la relecture des principaux textes de la philosophie de la nature du 18ème siècle portant sur la sensibilité des plantes montre que les Lumières ont tenté de cartographier un monde commun entre humains et non-humains, dans un contexte d’engouement pour l’histoire naturelle et la botanique (Synowiecki, 2020).
Un second argument vient nuancer le grand partage nature/culture établi par Descola : notre enracinement dans la nature se manifeste comme une évidence dès lors que l’on prête attention à notre expérience directe du monde. « Nous, modernes, vivons dans deux mondes : d’une part, dans un monde scientifique et naturel, dont nous avons une connaissance formelle ; d’autre part, dans un monde de l’expérience pratique, qui a beaucoup en commun avec l’expérience des peuples non modernes » (Feenberg , 2013). L’expérience de la nature qu’a tout un chacun ne cadre pas avec ce dualisme. Même les scientifiques empruntent à d’autres ontologies que l’ontologie naturaliste pour penser le vivant, utilisant notamment l’analogie entre humains et non humains, ce qu’observe par exemple Charlotte Brives (2017) dans une étude au sein d’un laboratoire de génétique et de biologie cellulaire.
Même si cette déliaison créée par les modernes entre des entités humaines et non humaines n’est pas absolue, puisqu’elle ne recouvre pas totalement l’expérience du monde que l’on peut avoir, elle est très prégnante, et produit des effets. À un premier niveau, elle est source de désenchantement. Elle engendre une nostalgie pour le monde d’avant le désenchantement, où la totalité du monde était pensée en termes d’interactions et de relations.
Selon Philippe Descola, l’impossibilité pour les Modernes de schématiser leurs rapports avec la diversité des existants au moyen d’une relation englobante, l’impossibilité aussi de nouer avec les non-humains une réciprocité véritable prend un tour pathétique, quand des tentatives sont menées, sans possibilité d’aboutir, parce que le cadre de la modernité l’interdit : « Les variétés étranges de Naturphilosophie qui fleurirent au 19ème siècle, l’esthétique romantique, le succès présent des mouvements néochamaniques et de l’ésotérisme New Age, la vogue cinématographique des cyborgs et des machines désirantes, toutes ces réactions aux conséquences morales du dualisme, et bien d’autres encore, témoignent de ce désir, tapi en chacun de nous avec plus ou moins de quiétude, de retrouver l’innocence perdue d’un monde où les plantes, les animaux et les objets étaient des concitoyens » (Descola, 2019).
Le philosophe Hartmut Rosa confirme dans son essai Rendre le monde indisponible (2018) que l’homme occidental a perdu le sens de l’unité profonde, fondatrice, constitutive de sa nature même, entre l’humain et le monde. Les visions du monde non modernes nous disent par contraste quelque chose de la perte de sens qui affecte des sociétés basées sur des pensées réductionnistes, mais aussi sur l’importance prise par la possession, la consommation et la prédation des ressources. Ce désenchantement n’est cependant pas total, ajoute-t-il, comme en atteste la sensibilité que peut éprouver tout Occidental devant « la beauté » du monde.
À un deuxième niveau, cette déliaison entre l’humain et le reste du vivant est source de souffrance. Comme Hartmut Rosa le met en évidence, dominer le monde, le contrôler, exploiter ses ressources, en planifier le cours, rendre les êtres et les choses disponibles de manière permanente et illimitée, donc disposer à notre guise de la nature, outre des dégâts irréversibles et des crises, nous prive de toute résonance avec elle et engendre une souffrance. La thèse de la disponibilité du monde repose sur l’articulation de quatre dynamiques : accroître notre connaissance de tout ce qui constitue notre environnement ; rendre ce que nous connaissons accessible ; aspirer à maîtriser ce à quoi nous avons accès ; et, enfin, être en mesure d’utiliser ce que nous avons appris à maîtriser. Telles sont les visées du développement des sciences et des techniques humaines, qui soutiennent l’idée de progrès et la relation au monde fondée sur le principe de l’exploitation.
Le processus industriel et le capitalisme ont permis de disposer d’une plus grande puissance productive, mais se sont accompagnés d’une fragmentation du travail de ceux qui sont devenus une « main d’œuvre », perdant le contact à la fois avec les matières premières qui sont transformées et avec le produit final de ces transformations. Il décrit donc un processus qui aliène le rapport de l’homme à lui-même et à la nature, mais également aux objets techniques. Il juge le contraste saisissant entre un monde pré-moderne, « parlant », parce que les êtres humains se perçoivent dans une relation dialoguante avec le monde et ses entités visibles et invisibles, et un monde moderne où tout devient disponible mais qui est devenu muet.
La position d’extériorité de l’humain dans le cadre du naturalisme moderne, par rapport à la nature et aux non‑humains n’est plus tenable. Cette thèse est de plus en plus étayée. Déjà, dans les années 1960-70, des études avaient montré que l’écosystème mondial est limité et qu’il est soumis à des principes écologiques auxquels les êtres humains ne peuvent déroger (Catton et al. 1980). Ils appellent à dépasser l’approche occidentale de la nature et sa tradition anthropocentrique qui considère les êtres humains comme distincts, voire au-dessus, du reste de la nature, parce qu’elle était déjà perçue comme une cause des problèmes que nous traversons.
Depuis la diffusion des travaux de Philippe Descola, de nombreux auteurs identifient le dualisme entre nature et culture comme l’origine de la « crise environnementale ». En réalité, cette crise n’est pas seulement liée au grand partage entre nature et culture, mais à l’emprise du capitalisme, du productivisme, du consumérisme, etc. qui se sont greffées sur cette ontologie et qui y ont trouvé une forme de caution.
Une révolution épistémique est jugée d’autant plus indispensable que l’humanité et le vivant sur Terre sont dans une phase critique, que l’on considère le changement climatique, la biodiversité, les écosystèmes, et l'état planétaire des ressources (rapports du GIEC et de l'IPBES). Les aléas climatiques sont autant culturels que naturels et attestent selon Dominique Bourg (2019) que « nous n'agissons pas comme du dehors sur la nature, mais interagissons, au sein du système-Terre, avec elle ; et ce sans toujours connaître à plus ou moins long terme les effets de nos actions, effets désormais massifs ». Des experts et chercheurs vont jusqu’à estimer que le maintien du dualisme nature/culture irait jusqu’à provoquer l’extinction de l’espèce humaine (Berque, 2019).
Sans être aussi catastrophistes, d’autres remarquent que notre conception de la nature limite nos possibilités d’action. Nos relations aux non‑humains se bornent à un choix unique entre exploitation et protection (Descola et Pignocchi, 2022), alors qu’une autre vision du monde pourrait ouvrir le champ des possibles.
De nombreux indices laissent penser que le dualisme nature/culture est en voie d’affaiblissement. L’évolution de la pensée et des imaginaires est manifeste. Des travaux de Darwin qui avaient situé l’homme dans le flux temporel des espèces et de leur évolution, aux études qui démontrent l’existence d’intelligences animales et végétales aujourd'hui, nous avons assisté à une série de réinscriptions de l'homme dans la nature (Bourg 2019). Un certain nombre de résultats de la recherche, en éthologie animale, biologie, neurosciences, reconnaissent aux mammifères des capacités de savoirs et d’émotions. Largement vulgarisés, ils modifient nos perceptions du vivant, de l’animal et de la frontière qui le sépare de l’humain.
Durant les dernières décennies, le grand public a été stupéfait par les prouesses des primates à manier des symboles et à apprendre le langage des sourds et muets par exemple. Des observations des singes nous ont appris qu’un comportement inédit peut apparaître et devenir une nouvelle pratique dans un groupe social animal, ce qui laisse à penser que la culture et la transmission culturelle ne sont pas uniquement humaines. Des recherches ont reconnu des intentions et une agentivité à certains animaux, c’est-à-dire un statut d’acteur (Guillo, 2015). Des interactions interspécifiques, par exemple entre animaux domestiques et éleveurs, aboutissent à l’élaboration de « protonormes » intériorisées par les protagonistes humains et animaux, qui règlent mutuellement leurs conduites. Des travaux ont aussi montré que les humains attribuent volontiers des facultés mentales aux animaux dans leurs interactions avec eux, une intentionnalité, un vécu, des émotions (Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, 2012).
Plus récemment, la transformation de nos conceptions de la vie des plantes s’inscrit dans ce processus de mise en lumière de l'unité du vivant sur Terre. Des travaux, très vulgarisés (comme La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, ont montré que pour s'adapter, à l'instar de toute forme de vie, les plantes doivent analyser le milieu qui les environne, communiquer, concevoir des stratégies, etc. Tout un ensemble de travaux, au final, amène à percevoir le vivant sous un nouveau jour. Les différences irréductibles nous séparant des autres formes du vivant se détachent sur un fond commun, ce qui fait dire au philosophe Baptiste Morizot que tout vivant est à la fois un parent et un alien. Le caractère irréversible du tournant du vivant semble acquis (Wanneau et al, 2023).
Le concept de vivant n’est plus limité au courant de l’écologie profonde où il est apparu, il infuse progressivement le débat public. Ces travaux, en se diffusant, nous décentrent du concept de nature vers celui de vivant. Wanneau et al. (2023) estiment ce basculement indispensable : la notion de culture est trop associée à la domination de l’homme sur le reste du vivant. En raisonnant à partir du vivant, on évitera de rebâtir un système de production sur les mêmes fondations ontologiques qui ont mené à la crise écologique contemporaine.
Du même coup, certaines activités humaines sont appréhendées par une partie croissante de l’opinion publique comme problématiques, en particulier celles qui traitent les animaux comme de simples objets, en ignorant leur souffrance. L’idée se diffuse aussi d’une responsabilité humaine sur le vivant, ce qu’exprime ainsi Andrew Feenberg dans un article de référence. « Nous ne pouvons remercier le saumon qui se trouve dans notre assiette comme les peuples autochtones de la Colombie Britannique ont l’habitude de le faire. Pour autant, nous nous savons responsables à l’égard de ces créatures que nous mangeons. » (2013).
La volonté de rupture avec la conception moderne opposant nature et culture se traduit aussi sur un autre plan, dans le brouillage des frontières entre écologie, spiritualité et religion. Les « écospirituels » se tournent vers diverses pratiques de retour à la terre, autour de l’idée de reliance (se reconnecter à soi-même, aux autres êtres vivants, à l’invisible, au sacré) (Bonomelli, 2022). Des personnes étendent le champ de pertinence de « la nature » à la totalité de l’existant, humanité comprise, s’inscrivant alors dans un monisme, d’autres remplacent la nature par la figure mythologique non moins nébuleuse de Gaïa (Barillon, 2019). L’évolution des conceptions se traduit par des inflexions dans les usages, que l’on illustrera brièvement.
Historiquement, les forêts ont été une source de bois de construction, de combustible et de fourrage pour les sociétés humaines. Cela reste le cas mais un changement de paradigme est en cours, et un nouveau domaine de recherche s’intéresse par exemple aux impacts positifs des arbres et des forêts sur la santé et le bien-être humains (Sanchez-Badini et Innes, 2019). En ce qui concerne la ressource en eau, Denis Salles (2022) observe un basculement pour sortir du référentiel extractiviste : « De l’eau pour la qualité de vie » plutôt que « de l’eau pour les usages », tel est le basculement en cours pour passer du référentiel extractiviste de l’eau, qui prévaut depuis l’ère industrielle, à une conception de l’eau comme « matrice » du vivant ». Ce tournant, qui touche à la fois les représentations, les pratiques, les politiques publiques, s’applique à divers vivants, ressources et entités naturelles.
Plusieurs courants de pensée travaillent au dépassement du dualisme nature/culture. Dans la mouvance écologique, l’écohumanisme définit un humanisme débarrassé de l’anthropocentrisme, qui n’isole donc plus l’être humain de son environnement, mais intègre l’individu dans la société et l’espèce humaine dans le vivant.
L’écoféminisme et l’écologie décoloniale relient l’histoire et les mécanismes de la domination de la nature à ceux de l’oppression des femmes et des peuples colonisés. L’écologie incarnée nous invite à faire de l’expérience intime de notre relation à la nature un vecteur de transformation personnelle et sociétale. Elle a en commun avec d’autres courants comme l’écophénoménologie, l’écopsychologie, l’écologie intérieure, une soif de réhabiliter la subjectivité, l’expérience vécue et de réconcilier le domaine de la raison avec celui du ressenti. La thèse principale de l’écopsychologie apparue dans les années 1990 aux États-Unis, est l’existence d’un continuum entre la vie intérieure et la nature vivante.
Dans ce continuum, qui repose sur une « unité du monde », circulent des images, des perceptions sensorielles, des sentiments, des pensées, des émotions, des intuitions, des formes (Taleb, 2020). On trouve des filiations entre ces courants, opposés comme on le conçoit aisément au paradigme gestionnaire et technoscientifique en matière de politiques environnementales, et ceux qui plaident pour convertir l’agriculture intensive en agriculture écologique et en permaculture. Prendre soin de l’environnement et de la biodiversité y est présenté comme un choix non seulement technique, mais également moral, pour en finir avec la déterrestration comme rupture entre l’Humanité et la terre (le sol) d’une part, et la Terre (la planète) d’autre part (Berque, 2019).
La réhabilitation des savoirs locaux sur la nature, qu’ils soient naturalistes, indigènes, agricoles, ou techniques, est une autre facette du changement de paradigme. Elle constitue selon Florence Pinton une révolution cognitive, et un indice tant de l’affaiblissement de l’opposition nature/culture que de l’approche techniciste de l’agriculture (2014). Les connaissances des populations locales sur leur milieu sont requalifiées par ce changement de paradigme. Cette réhabilitation vient nourrir de nombreux domaines (agriculture, développement rural, architecture, art, design, etc.).
Le philosophe Baptiste Morizot soutient que nous connaissons une crise de la relation au vivant, qui est aussi une crise de la sensibilité au vivant (Manières d’être vivant, 2020). Elle doit être surmontée parce que la relation au vivant est vitale à l’existence et à l’épanouissement des humains. Cette approche qui appelle à vivre le monde sous le prisme de la relation nourrit l’écologie relationnelle promue par les anthropologues Damien Deville et par Philippe Descola, auteur de Une écologie des relations (2019).
Plusieurs modalités de relation avec le vivant s’offrent néanmoins à nous. Krystel Wanneau, Éric Fabri et Virginie Arantes dans l’article « Après la nature. Le tournant du vivant et ses conséquences politiques » (2023) présentent les trois grands modèles en concurrence. Ils définissent le vivant comme « une réalité hybride, et non plus duale nature‑culture, marquée par la rencontre et l’interaction des agentivités d’une multitude d’êtres qui, ensemble, font territoire sur un lieu où émerge une vie sociale organisant cet espace ». Le vivant repose sur ces trois pieds (agentivité, lieu, hybridité). Ils discutent trois modèles de relation des humains au vivant :
- Celui de la soustraction correspond à une posture de retrait de la nature pour la laisser se restaurer et retrouver son équilibre. L’impact de l’humain sur le vivant est réduit au minimum, en donnant systématiquement la priorité au second sur le premier. Ce modèle est promu par la pensée de l’écologie profonde ;
- celui de la légation est un modèle où l’humain se considère comme un vivant qui doit composer avec les autres vivants, sur le mode de la coexistence. La spécificité humaine implique que l’humain dispose du pouvoir de dominer la relation, sans cependant en abuser pour ne servir que ses intérêts propres. Cela renvoie à la notion de « diplomatie du vivant » de Baptise Morizot, qui consiste à arbitrer les conflits qui émergent nécessairement lorsque des espèces différentes de vivants cohabitent sur un même territoire, d’une manière qui ne soit pas humano‑centrée ;
- celui de la coexistence impose de respecter des zones sanctuarisées où le vivant est laissé à son propre développement et à sa propre logique. À côté de ces zones, séparés par une claire délimitation, d’autres espaces voient la coexistence des humains et non‑humains.
Le premier et le troisième modèle semblent assez illusoires aux auteurs, parce qu’ils impliqueraient de renoncer à bon nombre des acquis modernes au nom de la préservation d’un vivant sanctuarisé dans sa totalité, et reposent sur un retrait des humains de grandes zones du globe. Ils ont aussi pour inconvénient d’entériner le dualisme entre humains et nature. Le premier modèle ignore les formes d’hybridité possibles et les agentivités réciproques des humains et non‑humains et a une conception simplifiée de l’agir humain.
Le modèle de la légation leur semble plus prometteur parce qu’il n’implique pas de tels renoncements et semble davantage susceptible d’entrainer l’adhésion. Il acte le passage d’une politique de la nature à une politique du vivant bâtie sur les acquis des trois débats sur l’agentivité, le lieu et l’hybridité. Ce modèle pose cependant de nombreuses questions qui restent en suspens, la première étant celle des moyens à trouver pour éviter que les humains fassent primer leurs intérêts sur ceux des écosystèmes. Ils estiment que ce risque étant particulièrement présent dans une ontologie dominée par l’imaginaire de la production et du capital, il convient de se détacher de ce modèle avant de mettre en place le système de la légation.
Dans la revue de littérature qui a servi à écrire cet article, nous avons observé que le modèle de la légation est en arrière-plan dans de nombreux travaux publiés sur l’hybridation. La pensée de l’hybridation repose sur l’idée que le dualisme s’est décliné en un certain nombre d’oppositions, nature/culture, naturel/artificiel, sauvage/domestique et dans des solutions elles-mêmes duales, comme celles de l’exploitation de la nature et son inverse, sa protection, alors qu’il existe de longue date des situations intermédiaires entre ces figures. Entre le sauvage et le domestique, il y a par exemple ce que l’on qualifie en France de « nature férale ». Raphaël Larrère (2022) plaide par exemple pour la libre évolution de ces milieux comme stratégie alternative de protection de la nature.
Le modèle de la légation est aussi en arrière-plan de travaux qui promeuvent la restauration du principe de réciprocité tel qu’il existait dans les sociétés prémodernes. Le philosophe Dominique Lestel propose ainsi, dans son essai L’animal est l’avenir de l’homme (2010) une « bioéthique de la réciprocité », partant du principe que si nous prenons beaucoup à l'animal, nous devons aussi lui donner. L’animal est un « partenaire privilégié de l’homme » et l’humain a une « dette infinie » envers lui.
La transformation du rapport au vivant se répercute sur la manière d’envisager les luttes et l’action politique. Deux grandes modalités sont observables. La première consiste à nouer des alliances entre humains et vivants non humains, ce que traduit l’idée de d’œuvrer pour un soulèvement terrestre. Des luttes ont ainsi mis en avant des abeilles, des tritons marbrés (dans le cadre des ZADs, pour activer des obligations du droit de l’environnement : Pignocchi, 2019), le milan royal (symbole des luttes anti-éoliennes en Allemagne). L’idée de collectifs hybrides où des humains s’associent à des non-humains est néanmoins affaiblie par le fait que les humains sont forcément les porte-parole des non-humains et décident de tout ce qui fait une lutte (Fond, Keller, 2023).
Une autre manière de lutter pour le vivant, consiste à faire en sorte que ses intérêts soient pris en compte à travers des porte‑paroles, l’accès à des institutions humaines, la mise en place de parlements des non-humains, l’attribution de la personnalité juridique à des entités non humaines (cours d’eau, montagnes, etc.), ou encore la gestion de biens communs naturels (Betsan, 2018). Un commun naturel est une entité complexe composée d’un objet naturel mais souvent composite (un écosystème, une espèce), d’une communauté de vivants (humains et non humains) liée à cet objet et de leurs interactions. Ainsi la communauté d’une forêt ou d’un fleuve réunit l’ensemble des « usagers » de cet écosystème, qui sont en situation d’interdépendance. Cette communauté étant inscrite dans la durée, elle comprend les générations présentes et futures.
La théorie des communs naturels est présentée comme un moyen de sortir des catégories issues de la vision du monde occidental (individualisme, distinction objet/sujet dans le droit, droit de propriété exclusif, vision d’un État garant exclusif de l’environnement, etc.) et d’ouvrir une troisième voie entre le marché et l’État (Camproux Duffrène, 2023). Les voies envisagées pour sortir du dualisme nature/culture sont multiples et ne peuvent toutes être citées ici. Parmi elles, certaines préconisent un monisme (tout est nature), d’autres un dualisme refondu, d’autres encore un pluralisme. Ainsi Catherine Larrère, dans « La question de l'écologie. Ou la querelle des naturalismes » (Cahiers philosophiques, vol. 127, no. 4, 2011) plaide pour la prise en considération de trois pôles, nature, artéfact et société, pour apprendre à bien se conduire dans la nature. Mais le principal clivage se fait entre des approches qui repensent l’idée de nature, et celles qui y renoncent au profit de la notion de vivant.
La remise en cause du dualisme nature/culture est loin d’être acquise. Dans l’Occident moderne plus qu’ailleurs, elle a une dimension identitaire et fonde un imaginaire structurant. « Plus que tout autre être, l’humain continue inlassablement de pousser toujours plus loin son système technique et symbolique, afin de dépasser sa condition d’être, assujetti au règne de la nature et à ses aléas.
C’est ainsi que l’on peut comprendre la formule selon laquelle la culture serait la seconde nature de l’homme, celle qui lui permet de survivre et de s’adapter partout, de partir à la conquête de l’inconnu, de vouloir toujours et sans cesse améliorer ses performances. Par son esprit, l’homme peut se détacher de la pression du biologique et s’ouvrir au monde, planifier et transformer son environnement. Il s’agit d’un ancrage tout aussi matériel que symbolique, comme caractéristique de sa condition humaine » (Houdayer, 2019). De puissants courants (technosolutionisme, révolution numérique, post-humanisme, etc.) portent cet imaginaire, et soutiennent l’idée que l’humain pourra régler ses problèmes grâce à son intelligence et son ingéniosité technique, autrement dit sans remettre en cause le dualisme nature/culture, et que l’exploitation de la nature peut se poursuivre. La question des imaginaires est un point fondamental : ce n’est que si l’imaginaire d’une reconnexion au vivant est investi positivement et ouvre des horizons crédibles et positifs qu’il devient possible de rompre avec l’ontologie naturaliste.
Un autre écueil à l’émergence d’un nouveau paradigme tient précisément à la radicalité de certaines remises en cause du dualisme humain / non humain, qui en absolutisant le vivant, ou en postulant l’indifférenciation humains/vivants non humains, ne peuvent qu’alimenter par réaction la réaffirmation de la singularité humaine (Leblan et al. 2022). Qualifier par exemple les animaux d’« animaux non-humains » traduit une symétrisation absolue des humains et des non-humains. Cette expression vise à se défaire de l’ancienne dualité humain/animal et de la notion d’exception humaine qu’elle recouvre, mais elle contient une dimension antispéciste et rabat l’humain sur le pôle biologique (Michalon, 2017).
Autre difficulté, la remise en cause de la vision de la nature comme ensemble de ressources disponibles à exploiter/protéger, oblige à rompre avec la logique productiviste. Dans la mesure où le mode de production capitaliste et les logiques industrielles reposent sur l’ontologie naturaliste, la remplacer ne peut laisser les premiers indemnes (Wanneau et al., 2023). Or, l’exploitation de la nature est, dans notre présent, quasiment partout dans le monde, la condition du maintien d’emplois, d’un niveau de vie, de modes de vie. Appuyée sur les libertés du commerce et de l'industrie, la dualité nature/culture a été un des fondements de la prospérité de l’Occident (Bourg, 2019). Toute remise en cause de ce dualisme, en accordant des droits à la nature ou en étendant la protection du vivant, peut apparaître comme des menaces à une prospérité déjà érodée, et des mouvements professionnels, corporatifs, sociaux ou politiques peuvent s’y opposer. Le mouvement européen des agriculteurs de 2024 l’illustre en partie.
Finalement, il semble bien difficile de savoir jusqu’où iront et ce que produiront les bascules que nous avons identifiées dans l’approche du vivant.
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