Vous êtes ici :

Samuel Deprez (Université Le Havre Normandie) : « Ce sont les évolutions de la consommation qu’il faut interroger pour analyser la relation entre commerce et territoire »

< Retour au sommaire du dossier

Portrait samuel deprez
© S.DEPREZ
maître de conférences (HDR) en aménagement et urbanisme à l’Université Le Havre Normandie

Interview de Samuel Deprez

Samuel Deprez est maître de conférences en aménagement et urbanisme à l’Université Le Havre Normandie. Il a conduit des travaux sur les nouvelles pratiques d’achats portées par le e-commerce et leurs conséquences territoriales comme sur le devenir des zones commerciales périphériques.

Ses recherches plus récentes s’attachent à démontrer la nécessité de replacer la consommation dans toute la diversité de ses formes dans la réflexion sur le futur de la relation entre commerce et territoires et plus largement de la fabrique de la ville et du projet urbain.

Dans cet entretien, il aborde la transformation des parcours d’achats et les conséquences des nouvelles pratiques en ligne sur l’urbanité et les villes.

Plutôt qu’opposer achats numérique et physique, il en souligne le rôle dans la recomposition de la consommation et les effets sur l’organisation des achats.

Samuel Deprez considère également l’impact du numérique sur les territoires d’approvisionnement des consommateurs et les conséquences en matière de logistique urbaine.

Sur ce point, il conclut à la nécessité de penser les besoins en livraison des activités commerciales a priori pour envisager les modalités de leur réalisation. Se dessine ici un enjeu essentiel dans la gestion et le partage de l’espace public pour que la rue demeure un espace de sociabilités.

Réalisée par :

Tag(s) :

Date : 21/06/2023

Si nous considérons en premier lieu la question du e-commerce, existe-t-il une différence de parcours d’achat entre le commerce en ligne et le commerce traditionnel ?

Une des conséquences majeures de la numérisation du commerce dans l’étude des parcours d’achats du consommateur réside dans la très grande difficulté à appréhender ce dernier, ses pratiques et la place qu’il accorde à Internet pour s’équiper et s’approvisionner.

Si la vente en ligne représente désormais 12,5 % du commerce de détail selon les chiffres de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD) et séduit un nombre croissant de consommateurs, certains hésitent encore à franchir le pas du numérique pour des produits à haute valeur ajoutée et finalisent l'achat en magasin. Dans les échanges avec les acheteurs, le commerce physique apparaît rassurant s’ils rencontrent un problème de fonctionnement ou doivent solliciter le service après-vente. D’autres se rendent dans les points de vente pour découvrir un produit mais finalisent l'achat en ligne, soit au retour à domicile, soit en sortant du magasin. Ils mobilisent alors le numérique pour comparer les offres ou consulter les avis d’autres acheteurs.

Il convient toutefois de dépasser cette idée d’une stricte opposition et concurrence entre commerces physique et en ligne dans le sens où le numérique peut aussi participer à la vitalité des points de vente. On le lit à travers le click and collect que les enseignes notamment ont développé pour maintenir, par le retrait d’une commande en ligne dans une de leurs boutiques, le lien avec le consommateur et l’inciter par la même occasion à effectuer des achats complémentaires. On le voit également dans toutes les démarches relevant du « e-commerce de proximité » : places de marchés locales créées à l’initiative des collectivités et/ou des chambres consulaires, sites indépendants de commerçants… Cette mise en dialogue des commerces physique et numérique participe à l’élargissement du champ des possibles pour le consommateur et à la difficulté croissante aussi pour saisir et décrypter ses pratiques.

Cette complexité apparaît par ailleurs accrue par un mouvement d’autonomisation forte du consommateur, accélérée par le numérique : il sollicite directement les producteurs pour des achats groupés de denrées alimentaires ; il se fait vendeur aussi par l’entremise de la seconde main et des plateformes dédiées ; il s’ouvre également avec une appétence croissante sur des consommations non marchandes - le troc, le prêt, le don - où Internet et ses différents médias (sites spécialisés, réseaux sociaux…) facilite la mise en relation et la création de nouvelles communautés.

J’ai rédigé mon habilitation à diriger des recherches comme un essai théorique et appliqué sur l’émergence de ces nouveaux comportements consommatoires qui dépassent d’ailleurs la seule question du numérique et qui viennent réinterroger la société de consommation dans ses principes, ses formes mais aussi ses équipements.

Il ne s’agit bien sûr pas de considérer que la société de consommation n’est plus. Elle est au contraire encore très vive et tout ce qui se joue et se crée autour du numérique est une illustration forte de sa vitalité. Les évolutions que j’observe dans les pratiques du consommateur apparaissent en revanche comme des clés essentielles pour envisager le devenir du commerce dans les territoires dans un contexte de renforcement continu de la vacance dans les centres-villes, les centres commerciaux et les zones périphériques.

Je les lis comme une inflexion des principes mêmes de la société de consommation qui a posé le consommateur en sujet puis s’est attachée, par la diversification continue de l’offre et des formats commerciaux régulièrement renouvelés, à conforter ce lien consubstantiel qui les unit. On peut ici souligner d’ailleurs la responsabilité trop souvent négligée des consommateurs dans la mise en commerce continue du territoire français en dépit d’un appareil commercial de longue date suffisant au regard de l’évolution de la population et de la densité de l’offre pour s’équiper et s’approvisionner. Sans l’adhésion du consommateur et la place qu’il accorde au shopping dans son mode de vie, peut-être le développement du commerce aurait-il été différent…

 

Auparavant, il était donc plus facile d’identifier le parcours d’achat des consommateurs ?

Ces comportements consommatoires participent à une invisibilisation croissante de la consommation

Ces différentes trajectoires de consommation rendent effectivement pour partie caduques les grilles de lecture qui étaient utilisées pour étudier les pratiques de consommation et les liens entre commerce et territoires. La notion proposée par Claudine Marenco « d’univers d’approvisionnement » des consommateurs, entendus comme l’ensemble des formats et des canaux mobilisés pour effectuer leurs achats, permettait de reconstituer assez fidèlement les pratiques puisqu’elles ne s’inscrivaient alors pour l’essentiel que dans les seuls lieux du commerce physique.

Dans ce schéma initial, l’offre marchande détermine les comportements d’achats, dicte les besoins et impulse la demande. La structure des « univers d’approvisionnement » est déterminée par la nature et la diversité des commerces que le consommateur fréquente, leur proximité de son domicile ou de son lieu de travail, leur inscription dans les espaces de sa mobilité, les aménités qu’ils proposent pour justifier des déplacements plus longs (richesse et singularité de l’offre, dimension ludique des équipements) ou parce qu’ils répondent à des attentes spécifiques.

La réécriture des pratiques de consommation telle que je l’ai décrite précédemment rend moins opérationnel ce cadre d’analyse. Elle suppose d’introduire le cadre non-marchand dans la structure des « univers d’approvisionnement » mais pour lequel il n’existe ni données ni recensement possible fiable des lieux dans lesquels se réalisent le don, le prêt, le troc. Elle induirait aussi d’inclure les achats effectués en ligne et sans ancrage territorial clairement défini.

En ce sens, ces comportements consommatoires participent à une invisibilisation croissante de la consommation, à la fois dans la proximité immédiate des lieux de vie du consommateur et, de façon plus importante en volume et en poids économique avec le succès de la vente en ligne, dans des échelles géographiques et territoriales bien plus larges.

Au-delà de cette incapacité à ancrer une partie de la consommation dans des lieux, la diversité des possibilités qui s’offrent aux consommateurs pour s’approvisionner et s’équiper porte une grande volatilité des « univers d’approvisionnement ». Jadis stabilisés par la fréquentation par les clients des mêmes boutiques, grande surface ou marché et leur fidélité aux commerçants, ils sont aujourd’hui réécrits de façon régulière, notamment par l’entremise du numérique et la multitude des sites de vente en ligne vers lesquels le client se tourne pour effectuer ses achats.

Et quelles sont alors les conséquences sur les « territoires d’approvisionnement » ?

L’hybridation des pratiques, notamment portée par le numérique, porte ainsi une volatilité croissante des « territoires d’approvisionnement »

J’ai posé ce cadre théorique des « territoires d’approvisionnement » dans un article publié dans la revue Flux, pour appréhender dans quelle mesure les achats en ligne réécrivaient éventuellement les pratiques spatiales du consommateur pour constituer son panier. Les « territoires d’approvisionnement » sont entendus comme l’espace physique dans lequel s’inscrivent les univers d’approvisionnement. Leur particularité réside dans leur réécriture régulière sous l’influence de facteurs multiples : quand les mobilités du client changent, lorsque ses rationalités évoluent ou quand le paysage commercial se modifie.

Par exemple, l’ouverture d’un drive fermier peut induire un déplacement supplémentaire du consommateur vers une autre commune sans qu’il n’abandonne pour autant les autres canaux (supermarché, petits commerces…) qu’il fréquentait déjà. Cette ouverture correspond à un épaississement de son « univers d’approvisionnement » avec l’introduction d’un nouveau format de vente mais également un élargissement de son « territoire d’approvisionnement » avec un déplacement supplémentaire vers un nouveau lieu. Cette grille à double entrée croissant « univers » et « territoires » d’approvisionnement apparaît bien adaptée pour saisir les différentes évolutions possibles du commerce physique dans les territoires.

Mais comme pour les « univers d’approvisionnement », les nouveaux comportements consommatoires viennent rebattre les cartes et appellent des évolutions de ce cadre théorique des « territoires d’approvisionnement ». Avec les seuls commerces physiques, saisir leur morphologie et leur taille restait chose relativement aisée et permettait de lire par exemple les conséquences de l’ouverture d’une nouvelle grande surface ou d’un drive sur les mobilités des consommateurs. Les « territoires d’approvisionnement » constituaient en cela, moyennant des observations de terrains, un bon révélateur de l’évolution de la relation entre commerce et territoire.

L’hybridation des pratiques, notamment portée par le numérique, porte ainsi une volatilité croissante des « territoires d’approvisionnement » où la recherche d’un point de vente spécifique (magasin de produits biologiques par exemple), la sollicitation accrue des producteurs locaux, l’achat coopératif, le choix d’un point-relais en fonction de sa mobilité, etc. redéfinissent en continu l’inscription des achats dans l’espace géographique et marchand ou le pose en dehors de tout ancrage territorial.

L’une des caractéristiques principales de l’achat en ligne réside dans cette dissociation entre deux réalités qui n’en constituent qu’une pour l’essentiel des modes d’approvisionnement : le cadre de l’achat d’une part et celui de la prise de possession d’autre part. Regroupés dans une même unité de temps et de lieu pour les formes classiques de commerce, ces deux faces d’une même médaille se traduisent par une évolution assez symétrique, voire parallèle, des « univers » et « territoires d’approvisionnement ». L’un des grands changements portés par la numérisation des consommations, marchandes et non marchandes, réside dans la désynchronisation de ces deux temps, déjà connue pour la vente par correspondance mais sans aucune mesure comparable au regard du développement exponentiel des pratiques en ligne.

 

Quelles pourraient être les conséquences de ces nouvelles pratiques sur le commerce dans les territoires ?

Une relation duale entre commerce et territoire où le client n’était finalement qu’un média, un agent qui a porté le succès du commerce physique à une équation à trois variables où la consommation apparaît déterminante

La relation historique entre commerce et territoires a pour particularité de s’être construite depuis plus d’un demi-siècle en France sur le principe d’une subordination forte des seconds au premier. Ce lien s’est constitué au gré de mouvements successifs et interrompus qui ont affectés tous les types d’espaces et de territoires : la franchisation des centres-villes, la création de centres commerciaux, le développement effréné des zones périphériques, l’enrichissement de l’offre dans les petites et moyennes villes, etc. Cette mise en commerce continue des territoires s’est poursuivie sur le temps long pour porter un décalage de plus en plus fort entre l’offre et les besoins.

Le constat est aujourd’hui rude et amer au regard des conséquences délétères nombreuses : une transformation profonde des paysages maintes fois dénoncée, des impacts écologiques et environnementaux mais sur lesquels les regards se portent encore trop peu et une vacance en croissante forte qui, elle, préoccupe. Les pouvoirs publics se sont saisis récemment du sujet à travers des divers programmes (Action Cœur de ville, Petites villes de demain) et à l’échelle locale par des projets de revitalisation des zones commerciales. Mais les inquiétudes transparaissent aussi dans le discours alarmiste des professionnels du secteur. Le directeur de la Fédération pour la promotion du commerce spécialisé (PROCOS) appelait ainsi en février dernier à l’urgence « à la fois (de) stopper l’hémorragie, (d’)éviter une décommercialisation suite à la multiplication de fermetures de points de vente, les défaillances de réseaux et la vacance commerciale ». De façon paradoxale, on observe dans le même temps, une reprise rapide post-Covid de la production de l’immobilier commercial, avec l’assentiment des autorités publiques (Commissions Nationales et Départementales d’Aménagement Commercial) encore trop rétives à un contrôle plus strict des implantations et extensions.

S’il est aujourd’hui encore très difficile d’en déterminer avec précision la responsabilité, faute d’études et de données sur le sujet, la croissance continue de la vente en ligne, la diversification des pratiques de consommation telle que nous l’avons évoquée précédemment mais aussi leur hybridation par le numérique contribuent assurément aussi aux difficultés du commerce physique.

Au-delà de l’offre, ce sont donc les évolutions de la consommation qu’il faut interroger pour analyser la relation entre commerce et territoire là où elle est longtemps restée un impensé. Ici s’écrit de mon point de vue une rupture tout à fait essentielle, dans ce passage d’une relation duale entre commerce et territoire où le client n’était finalement qu’un média, un agent qui a porté le succès du commerce physique à une équation à trois variables où la consommation apparaît déterminante.

Il apparaît donc essentiel de repartir du consommateur, d’aller à sa rencontre et d’échanger avec lui pour mieux saisir ces changements, les motivations qui les portent et en envisager les conséquences territoriales. Ce sera notamment l’objet de la thèse de doctorat de Juliette Weber qui débutera prochainement au sein du laboratoire IDEES Le Havre, avec le soutien de la Région Normandie et de la Communauté urbaine Le Havre Seine Métropole. Focalisée sur la seule question de l’alimentation, elle s’attachera à comprendre les changements dans les pratiques habitantes pour constituer le panier des foyers. Il s’agira notamment d’envisager les effets de nouvelles formes de consommation (autoproduction, achats groupés en ligne, échange, vente entre particuliers…) sur la fréquentation des commerces, l’inscription des achats dans les territoires et les dynamiques urbaines. Parce qu’elle investit de nouveaux espaces, la consommation crée aussi sans nul doute de nouvelles sociabilités, porte un rapport renouvelé à la ville et à l’urbain dont elle participe aussi à la production et au renouveau.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les enjeux et apports possibles d’une approche fondée sur la consommation ?

Le consommateur comme un acteur de la fabrique de la ville, qui par ses choix agit à la fois sur le devenir du commerce physique et contribue aussi à la fabrique de la ville

Retenir le rôle de la consommation comme hypothèse de travail constitue un changement de focale essentiel en matière d’urbanisme à deux niveaux. Il s’agit comme je l’évoquais précédemment de lire en première intention le consommateur comme un acteur de la fabrique de la ville, qui par ses choix agit à la fois sur le devenir du commerce physique et contribue aussi à la fabrique de la ville en posant la consommation en d’autres lieux : ceux de l’autoproduction alimentaire, des jardins partagés aux friches mises en culture par des collectifs habitants ; ceux aussi des espaces de création et de partage (tiers-lieux citoyens, ressourcerie, systèmes d’échanges locaux…), ceux plus intermittents, occupés, fréquentés ou mobilisés le temps d’une livraison ou d’un retrait de colis. Saisir et mesurer ces pratiques pour en lire les manifestations urbaines ouvre un champ d’explorations et de recherches large dont les résultats pourront concourir à une meilleure compréhension et mesure des déterminants de l’évolution du commerce physique mais aussi des besoins de chaque territoire.

Mais poser la consommation en préalable dans la réflexion sur le devenir du commerce dans les territoires, c’est aussi de mon point de vue ne plus résumer la consommation à sa seule matérialité (l’achat, le prêt, le donc, le troc) mais bien considérer toutes les consommations qui se développent autour de lui et lui donnent corps. Ainsi convient-il de s’intéresser plus fermement aux consommations (d’énergies, de fluides) des équipements commerciaux (grandes surfaces, boutiques, galeries marchandes, drives, zones périphériques) pour leur fonctionnement, sans oublier aussi les entrepôts et plateformes logistiques, y compris du e-commerce.

Ainsi apparaît-il urgent aussi de porter un regard attentif sur les consommations de matériaux, de ressources naturelles, de foncier mises en jeu pour la construction de ces équipements puis leur démantèlement ou leur reconversion. Et on se doit aussi de considérer désormais toutes les consommations induites par les déplacements des clients vers les points de vente, ceux des camions aussi pour leur approvisionnement et avec une acuité croissant pour les livraisons associées aux achats en ligne.

Ce changement de focale, je l’envisage à travers la notion de consurbanisme, à la croisée entre la Consommation entendue dans toutes ses acceptions et l’urbanisme donc, où les processus passés et présents comme les nouveaux projets sont relus en considérant les consommations qu’ils ont mises et mettent en jeu. Il s’agit de se nourrir de la relecture des pratiques anciennes et contemporaines sous ce prisme de la Consommation pour réinterroger nos modes de vies, d’habiter et de faire la ville au regard des limites planétaires désormais bien identifiées. Cette nouvelle dialectique en construction s’inscrit dans le prolongement de mon habilitation à diriger les recherches autour de la ville frugale qu’il nous faut retenir comme ligne d’horizon pour penser des modèles des développements alternatifs, moins dispendieux en ressources (naturelles, foncières…) comme en énergie mais également réversibles, dans des logiques de projets considérés sous ce prisme de la Consommation dès les premiers temps de leur conception jusqu’à leur fin de vie.

Au-delà du seul commerce, de nombreuses trajectoires du moment soutiennent ce principe d’une approche nouvelle et rappellent avec force toute l’urgence de composer désormais avec les facteurs limitants connus. Le développement effréné de la logistique et le gigantisme des entrepôts qui partout sur le territoire prennent place dans le paysage en sont un exemple flagrant. Les dynamiques dans ce secteur laissent en effet craindre les mêmes errements que ceux observés sur le temps long en matière d’urbanisme commercial. Et elles rappellent aussi tout le poids des évolutions du commerce et de la consommation sur les territoires.

À travers nos consommations individuelles et leurs évolutions, la question logistique porterait donc d’autres enjeux de consommations pour les territoires ?

Dans des mailles territoriales élargies, la numérisation du commerce a porté et porte encore un mouvement massif d’implantation de nouveaux entrepôts

J’en ai la conviction profonde, oui, et elle s’exprime à toutes les échelles territoriales. Au cœur des villes, la croissance continue du nombre de colis issus de la vente en ligne complexifie davantage encore le délicat sujet de la logistique urbaine. De nombreuses expérimentations sont mises en place par les professionnels du secteur et les collectivités pour tenter d’apporter des solutions à cette demande croissante.

Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, on peut évoquer les Espaces Logistiques de Proximité (ELP) et mini-hub, l’utilisation de places de parking sans usage la nuit ou en journée (entrepôts de la RATP par exemple), des livraisons différées dans les périodes de plus faible circulation, l’utilisation des casiers, etc. et participent à cette recherche d’une optimisation économique et fonctionnelle des pratiques.

Les livraisons sont toutefois une réalité de plus en plus prégnante qui marque l’espace public et génère des conflits d’usages croissants entre les différents publics. Ici s’expriment factuellement tous les changements dans les pratiques de consommations et leurs conséquences territoriales, qu’il est aussi possible de lire à travers le succès de la quick consommation (livraisons de courses, de plats préparés à domicile…). Ici s’exprime aussi concrètement le lien étroit qui se tisse entre la consommation et la logistique dans un mouvement où les nouvelles aspirations des clients et les évolutions de l’offre marchande portent une croissance continue des livraisons, avec la contrainte du délai court voire de la quasi-instantanéité entre l’achat et la prise de possession de la commande ou du colis.

Dans des mailles territoriales élargies, la numérisation du commerce a porté et porte encore un mouvement massif d’implantation de nouveaux entrepôts. Il s’agit pour les e-commerçants et les opérateurs logistiques de desservir de vastes territoires interrégionaux où la connexion aux nœuds autoroutiers permet un accès rapide aux grandes agglomérations. Ce mouvement de desserrement logistique dans lequel les marchandises commandées sont stockées loin de leurs lieux de consommation porte d’autres formes de consommations problématiques, pour les livraisons sur longue distance (carburant) comme pour la construction des entrepôts.

Ces trajectoires sont à bien des égards délétères et appellent une prise de conscience politique pour stopper cette fuite en avant dans un contexte d’urgence climatique et écologique. Mais elles invitent aussi chacun de nous à réinterroger son mode de vie et ses consommations, le sens qu’on leur donne et les besoins réels auxquelles elles répondent.

 

Est-ce que selon vous une collectivité territoriale comme la Métropole de Lyon peut se saisir de la question de la consommation en ligne et de la livraison ? Quelles sont ses marges de manœuvre ?

Cette prise de conscience politique de l'enjeu logistique à toutes les échelles territoriales constitue de mon point de vue un impératif

Quelques villes pionnières se sont dotées de chartes logistiques, mais il est regrettable que la prise en compte des livraisons reste souvent limitée à une question de gestion des aires de stationnement. Très peu de villes ont une vraie culture logistique et accordent dans leurs politiques publiques une place suffisante à ce sujet essentiel et adaptée aux enjeux qu’il recouvre. On s’est surtout attaché sur le temps long à invisibiliser la logistique, à la rendre la moins pénalisante pour les autres formes de circulations et d’activités urbaines. Cette prise de conscience politique de l'enjeu logistique à toutes les échelles territoriales constitue de mon point de vue un impératif pour ne pas laisser davantage encore libre cours à un laisser-faire qui produira assurément de nombreux effets délétères.

L’un des éléments essentiels repose sur les possibilités d’infléchir le recours au numérique par le consommateur pour s’approvisionner et s’équiper. Sur le sujet, le coût de la livraison est central et pourrait constituer une variable d’inflexion si les différents acteurs acceptaient de s’en saisir. Peut-être les opérateurs seront-ils contraints de redonner à la livraison sa vraie valeur et son juste prix parce qu’ils déterminent la viabilité de leur modèle économique ? Pour l’État et les collectivités, il y a là aussi un enjeu pour freiner la croissance continue du nombre de colis et de livraisons, vectrice d’émissions, de congestion et de pollutions, avec tous les coûts humains et environnementaux associés. Les initiatives pourtant sont encore rares.

Finalement, comment voyez-vous les dynamiques futures en matière de consommation en ligne ?

Je crains que l'on répète avec la logistique les erreurs et les errements qui ont été faits avec l'urbanisme commercial

Un des traits saillants de l’essor du e-commerce est une forme d’uniformisation des pratiques du consommateur, de l’urbain dense au périurbain voire aux espaces ruraux. Mais au-delà de la vente en ligne, la numérisation des consommations sous toutes leurs formes me semble un sujet essentiel. Le succès du marché de la seconde main et les pratiques non-marchandes dont on observe le développement croissant en témoignent. Elles doivent être retenues comme un élément essentiel pour envisager le devenir du commerce dans les territoires mais aussi celui de la logistique que j’évoquais précédemment.

Nous sommes engagés dans un mouvement de « mise en logistique du territoire » à marche forcée dont je suis convaincu qu’il s’intensifiera encore dans les prochaines années avec une volonté des acteurs du secteur de s’implanter avant que la politique de Zéro Artificialisation Nette ne soit effectivement mise en œuvre. Je crains que l'on répète avec la logistique les erreurs et les errements qui ont été faits avec l'urbanisme commercial. On le voit avec la volonté post-Covid de repartir dans un mouvement de mise en commerce des territoires avec la création de nouvelles surfaces de vente. Les acteurs souhaitent mailler le territoire, prendre position, alors que l'appareil commercial dont on disposait il y a 20 ans, uniquement sur le commerce physique, était déjà suffisant par rapport aux besoins de la population.

Pour en savoir plus sur les travaux de Samuel Deprez