La division du travail social a des effets déqualifiants. Elle est le résultat d’un double mouvement : l’augmentation des problèmes sociaux d’un côté, l’investissement du champ social par des entreprises lucratives d’un autre côté. Ces dernières sont attirées par la subsistance de quelques poches de solvabilité (avec l’allocation adulte handicapé, les héritages, certaines personnes handicapées ont des ressources ; c’est pareil pour les personnes âgées). Elles viennent parasiter et concurrencer les associations, avec des discours mystificateurs comme celui de l’économie sociale et solidaire (cf. les « coachs » qui prétendent remettre une famille debout en 6 mois, alors que les éducateurs en milieu ouvert prennent leur temps, sont plus cliniciens, et sont parfois accusés de manquer de résultats). Elles contribuent ainsi d’un éclatement du milieu du travail social, qui est désormais un peu public, un peu associatif, un peu privé lucratif… et donc sans unité. Or sans unité du champ, la question de la qualification s’avère plus complexe.
Il y a également eu un effet pervers de la décentralisation et de la construction européenne. Trois thèmes ont été mis en avant pour accompagner le processus de décentralisation : la proximité, la transversalité, et la démocratie. On s’est cependant leurré en pensant que la proximité était une valeur en soi. Il aurait fallu se demander exactement ce dont il s’agissait et quels rôles revenaient aux professionnels. Pour ce qui est de la démocratie, sa mise en lumière n’a pas empêché des « baronnies » de se reconstituer au niveau départemental, où on ne peut pas dire que les contre-pouvoirs aient été très importants. Quant à la transversalité, l’histoire a montré que la segmentation et la sectorisation continuaient de prédominer : les budgets sont segmentés, il n’y a pas de fongibilité des crédits, les départements sont de plus en plus sinistrés, enfin ils ne peuvent guère utiliser la fiscalité locale qui a ses limites. C’est vrai pour des départements qui n’ont pas beaucoup d’activités économiques, comme la Creuse, mais aussi pour les départements franciliens : la péréquation entre les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis fonctionne, par exemple, assez mal.
On a fait le choix de décentraliser l’aide sociale à l’enfance au niveau départemental, mais on ne s’est jamais vraiment interrogé sur le fait de savoir si ce choix était fondé et légitime. Le ministre de l’intérieur, Gaston Deferre, mettait la pression sur les fonctionnaires de la Direction de l’action sociale (DAS) pour qu’ils se prononcent rapidement sur la question. Il existait un conflit entre deux options :
- Les uns estimaient que l’aide sociale à l’enfance était une mission régalienne de l’Etat comme l’école, donc non décentralisable, quitte à la déconcentrer en partie ;
- Les autres, qui l’ont emporté, se nourrissaient du rapport Bianco-Lamy de 19802 , qui a relégitimé la question de la famille dans la protection de l’enfance, en disant que pour bien protéger l’enfant, il fallait une politique familiale plus intense, et que la protection de l’enfant était donc un service aux familles3.
Quand on y pense, le raisonnement en termes de blocs de compétences fait froid dans le dos. L’action sociale ne relève pas de blocs de compétences ! Cela a généré une représentation de l’action sociale non plus globale, politique, tenue par une doctrine, mais « chosifiée » et segmentée. L’action sociale est devenue une « entreprise », c’est-à-dire un ensemble de choses à gérer au cas par cas, selon le modèle le plus pragmatique des politiques publiques. Avec la décentralisation, on n’a pas simplement transféré les compétences du centre vers la périphérie, on a, sans le faire exprès, réifié toute l’action sociale.
En procédant de cette manière, les pouvoirs publics ne se sont plus appuyés sur des corps de métiers mais sur un nouveau type d’acteurs : les opérateurs. Il y a alors eu scission entre professionnels et opérateurs historiques qui auparavant étaient bien moins différenciés. Mais qui sont ces opérateurs avec lesquels les collectivités travaillent aujourd’hui ? Les associations principalement, mais aussi le secteur lucratif. On est passé outre la distinction entre secteurs public, associatif, lucratif, parce que tous sont considérés comme des opérateurs susceptibles d’être mis en concurrence pour résoudre un problème à un endroit donné. Si les pouvoirs publics se sont longtemps appuyés sur les corps de métier en favorisant leur place, leur niveau de qualification, leur responsabilisation, une éthique de responsabilité, ils ont fini par se détourner de cette orientation existant depuis la création des assistantes sociales, au profit d’un modèle plus « industriel », mieux géré, plus rationnel, renvoyant aux théories anglo-saxonnes des politiques publiques : définir un problème, l’instruire, mobiliser les ressources, mettre en œuvre, évaluer les résultats… et passer au problème suivant.
2 Rapport de J.-L. Bianco et F. Lamy, « L’aide sociale à l’enfance demain », mai 1980.
3 Il faut ici rappeler que la protection de l’enfance a un visage administratif, mais aussi un visage judiciaire, depuis les lois de 1958 et 1959, qui créent l’assistance éducative sur décision du juge dans l’intérêt de l’enfant, y compris contre ses parents s’ils n’y adhèrent pas. Cette autorité du juge pour intervenir contre les parents est un reste de l’ancien système de déchéance paternelle du XIXème siècle. L’administratif, lui, n’a pas autorité pour intervenir contre les parents. Qui dit service dit nécessairement contractualisation du rapport entre l’autorité administrative et les parents. En d’autres termes l’autorité administrative ne peut intervenir que s’il y a un contrat. S’ajoute à cela le fait que lorsque le juge prend une décision, c’est le Département qui paye. On arrive en définitive à une situation de tension où le Département doit contractualiser avec les parents pour pouvoir agir et où il est da ns l’obligation de payer ce qu’il ne décide pas, ce qui est contraire au principe de la décentralisation.