L’expertise sur autrui. Exemple des politiques d'insertion des jeunes

Interview de Léa LIMA
Maître de conférences en sociologie, Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)
Interview de Nicolas Fieulaine
<< En se donnant les moyens de connaître les dispositions psychosociales de chaque usager, l’objectif est de construire une relation plus efficiente, mieux à même d’ajuster l’accompagnement et de renforcer la personne. >>.
Focus sur deux outils créés avec des travailleurs sociaux, qui s’inscrivent à contre-courant de la tendance, utopique, d’un pilotage en mode automatique des politiques sociales, sur la base d’indicateurs de satisfaction et de « retours usagers ». Nicolas Fieulaine, maître de conférences en psychologie sociale et Responsable du Master « Psychologie Sociale Appliquée » à l’Université Lyon 2, explicite ses recherches.
Comment ces outils ont-ils émergé ?
Lors de formations que j’anime à l’Institut de psychologie de l’Université de Lyon, auprès de travailleurs sociaux d’horizons très divers (insertion, urgence sociale..), je décris les impacts psycho-sociaux de la précarité, de l’exclusion, du chômage sur les « usagers » des politiques sociales, sur leur manière d’entrer en relation avec les professionnels, et sur le travail d’accompagnement lui-même. L’enjeu de la formation est que les professionnels présents, tous concernés par ces situations, les prennent mieux en compte. Systématiquement, les retours étaient : « C’est très parlant par rapport à ce que nous vivons, mais que fait-onaprès ? ». D’une année sur l’autre, nous avons passé de plus en plus de temps à esquisser des pistes de réponse, avec pour point d’orgue cette année, la création, par les travailleurs sociaux eux-mêmes, de deux outils, centrés sur la relation à l’usager. Ils ont fait la jonction entre les apports théoriques et leurs pratiques professionnelles sur les enjeux de la (non)demande et de la relation. D’après les premiers retours d’expérimentation, des situations complètement bloquées ont été débloquées.
L’objectif en deux mots ?
Ces méthodes permettent de définir une relation, et à partir de là d’ajuster l’accompagnement, la présentation des dispositifs. Elles ont été élaborées sous ma conduite, par des professionnels du social, dans un cadre de formation. En se donnant les moyens de connaître les dispositions psychosociales de chaque usager, l’objectif est de construire une relation plus efficiente, mieux à même d’ajuster l’accompagnement et de renforcer la personne.
A quoi sert le premier outil ?
Il permet de positionner l’usager au regard de quatre dimensions structurantes des situations vécues de précarité : rapport au temps, à l’espace, aux autres, à soi (estime, contrôle). Évolutives dans le temps de l’accompagnement, ces ressources psychosociales déterminent aussi bien la relation, que la recevabilité des mesures proposées, ou l’engagement dans l’accompagnement.
Concrètement, chaque travailleur social a sa manière d’entrer en relation à l’usager, mais ce qu’amène l’outil est une attention particulière durant l’entretien à ces éléments pour travailler avec, et non pas contre, les dispositions individuelles. Il est important de savoir si la personne évoque ou non autrui, si elle parle du présent, du futur ou du passé, manque d’estime de soi ou se valorise, si elle est ou non dans le sentiment de contrôle…
Et le second ?
Il se présente sous la forme d’un jeu de cartes. Chacune décline des problématiques, dans des champs comme le logement, le travail, la famille, les finances, etc. Il aide à formuler la demande, en ouvrant et en limitant l’espace des possibles et en proposant des temporalités progressives. Les personnes en situation de précarité arrivent avec une demande souvent multiple et confuse, ce qui impose au professionnel de « faire le tri » et de hiérarchiser à un moment donné. Plutôt que de procéder de manière unilatérale, l’idée est de saisir cette occasion pour instaurer une autre relation et laisser la personne « piocher » des cartes.
Le travail autour de ces problématiques par la manipulation des cartes se fait en commun, on va choisir, et créer ainsi un espace partagé, qui mêle demandes et projets. Il revient à la personne elle-même d’indiquer l’importance et l’urgence des problématiques qu’elle retient (certaines demandent une réponse urgente, d’autres à plus long terme). À l’issue de l’entretien, le jeu de cartes est donné à l’usager dans un « portefeuille » (en référence critique aux fameux portefeuilles des travailleurs sociaux). Alors que le travailleur social demande des engagements, cela traduit symétriquement l’engagement du professionnel à travailler sur ces sujets. Le jeu de cartes permet aussi à l’usager de s’approprier cet espace de relation, et d’échanger sur cette base avec son entourage.
Quel en est l’enjeu ?
L’objectif est de sortir des deux logiques dominantes dans la relation aux « usagers », qui posent chacune des problèmes : d’une part l’écoute trop factuelle, objectivante, qui renvoie l’usager à des catégories administratives, fait du travailleur social un opérateur qui positionne un profil sur un dispositif, sans tenir compte des singularités dans les vécus des parcours et de leur impact psychosocial. Et d’autre part, l’écoute qui singularise à outrance les récits, qui sort les usagers du monde commun et qui s’épuise dans l’injonction à l’empathie.
Si le vécu de chacun est singulier, on observe des effets psychosociaux communs chez les gens qui vivent des situations de précarité, marquées par l’insécurité sociale et l’instabilité des conditions de vie. L’outil est là pour permettre au travailleur social d’entendre les deux. Il va structurer l’accompagnement de la personne, dans ses aspects successifs : écouter, accueillir, soutenir, renforcer, activer. Structurer l’écoute, grâce à une attention aux dispositions de la personne : peut-elle se projeter dans le futur ? Est-elle disposée à être acteur ou veut-elle que l’on se charge de l’aider ?... Il va structurer l’accueil, donc construire un contexte accueillant pour la personne : si l’écoute a mis en évidence que le futur l’effraye, on n’en parlera pas dans un premier temps. Puis soutenir, de manière à créer de la stabilité, et aller chercher les éléments faiblement disponibles pour les renforcer petit à petit. Renforcer consiste à développer les ressources de manière à faire la jonction avec les dispositions attendues en matière de retour à l’emploi, de retour aux soins, etc. Pour se présenter à un entretien d’embauche par exemple, il faut avoir une estime de soi suffisante pour résister aux questions gênantes, paraître motivé, savoir organiser son quotidien… Quand les ressources ont été renforcées, à ce moment il est possible d’activer les personnes, de leur proposer le dispositif qui va incarner la mise en activité des ressources acquises : rédiger un projet personnalisé ou un CV par exemple.
Par rapport à d’autres outils qui se diffusent aujourd’hui, quelle est leur singularité ?
Ils participent à la construction de la relation, à son évolution, en créant un tiers lieu, commun entre les deux points de vue. Des marges de manœuvre apparaissent dans le moment de la relation avec ceux qui finalement opèrent les politiques sociales. Ce ne sont pas des outils de diagnostic, ils ne mesurent pas, mais cherchent à instaurer une relation qui distribue de manière plus équilibrée les responsabilités (ils peuvent être utilisés de manière plus ou moins partagée) et prévient les risques de refus, d’abandon et de non-recours.
Quelles applications seraient imaginables dans le cadre de la nouvelle Métropole de Lyon ?
La limite de ces outils est qu’ils ont besoin d’un contexte favorable pour être déployés, en premier lieu la sécurisation des dispositifs et de leurs financements, à l’inverse de ce qui se passe par exemple pour l’internat Favre, cette structure d’accueil d’enfants en difficultés scolaires dans le 4e arrondissement qui risque d’être fermée en 2015. Pour des accompagnements efficaces, il faut absolument un engagement des directions de structures auprès des travailleurs sociaux, de façon à leur ouvrir des temps et des espaces de recul et d’échange sur leurs pratiques.
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